~ Chapitre 3 : Sarah ~

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On arrive au boulot aux alentours de midi et je crève la dalle. J’ai pas fait gaffe pendant le trajet, mais c’est une fois devant les locaux de Circus que je remarque que mon estomac crie famine. Pas étonnant, vu que j’ai rien mangé avant de partir. Évidemment, le mec ne m’a même pas proposé de rester prendre le petit-déj’. Bon, pour sa défense, c’est vrai que je suis partie en coup de vent avant qu’il ait eu le temps de le faire. Mais même si j’étais restée, j’suis pas sûre qu’il l’aurait fait. C’est toujours comme ça avec les mecs : quand il s’agit d’offrir un verre à une fille ou de l’emmener au resto pour la mettre dans leur lit, pas de problèmes, mais lui proposer à manger après avoir baisé, là c’est mort. J’ai jamais compris cette attitude, pour moi c’est juste de la politesse, pas un engagement. Mais bon… Et j’aurais pu aller me prendre un petit truc dans une boulangerie en attendant Pam, j’en avais repéré quelques-unes dans le coin, mais j’avais tellement froid que j’avais juste envie qu’elle se ramène. En espérant qu’ils ont prévu le coup au boulot, parce que devoir me farcir les sandwichs infects de la cafet’, non merci.

Je sors de la voiture et, pendant que Pam se gare sur le parking réservé aux employés, je me dirige vers un bâtiment en briques rouges délabré et presque en ruine. Chaque jour, quand j’arrive, j’ai peur qu’il s’effondre. Ils attendent quoi, les grands patrons, pour le faire rénover ? Un éboulement ? Je bosse ici depuis un an, et c’était déjà comme ça à mon arrivée. Ça peut pas être dû à un manque d’argent, vu les revenus colossaux que Circus engrange. Non, à mon avis, c’est juste qu’ils en ont rien à faire. Et connaissant Jeanine, c’est la solution la plus plausible.

Je sors un badge magnétique de ma poche et le passe devant un petit lecteur électronique situé devant la double porte d’entrée coulissante. Une lumière verte clignote sur le boîtier du lecteur, et la porte s’ouvre. Une fois à l’intérieur, je me rends au premier étage, là où se trouve mon bureau. Les locaux de Circus sont immenses, il y a plein d’escaliers et d’ascenseurs qui mènent aux dix étages que compte le bâtiment. Chaque section a son étage : le premier est consacré aux revues people et à l’actu des réseaux, le deuxième aux paris sportifs, le troisième à la rubrique culinaire, et le quatrième aux voyages et aux divertissements. Les six autres sont réservés aux bureaux des grands patrons et aux salles de réunion. J’ai toujours trouvé ça hyper mégalo d’avoir besoin d’autant d’espace. C’est vrai, à quoi ça sert d’occuper six étages, alors qu’en bas on est serrés comme des sardines ? J’ai failli faire la remarque à Jeanine une fois mais je me suis abstenue, déjà parce qu’elle peut pas me saquer (et le sentiment est réciproque), et aussi parce que chez Circus on se mêle pas des affaires des grands patrons et on pose pas de questions. C’est une règle qu’on apprend très vite en arrivant.

J’arrive au premier et je me dirige vers l’immense open space qui regroupe tous les rédacteurs et rédactrices people de Circus. Très vite, j’aperçois, en plein milieu de la salle, une table sur laquelle est dressé un buffet à volonté avec entrées, plats, desserts et boissons. J’en reviens pas : moi qui voulais manger, me voilà servie ! C’est en quel honneur, tout ça ? Y a quelqu’un qui s’en va ? Généralement, quand ils ramènent de la bouffe, c’est que l’un des collègues ou des patrons se casse. Je prie en mon for intérieur pour que ce soit Jeanine, même si je sais que c’est pas le cas. Ça fait seulement cinq ans qu’elle est là, mais elle a grimpé les échelons à une telle vitesse que maintenant elle peut se permettre de venir qu’une ou deux fois par semaine au bureau et de toucher son salaire de 4 000 € tous les mois. Comble de malchance, comme c’est ma boss, je suis obligée de me la coltiner les rares fois qu’elle se ramène. Je peux vous assurer que les jours où elle n’est pas là, c’est le paradis. Au moins, j’ai pas à supporter ses remarques intempestives et ses critiques à deux balles. Mais jamais elle lâchera son poste, même avec quarante degrés de fièvre et aux portes de la mort. À vrai dire, qui serait assez débile pour quitter une boîte qui paye presque trois fois le SMIC pour faire que dalle ? Pas moi, je vous le dis.

