Chapitre 6 : Sarah

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Lorsque j’arrive au boulot ce matin, je me rends très vite compte que quelque chose cloche. Les filles sont regroupées dans un coin en train de chuchoter, l’air excitées. Je parie qu’elles sont en train de parler de Bruno. Après tout, c’est pas tous les jours qu’un nouveau collègue hyper sexy débarque. Mais par pitié, qu’elles m’épargnent leur séance de ragots ! On est vendredi, et j’ai pas envie de finir la semaine avec la tête aussi grosse qu’un ballon de rugby.

Je m’installe à mon bureau, mais j’ai à peine le temps de me mettre à l’aise que Pam débarque, encore plus agitée que les autres.

— Sarah, faut que je te raconte un truc ! Tu vas pas y croire !

— Pam, s’il te plaît, fais-moi plaisir et laisse-moi en-dehors de vos commérages, j’suis pas d’humeur pour ça… je lance en soupirant.

— Mais c’est super important ! Tu vas voir, tu vas en tomber à la renverse !

— Pourquoi tu vas pas en parler à quelqu’un d’autre si t’as besoin de te confier à ce point ? À Clara, par exemple ?

— Elle est déjà au courant, il n’y a que toi qui ne l’es pas ! gémit-elle en se mettant à trépigner.

— Oui et ça me convient parfaitement, je déclare d’une voix ferme.

— Allez, Sarah, s’te plaît, juste deux minutes !

— Ça peut pas attendre ? Faut que je bosse, et toi aussi je te rappelle, je dis en lui montrant le projet sur lequel on travaille en ce moment.

— Oh je t’en prie, Jeanine n’est pas là, tu peux arrêter de faire la fayote, réplique-t-elle, l’air moqueur. De toute façon, c’est un peu lié au boulot, ce que j’ai à te dire, puisque ça concerne ton cher collègue, Bruno.

Je hausse les sourcils, pas vraiment étonnée. Je m’y attendais à ce que ce soit à propos de lui, c’était évident, sinon qu’est-ce qui provoquerait une telle réaction chez les filles ? Je dis pas que les autres mecs au bureau sont affreux, mais comparés à Bruno, y a pas photo… Je pousse un nouveau soupir et j’accorde toute mon attention à Pam, parce que je sais qu’elle ne me lâchera pas.

— OK, je t’écoute…

— Ah, je savais que ça t’intéresserait ! Donc, comme je te disais, c’est à propos de Bruno, mais ça concerne aussi Alyssa…

— Oh super… je grogne.

— Y a Lara et Meghan qui les ont vus arriver tout à l’heure, dans la même voiture ! Tu trouves pas ça bizarre ?

— C’est ça ta grande nouvelle ? je m’exclame, incrédule. Qu’ils ont partagé la même bagnole ? Franchement, y a pas de quoi en faire tout un plat.

— Mais avoue que c’est chelou, quand même ! Ça fait quoi, même pas une semaine qu’ils se connaissent, et ils viennent déjà ensemble au boulot ? C’est super rapide, tu trouves pas ?

— Non et à vrai dire, je m’en fiche, je réplique. D’ailleurs, ils sont où là ? Je les vois pas.

— Ils sont en bas mais ils vont pas tarder à arriver, je pense…

En effet, quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre et Bruno et Alyssa entrent. Tous les regards convergent vers eux (enfin, surtout ceux des filles, parce que les mecs s’en fichent comme de l’an quarante… à moins qu’ils cachent bien leur jeu) tandis qu’ils se dirigent vers leurs bureaux. Alyssa, comme à son habitude, est vêtue de façon à ce que ses formes soient visibles de tous et à la limite de la décence imposée par le règlement intérieur, et elle arbore un petit sourire satisfait qui me fait me demander s’il s’est pas passé quelque chose entre eux, en fin de compte. Elle m’adresse un petit salut de la main assorti d’un regard venimeux. Je lui lance un coup d’œil plein de mépris et souris de manière exagérée à Bruno, juste derrière elle, qui nous observe, l’air amusé. Je me désintéresse d’eux et me concentre sur mon ordi. Enfin, j’essaye de me concentrer car, quelques minutes plus tard, je suis interrompue par la venue d’Alyssa, qui me toise d’un air hautain. Super, qu’est-ce qu’elle me veut, celle-là ?

— Oui ? Je peux t’aider ? je lance en m’efforçant de me montrer aimable.

— Non, à vrai dire, je suis juste venue… discuter, dit-elle en accentuant lentement le dernier mot, tout en faisant traîner négligemment ses doigts sur mon bureau.

— Discuter de quoi ? je demande, surprise.

— Oh, de tout et de rien… Je t’offre un café ? propose-t-elle avec un sourire aussi faux que ses cheveux et le reste de son corps.

— OK… je réponds, de plus en plus intriguée.

