Chapitre 8 : Sarah

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Je lisse machinalement ma longue jupe violette de la main, je jette un coup d’œil dans le rétro intérieur de ma voiture pour vérifier si je suis bien coiffée, et j’inspire un grand coup avant de sortir pour rejoindre l’imposante demeure victorienne située de l’autre côté de la rue.

Le domaine de mon oncle est immense : il comprend, en plus de la maison, un grand terrain qui s’étend à perte de vue jusqu’à la limite de la ville avoisinante, et la forêt juste à côté. J’ai toujours adoré cet endroit. Petite, je passais des heures dehors à me promener seule parmi les fleurs sauvages et les petites bêtes. Pas par choix : c’était soit ça, soit je devais supporter les moqueries de mes cousines et les remarques de ma mère. Entre la peste et le choléra, il fallait bien choisir… Au moins, dehors, j’étais tranquille et j’avais pas à entendre pour la énième fois à quel point j’étais bizarre et indisciplinée. Plus jeune, ça me faisait mal, mais en grandissant je m’y suis habituée. J’ai toujours été le vilain petit canard de la famille, et ça ne risque pas de changer.

Pendant que je marche, je repense à ce que Pam m’a dit ce matin, que je ne suis pas obligée d’y aller si j’en ai pas envie. Pendant une seconde, je suis tentée de l’écouter et de rebrousser chemin. C’est vrai, pourquoi je devrais me forcer à passer du temps avec des gens qui me méprisent et me prennent de haut ? Sous prétexte qu’on est de la même famille ? Parce qu’on partage le même sang ? Certainement pas ! Mais en même temps, je me dis que si je ne me pointe pas, je paraîtrais encore plus faible à leurs yeux que je ne le suis déjà, et comme je vous l’ai dit, j’ai horreur de ça. Alors, même si je sens que je vais passer l’une des pires soirées de ma vie depuis que je suis partie de chez mes parents, je prends sur moi et je continue d’avancer.

J’arrive devant l’ancienne maison familiale en pierres noires et, en traversant l’allée, je remarque la pelouse fraîchement tondue et les roses taillées au millimètre près. Je lève les yeux au ciel. Ça c’est bien mon oncle, toujours aussi maniaque. Avec lui, tout doit être parfait : la maison, le boulot, la famille… Enfin, ça c’est surtout en apparence, parce que quand on creuse un peu au fond, on se rend vite compte que cette famille est loin d’être parfaite.

Une fois devant l’immense porte d’entrée en bois, je prends de nouveau une grande inspiration avant de sonner. Souviens-toi, Sarah, fais gaffe à ce que tu dis, parle correctement et surtout t’énerve pas. Au pire, ça va durer combien de temps ? Deux-trois heures ? Garde ton sang-froid et montre-leur que tu vaux mieux qu’eux.

La porte s’ouvre. Je m’attends à voir mon oncle, mais c’est pas le cas. À la place, sur le palier se tient, pour mon plus grand malheur, ma mère, toute de noir vêtue (on est à un repas de famille, hein, pas à un enterrement !), son chignon strict impeccablement relevé sur la tête. Quand elle me voit, elle ne prend même pas la peine de me sourire et se contente de se pincer les lèvres en m’adressant un signe de tête. Super l’accueil…

— Ah Sarah, tu as pu venir, c’est bien. Il ne manquait plus que toi, tous les autres sont arrivés. On va bientôt passer à table.

Je fronce les sourcils tout en la suivant à l’intérieur. Comment ça, ils sont déjà là ? Ce matin, elle m’a envoyé un message pour me prévenir que le dîner était à dix-neuf heures trente, et il est même pas dix-neuf heures. À tous les coups, elle a fait exprès de m’indiquer une mauvaise heure pour que je sois à la bourre et que je me tape la honte devant tout le monde. C’est une bonne chose que je sois arrivée en avance, dans ce cas. En plus, ils étaient prêts à manger sans moi… Ça commence mal.