Je circule tant bien que mal entre les différents bureaux et salue au passage quelques collègues avant de parvenir au mien. Je m’assois sur ma chaise et croise le regard d’Alyssa, qui me fixe d’un air vicieux. Je lui adresse mon sourire le plus hypocrite avant d’allumer mon ordi. Celle-là aussi, je peux pas me la voir. Typiquement le genre de fille que je déteste : fausse, sournoise et langue de vipère. Je sais ce que vous pensez, que j’aime personne, que je suis asociale, et tout et tout… Mais c’est pas vrai, je vous assure, y en a plein au boulot que j’adore. Tenez Brian, on dirait pas, vu sa carrure, mais c’est un gros nounours. Et Clara, c’est un vrai trésor, toute mimi et gentille. Pam aussi fait partie du lot mais, comme je la côtoie matin et soir, sept jours sur sept, la vie avec elle n’est pas forcément de tout repos. D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle fout ? Pourquoi elle met autant de temps à se garer ? Elle devrait déjà être là depuis un moment… Mais pour revenir à Alyssa, elle et moi ça n’a jamais collé et ça ne collera jamais. Y a même pas de raison à ça, juste une incompatibilité de caractère, c’est tout.

Pendant que mon PC démarre, je sors mes affaires de mon sac. Je les ai toujours sur moi en cas d’urgence, comme ça, même si je passe la nuit ailleurs que chez moi, je reste opérationnelle le lendemain. Pratique ! J’avale quelques bonbons à la menthe afin de me rafraîchir l’haleine, et je tente de me coiffer discrètement. J’sais pas quelle tête j’ai en ce moment, vu que j’ai pas de miroir à portée de main, mais Pam me l’aurait dit si je ressemblais à Godzilla. C’est ce qui est bien avec Pam : elle dit les choses franchement et sans détour, même si parfois elle ferait mieux de s’abstenir.

Je suis en train de me parfumer pour camoufler d’éventuelles odeurs quand je la vois arriver à grands pas, toute souriante. Il s’est passé quoi sur le parking pour qu’elle soit d’aussi bonne humeur ? Je m’apprête à lui poser la question mais déjà elle s’exclame, toute excitée :

— Sarah, devine quoi ? Va y avoir une nouvelle arrivée au bureau !

— Qui ça ? je demande, pas vraiment intéressée.

— Un mec, et plutôt beau gosse, d’après ce que j’ai vu !

— Tu l’as vu où ?

— Sur le parking, au moment où je finissais de me garer. J’allais entrer quand j’ai vu Jeanine et quelques-uns des grands patrons qui parlaient à un mec que j’avais jamais vu jusque-là. Je me suis approchée et je l’ai entendu dire qu’il espérait faire bonne impression pour son premier jour.

— Et il ressemble à quoi ? je lance, ma curiosité en fin de compte attisée.

— Grand, brun, plutôt barbu… Après, ça j’suis pas sûre parce que je l’ai pas vu de face, il avait le dos tourné. Mais au moins, comme ça, j’ai pu voir qu’il avait de très belles fesses.

— Eh bah dis donc, Mademoiselle, c’est quoi ça ? On mate le cul des gens maintenant ? je m’exclame en riant.

— J’ai pas maté, j’ai vu. Et non, je reluque pas les gens, sauf ceux qui en valent la peine, réplique-t-elle.

— Tu te souviens que t’as déjà un mec, n’est-ce pas ? « Jordan », c’est bien ça ? T’as oublié ou tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?

— Très drôle, Sarah, mais je vois pas pourquoi je devrais me priver de regarder les autres mecs simplement parce que je suis en couple, dit-elle d’un ton sérieux.