Depuis quand elle est sympa avec moi ? Ça fait un an que je suis arrivée ici et elle m’a direct prise en grippe. On n’a jamais échangé plus de deux phrases sans se jeter de sales regards ou des petites piques, alors le fait qu’elle m’offre un café, ça c’est bizarre…

Je me lève et je la suis jusqu’à la machine. Elle prend deux cafés et me tend le mien. Je le bois à petites gorgées en silence, attendant qu’elle se décide à prendre la parole. Après tout, c’est elle qui veut parler, alors je vais pas faire la conversation à sa place.

Au bout de quelques secondes, elle finit par me lancer d’un ton désinvolte :

— Alors… Bruno, tu penses quoi de lui ?

— Rien de spécial, pourquoi ? je demande en fronçant les sourcils, surprise qu’elle aborde ce sujet.

— Oh pour rien, c’est juste que j’ai l’impression qu’il te plaît, c’est tout…

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Ne fais pas l’innocente, Sarah, tu crois que j’ai pas remarqué les petits sourires et les regards que tu lui lances chaque fois que tu le vois ? ricane-t-elle.

Ah oui, d’accord, je vois : Madame est en train de piquer une crise de jalousie. J’avais raison quand je disais qu’elle marquait son territoire, mais je comprends pas pourquoi elle me considère comme une rivale. Je tente de rester calme et je rétorque :

— Tu m’espionnes maintenant ? C’est nouveau, ça ? De toute façon, même s’il me plaisait, ce qui n’est pas le cas, en quoi ça te regarde ?

Le sourire d’Alyssa s’amenuise et son regard se durcit. Si elle croit qu’elle me fait peur, alors là elle se trompe…

— Ça me regarde parce que je sais que Bruno n’est pas attiré par toi et que tu n’es pas du tout son… genre, affirme-t-elle en m’examinant d’un air dédaigneux.

— Ah oui ? Et comment tu peux le savoir ? je riposte, en me retenant de lui en coller une.

Il manquerait plus que ça : que l’un des patrons se pointe et que je me fasse virer.

— Disons qu’il m’a fait comprendre hier soir que je lui plaisais beaucoup, si tu vois ce que je veux dire…

Je me fige. Ils ont couché ensemble ? Pam avait raison, alors… Quand je vais lui raconter, elle va halluciner. Je m’en doutais qu’elle lui ferait du rentre-dedans, mais pas que ça aille aussi vite.

— Après, si je te dis ça, c’est pour ton bien, pour pas que tu te fasses trop d’illusions… ajoute-t-elle en m’adressant un sourire plein de fausse compassion.

— C’est vraiment sympa de ta part de te soucier de moi, ça me touche beaucoup, je réponds d’un ton sarcastique. Dis-moi, quand t’iras de nouveau chez lui, tu pourras lui dire de ranger son bordel ? Parce que la dernière fois que j’y suis allée, c’était un vrai foutoir. Juste pour que tu sois plus à l’aise…

Elle me décoche un regard assassin tandis que je lui fais un petit clin d’œil et que je m’éloigne. Je regagne mon bureau et je me remets sur mon ordi. Voilà, à cause de cette garce, j’ai perdu quinze minutes ! Je me suis pas rendu compte que notre petite discussion avait pris autant de temps. Avec un soupir, je tente d’oublier ce qui vient de se passer et je termine le projet de scrapbooking qu’on a commencé avec Pam la semaine dernière.

***

Vers midi, je m’arrête de bosser et je me prépare à aller prendre un petit truc à la cafet’. Je sors mon tél’ de mon sac et je l’allume. Je regarde autour de moi pour vérifier si Alyssa est dans les parages. Négatif. Elle doit être allée manger. Tant mieux, ça me fera des vacances… Je reporte mon attention sur mon portable et je pâlis d’un coup. Sur l’écran est affiché un message non lu, de la part de ma mère.

Bonjour Sarah, comment vas-tu ? Ça fait longtemps que je n’ai pas eu de tes nouvelles. J’espère que tu te souviens que demain soir on dîne chez ton oncle Hervé ? Toute la famille sera présente, y compris Manon. Je compte sur toi pour être des nôtres.

Bises. Maman.

C’est toujours comme ça avec ma mère : jamais de petits surnoms

 affectueux, de « ma chérie » ou de « je t’aime ». Elle va direct droit au but et ne s’embarrasse pas de la moindre marque d’affection.