Des éclats de voix et des rires me parviennent du salon, à l’autre bout de la maison. Oui je sais, c’est bizarre, d’habitude le salon c’est toujours près de l’entrée, mais comme mon oncle fait jamais rien comme tout le monde, il a décidé d’agencer les pièces différemment. J’examine le couloir, l’escalier en bois verni, les cadres photos accrochés sur les murs bleu ciel… Rien n’a changé depuis la dernière fois que je suis venue. Inutile de vous préciser que je ne figure sur aucune de ces photos, je pense que vous l’avez deviné.

Lorsque j’entre dans le salon, les discussions s’arrêtent net. Tout le monde me regarde, comme si un alien venait de surgir. Moi qui voulais être discrète, c’est raté…

— Je vous en prie, continuez de parler, ne vous arrêtez pas pour moi ! Je n’en vaut pas la peine ! je ne peux m’empêcher de lancer d’un ton moqueur.

— Je vois que t’es toujours fidèle à toi-même, Sarah, toujours aussi grande gueule ! réplique mon oncle Robert, assis sur une chaise, la chemise ouverte et un sourire ironique aux lèvres.

— Et moi je vois que t’es toujours aussi accro à la bouteille ! T’étais pas censé décrocher ? Fais gaffe, vu comment t’es rouge, si tu continues, tu vas exploser !

Il me lance un regard noir tandis que je m’assois sur l’un des fauteuils en ignorant les chuchotements autour de moi. Doucement, Sarah, qu’est-ce qu’on a dit ? Tu viens à peine d’arriver et tu déclenches déjà les hostilités ? On s’énerve pas, on a dit !

— Au fait, Sarah, comment ça se passe le boulot ? m’interpelle tante Claire, un verre de vin à la main (Déjà ? On est même pas encore à table ! Je vois qu’il n’y a pas qu’oncle Robert qui a des problèmes avec l’alcool…). Tu travailles toujours pour ce magazine… comment ça s’appelle déjà… Circus, c’est bien ça ?

Elle prononce ce mot sur un ton dédaigneux, comme s’il s’agissait d’une vulgaire obscénité.

— Oui, toujours, merci, je réponds en lui adressant mon sourire le plus hypocrite.

— Ah, tant mieux… Mais dis-moi, tu n’as pas l’intention de rester dans cette boîte, j’espère ? C’est vrai, tu pourrais trouver mieux…

— Et pourquoi pas ? je rétorque en fronçant les sourcils. Le boulot est sympa et bien payé, je vois pas pourquoi je partirais.

— Sarah, ma chérie, le domaine du journalisme, c’est bien, je ne dis pas le contraire, mais sérieusement, tu ne vas pas te contenter d’une poubelle à ragots comme celle-là ? ajoute-t-elle, l’air condescendante. Je pensais que tu avais plus d’ambition que ça…

J’ai bien entendu ? Une « poubelle à ragots » ?! Non mais je rêve, pour qui elle se prend à dénigrer ma boîte ? C’est vrai qu’on peut pas comparer Circus au Times ou aux grands magazines people, mais ça veut pas dire que ce qu’on fait c’est de la merde ! Je m’apprête à lui lancer une réplique bien sentie, histoire de lui faire fermer son clapet, mais j’ai à peine le temps d’ouvrir la bouche que ma cousine Leah décide de s’en mêler :

— Tante Claire a raison, Sarah, pourquoi rester dans un job de seconde zone alors que tu peux viser plus haut ? renchérit-elle d’un ton mielleux. Avec autant d’exemples autour de toi, ça devrait te motiver à trouver quelque chose de plus… gratifiant. Mais c’est vrai que c’est pas donné à tout le monde…

Je m’efforce de garder mon calme, mais à l’intérieur je bous. Ça fait quoi, cinq minutes que je suis là, et je suis déjà dans leur ligne de mire. Je serre les poings et je réponds à Leah. Je fais même pas gaffe à ce que je lui dis, tellement je suis énervée, mais au moins ça a le mérite d’effacer son petit sourire prétentieux de son visage. Plus que quelques heures, plus que quelques heures…

Heureusement, l’arrivée de mon oncle Hervé me sauve. Un grand sourire s’étire sur mes lèvres tandis qu’il se dirige vers moi. De toute la famille, c’est lui que je préfère. C’est le seul à avoir toujours été sympa avec moi, et c’est aussi le seul à avoir pris ma défense dans cette sale affaire avec Manon. D’ailleurs, elle est où celle-là ? Je la vois nulle part. Si ça se trouve, elle viendra même pas. Tant mieux, déjà que la soirée commence mal, alors avec elle dans les parages, ça ferait qu’empirer…

— Oncle Hervé ! je m’exclame en me levant et en le serrant dans mes bras. Ça fait longtemps !