Quand je vous dis que c’est loin d’être une sainte…

— OK, OK, fais ce que tu veux, de toute façon c’est pas moi qui vais t’en empêcher ! je concède, amusée. Mais comment tu peux être sûre que c’est lui, notre nouveau collègue ? Si ça se trouve, il sera même pas dans notre section.

— Sarah, le buffet, tu sais bien ce que ça veut dire !

— C’est peut-être pour quelqu’un qui part à la retraite ou qui s’en va ailleurs, j’en sais rien…

— Ne me dis pas que tu continues d’espérer que Jeanine ou Alyssa se cassent ? lance-t-elle, l’air moqueur. Prends pas tes rêves pour la réalité !

— Je sais bien, pas la peine de me le rappeler, je bougonne. C’est juste que…

Je suis interrompue par l’arrivée d’un petit groupe de personnes dans l’open space. Pam tourne la tête dans leur direction pour voir ce qui se passe. Je repère Jeanine au centre, facilement reconnaissable à ses cheveux roux, ses lunettes de grand-mère et son air revêche. En revanche, je ne reconnais pas les gens à ses côtés, à part un ou deux que je crois vaguement avoir déjà rencontrés. Ils doivent sans doute faire partie du cercle très fermé des grands patrons, des big boss, des hauts dirigeants que nous autres simples employés ne croisons presque jamais. Ce qui est une bonne chose au fond, parce qu’ici, généralement, quand on rencontre les membres les plus hauts placés de la hiérarchie, c’est pas pour avoir une augmentation.

Jeanine s’avance de façon à être visible de tous et se râcle la gorge afin d’attirer notre attention. Tout le monde s’arrête de bosser et se lève. Je suis le mouvement tout en grommelant intérieurement : Qu’est-ce qu’elle nous veut encore, celle-là ?

— Chers rédacteurs, chères rédactrices, je vous remercie de votre présence, en particulier un jour où vous n’étiez pas tous censés reprendre le chemin du travail. J’ai conscience que certains d’entre vous ont dû écourter leurs moments en famille ou autres pour venir, j’en suis navrée, croyez-le, mais j’estime qu’il est nécessaire que toute l’équipe soit présente pour accueillir un nouvel arrivant !

Bon sang, elle a récité son petit discours sans même prendre le temps de respirer ! Je me demande comment elle a fait. Mais après tout, c’est pas si étonnant : il est vrai que les sorcières sont réputées pour ne jamais respirer… à moins que ce soit les vampires, je confonds tout le temps. Dans un cas comme dans l’autre, ça s’applique plutôt bien à Jeanine, donc on va pas chipoter là-dessus.

— Permettez-moi de vous présenter votre nouveau collègue, Bruno ! déclare-t-elle en désignant un homme un peu en retrait que je ne parviens pas à distinguer (sans doute le mec que Pam a aperçu tout à l’heure). Il intègrera votre équipe en tant que rédacteur people, et j’attends de vous que vous lui expliquiez le fonctionnement et les rouages de Circus ! ajoute-t-elle en nous balayant tous de son regard de pimbêche.

Je ricane silencieusement. C’est pas censé être son boulot à elle de lui faire découvrir les lieux et de le former ? Une vraie incompétente, celle-là ! J’espère pas que les autres patrons soient comme elle, sinon on est pas dans la merde…

Le nouveau collègue s’avance et les applaudissements se mettent à fuser. Tous saluent chaleureusement le nouveau membre de notre équipe. Tous, sauf moi… Parce que ce mec, qui se tient debout au centre de la pièce en souriant à tous, je l’ai quitté il y a quelques heures à peine en le traitant de connard. Putain de merde.

Histoire de faire bonne figure, je me mets à applaudir avec les autres, mais le cœur n’y est pas. Au contraire, il est même très loin, j’ai l’impression qu’il est tombé de ma poitrine et qu’il a atterri je ne sais où… Mes mains tremblent et je dois faire de gros efforts pour garder bonne contenance. Heureusement, il n m’a pas encore vue, donc je peux me détendre (du moins partiellement).