Je pousse un long gémissement et je me rassois sur ma chaise. Tout compte fait, je n’ai plus très faim à présent… J’avais complètement oublié le repas chez oncle Hervé, demain soir. Moi qui comptais sortir en boîte, c’est mort. Pendant un instant, je suis tentée d’écrire à ma mère pour l’informer que je serai pas là pour cause d’heures supp’, mais je me ravise. Comme je vous l’ai dit, je suis une piètre menteuse, donc je ne serais pas convaincante. En plus, ma mère connaît bien les horaires de travail de Circus, donc elle sait que je ne bosse pas le samedi. Bref, je suis obligée d’assister au pseudo rituel familial initié par ma mère et de me coltiner la présence de Manon par-dessus le marché. Ça fait un an que je lui adresse plus la parole, et si je lui parle plus, c’est pour une bonne raison…

Décidément, entre ma conversation avec Alyssa de ce matin et le texto de ma mère, ma journée ne s’avère pas de tout repos !

***

Vers dix-sept heures, j’enfile ma tenue de sport et je vais faire un footing. C’est mon petit rituel du vendredi : comme je finis plus tôt ce jour-là, j’en profite pour aller courir une bonne heure. Ça permet de me détendre et de finir la semaine sur une note zen. Et demain, de la zénitude, j’en aurai bien besoin…

Je me dirige vers le lac en bordure de la ville à petites foulées, sans me presser. Même s’il commence à faire nuit, vu qu’on est en hiver, j’aime prendre mon temps et admirer le paysage qui défile sous mes yeux. Même si la neige ne nous a pas encore fait part de sa présence, le spectacle en vaut tout de même la peine, avec les branches d’arbres gelées et le lac, semblable à une immense patinoire. Un petit vent glacial se fait sentir. Heureusement, j’ai prévu le coup avec mes deux couches de vêtements superposées.

Mes écouteurs dans les oreilles, je fredonne tout en courant à vitesse modérée, lorsque quelqu’un m’attrape brusquement le bras. Surprise, je m’arrête et, après avoir arrêté ma musique, je m’apprête à engueuler celui ou celle qui s’est permis de m’interrompre dans ma course, quand je me rends compte qu’il s’agit de Bruno. Décidément, c’est pas vrai…

Je range mes écouteurs dans ma poche tandis qu’il me dévisage, l’air étonné, avec son sempiternel sourire aux lèvres qui me met aussitôt de mauvaise humeur.

— C’est bien la première fois que je vois quelqu’un faire un footing en plein hiver, dit-il d’un ton taquin. Je savais que t’étais spéciale, mais pas à ce point…

— Je dois le prendre comment ? je rétorque, agacée.

— Comme un compliment, je suppose.

— C’était censé en être un ?

— À toi de voir, réplique-t-il en me faisant un clin d’œil. Mais si je devais te faire un compliment, ce ne serait pas cet adjectif que j’utiliserais.

— Ah oui ? Et lequel ?

— Sauvage ou mystérieuse, je pense… Peut-être même sexy, mais on doit te le dire souvent, j’imagine, alors je vais faire preuve d’originalité.

Je rêve ou il me drague ? Là, dehors, alors que la nuit commence à tomber et que je suis en tenue de sport ? J’hallucine…

— Écoute, garde tes flatteries pour Alyssa, je pense qu’elle y sera plus réceptive que moi, je le rembarre, espérant lui faire comprendre qu’il commence à me gaver.

— Elle t’a mis au courant, à ce que je vois ? dit-il, l’air surpris et même plutôt ravi.

— Oui et un petit conseil, éloigne-toi d’elle avant que ça soit trop tard, parce qu’elle t’a déjà placé dans la zone rouge, elle va pas te lâcher d’une semelle, je le préviens sur un ton ironique.

— C’est bon à savoir. Et j’imagine que ça t’énerve, le fait que je sois déjà pris…

— Pourquoi ça m’énerverait ?

— Parce qu’au fond, tu meurs d’envie de me sauter dessus encore une fois, comme l’autre soir.

Je manque de m’étouffer face à tant d’arrogance. Quel prétentieux !

— OK, je sais pas à quoi tu joues, mais je refuse de te suivre là-dessus, je déclare en ressortant mes écouteurs. D’ailleurs, qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu vivais à Paris !

— C’est le cas, je suis venu voir un ami qui habite dans le coin, dit-il, le regard pétillant. Et toi, tu vis ici ?

— Oui et faut que je rentre, il se fait tard, je réponds tout en faisant mine de consulter ma montre.

— Oh je vois, je te dérange peut-être ? demande-t-il, son petit sourire toujours aux lèvres.

— Ouais et pas qu’un peu ! je réplique sans ménagement.

Il se fige et reste sans voix. Décidément, il n’a pas l’habitude qu’une fille lui tienne tête. Avec moi, il est mal tombé, le pauvre gars… J’en profite pour le saluer du bout des doigts avant de m’en aller, direction l’appart’.

Pendant le trajet, je repense à ce qui vient de se passer, aux minables tentatives de drague de Bruno, à son attitude arrogante, et je jure en mon for intérieur de ne plus atterrir une nouvelle fois dans son lit, quel qu’en soit le prix.

C’est une promesse.

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