— À qui le dis-tu ! réplique-t-il en souriant, l’air très heureux de me voir. Tu n’as pas changé d’un poil depuis la dernière fois, Sarah ! Enfin, sauf tes cheveux… Tu t’es fait une couleur ?

— Ouais, j’en avais marre du blond, je réponds, l’air faussement modeste.

— Ça te va bien, en tout cas. Dis donc, jolie tenue ! T’as rendez-vous juste après ? dit-il en m’examinant.

— Oh ça ? Juste quelques fringues que j’ai assemblées vite fait, c’est tout…

Après une dizaine d’essayages fructueux, mon choix s’était porté sur un haut kaki à manches longues, une jupe violette qui m’arrive à mi-mollets, et des bottines plates. Je sais, d’habitude j’ai meilleur goût que ça, mais comme je connais ma famille, j’ai préféré jouer la carte de la sécurité. Si je m’étais ramenée avec mon style de tous les jours, je crois qu’ils auraient eu une crise cardiaque. Quoique, ça aurait pu être très marrant, dans un sens…

Je n’ai même pas l’occasion de savourer le compliment car ma mère se ramène, des plats dans les bras, et me lance d’un ton hautain :

— Quoi, cette tenue ? Sarah, tu aurais quand même pu faire un effort. Ce pull et cette jupe font beaucoup trop vieille fille. Mais au moins, cela change de ce que tu mets d’habitude. Ça fait, disons, plus… présentable.

Sur ce, elle s’éloigne et appelle tout le monde à venir à table.

Oncle Hervé grimace tandis que je m’efforce du mieux que je peux de contenir mes larmes. Je sais, on dirait pas comme ça, mais je suis quelqu’un de très sensible, et là je suis particulièrement à fleur de peau. Ça sert à quoi de m’inviter si c’est pour me tailler toute la soirée ? Je regrette de plus en plus d’être venue.

— Ça ne s’arrange toujours pas avec ta mère, à ce que je vois, dit-il, l’air gêné, en se frottant les bras.

— Oui, comme tu peux le constater ! je m’exclame d’un ton sarcastique. Et elle est en pleine forme !

— Oui, après tu la connais, tu sais comment elle est…

— Oh je t’en prie, ne la défends pas ! je le coupe. Même si elle est souvent peau de vache, on sait très bien, toi et moi, que jamais elle parlerait comme ça à Manon. D’ailleurs, elle est où, sa fille préférée ?

— Dans la cuisine, c’est elle qui a préparé le repas, dit-il, l’air sombre.

— Tiens, c’est original ça ! C’est toi qui invites et c’est elle qui fait à manger ! Pourquoi tu lui as dit de venir déjà ?

— Ta mère m’a forcé la main. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne lui aurais même pas envoyé de message. Je peux te dire que je n’étais pas ravi en la voyant débarquer, surtout en sachant que tu serais là.

— Oui je m’en doute, mais que veux-tu ? Quand Maman veut quelque chose, on doit tous se plier à sa volonté… je réplique en soupirant. Et comme Manon et elle peuvent pas rester plus de trente secondes sans être collées l’une à l’autre, alors on va devoir se la farcir ce soir…

Il me regarde d’un air désolé tandis que je hausse les épaules. On se rend à table, où tout le monde est déjà installé. Oncle Hervé se dirige vers l’une des extrémités, à ma grande déception. Moi qui espérais être près de lui pendant le repas, c’est loupé. Au moins, j’aurais eu quelqu’un de sympa avec qui discuter. En plus, je me rends compte que je suis placée entre ma mère et tante Claire. Génial… C’est de pire en pire. Tout ce que j’espère, c’est que la place vide en face de moi, ça ne soit pas la sienne… Parce que si je dois passer les deux prochaines heures avec elle dans mon collimateur, je pense pas que j’y survivrais.

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