Le reste du groupe qui accompagne Jeanine prend la parole, mais c’est à peine si j’écoute d’une oreille. Le temps s’écoule de plus en plus lentement, c’est un véritable supplice. Tant pis pour le buffet, la seule chose que je veux maintenant, c’est partir ! Je sens que cette journée va être longue…

De nouveaux applaudissements retentissent et me sortent de ma torpeur. Je me rends compte que le groupe est parti et que tout le monde se rue sur le buffet. Je reste là, plantée comme une idiote, incapable de bouger. Mais qu’est-ce qui m’arrive, bordel ?

Pam s’approche de moi et me tire la manche pour attirer mon attention. Je tourne la tête vers elle et lui souris avec difficulté.

— Eh, ça va ? T’es toute pâle ! s’inquiète-t-elle.

— Oui-oui, ça va, t’en fais pas, j’suis juste un peu fatiguée…

— Oh, tu veux qu’on rentre ?

— Si ça te dérange pas, je réponds, sautant sur l’occasion.

— T’inquiète… On y va, mais avant on fait un tour au buffet et on va voir le nouveau mec, je t’avais bien dit que c’était lui ! jubile Pam.

Et avant que j’aie le temps de répliquer, elle m’entraîne vers le buffet en direction du mec, qui discute avec Clara et Brian. C’est étonnant qu’Alyssa soit pas là : dès qu’elle voit un beau mec, elle se sent plus… À moins qu’elle lui ait déjà mis le grappin dessus et que je l’ai pas vue. Dom mage, au moins j’aurais été tranquille.

J’attrape le bras de Pam et la force à ralentir.

— Pam, c’est pas la peine, t’inquiète, je mangerai en rentrant, je lui souffle à l’oreille.

— Mais on va pas partir sans dire bonjour à notre nouveau collègue ! proteste-t-elle plus vivement que je l’aurais souhaité. Et y a plein de bouffe là, pourquoi tu veux manger à l’appart’ ?

— Ça me plaît pas, ce qu’il y a… je bredouille. Et de toute façon, on le verra demain, rien ne presse !

Elle croise les bras et me regarde d’un air dubitatif.

— Depuis quand tu fais la difficile avec la bouffe ? Tu vas me dire ce qui se passe, oui ou non ?

Je tourne la tête vers le mec (Comment il s’appelle déjà ? Enzo ? Pierrot ? Ah oui, Bruno !) pour voir s’il regarde dans notre direction. Par chance, il est toujours en pleine discussion, mais cette fois-ci avec Alyssa (ah bah voilà !). Absorbé par son sourire aguicheur et son regard d’allumeuse, il ne nous prête pas attention.

— Pam, tu sais, le mec avec qui j’ai couché hier soir ? Eh bien… c’est lui, je déclare en détournant le regard.

Sérieux ?! lance-t-elle en sifflant. C’est lui le mec qui te faisait chier ?

Je hoche la tête sans répondre.

— Ah oui, c’est délicat comme situation… Mais ça s’est quand même pas si mal passé que ça, non ?

— Je l’ai traité de connard et je lui ai dit qu’il savait pas baiser, j’avoue en passant la main dans mes cheveux, gênée.

— Ah ouais, chaud… Mais tu savais pas à ce moment-là qu’il bosserait ici, donc ça change rien. Il t’avait pas dit son nom ?

— Peut-être que si, mais je m’en souvenais plus…

Elle hoche la tête, compréhensive.

J’attrape mon sac sur mon bureau pour partir, mais quelqu’un me bouscule et je le fais tomber au sol. Je me penche pour le ramasser et, en me relevant, je croise le regard de Bruno, qui me fixe d’un air choqué. Merde, merde, merde ! Il m’a reconnue, y a aucun doute là-dessus. J’ose à peine respirer, j’sais même pas si mes jambes arriveront à me porter jusqu’à l’appart’, tellement je suis tétanisée. Heureusement, Pam s’en aperçoit et, en bonne copine, me pousse vers la sortie. Avant de franchir le seuil de la porte, je me retourne. Il est toujours là, près du buffet, son regard posé sur moi. La surprise est toujours présente sur son visage, mais il arbore à présent une mine satisfaite et moqueuse qui me fait me retourner illico presto et sortir de l’open space.

Une fois hors du bâtiment, je prends une longue inspiration afin de calmer les battements de mon cœur et, tout en me dirigeant vers la voiture de Pam, je ne peux m’empêcher de penser à quel point le destin peut être imprévisible.

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