Chapitre 11 : Bruno

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J’arrive au café comme convenu à quinze heures. J’espérais être là le premier pour pouvoir offrir à Sarah un café, un thé ou n’importe quelle boisson chaude, histoire de me montrer sympa et d’entamer une approche subtile et discrète. Mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque je l’aperçois, assise au fond de la salle, son ordi déjà sorti et deux gobelets fumants sur la table. Elle m’a devancé, à ce que je vois. Je sais qu’elle est ponctuelle, mais quand même… Mais bon, tant pis !

Je me dirige vers elle et je m’assois sur la banquette en face. Sarah me jette un rapide coup d’œil avant de s’intéresser de nouveau à son ordi, sans même prononcer un mot. Je ne sais pas quel est son problème, mais ça ne s’arrange toujours pas, visiblement…

— Eh bah dis donc, quel accueil ! je m’exclame d’un ton ironique en enlevant mon manteau et en sortant également mes affaires.

— On est là pour bosser. Tu veux que je fasse quoi, que je t’embrasse et que je te serre dans mes bras ? réplique-t-elle en ne daignant pas lever les yeux.

— Non, mais la moindre des choses, ce serait de me dire bonjour.

— Pour quoi faire ? On s’est déjà vus ce matin, je te signale.

— Toujours aussi aimable, à ce que je vois…

— Ouais, c’est ma spécialité. Écoute, on pourrait pas juste se concentrer sur le projet, comme ça plus vite c’est fait mieux c’est ?

— Si ça te dérange qu’on bosse ensemble, dis-le moi direct, ça ira plus vite. Je veux bien être patient et tout, mais si c’est pour que tu me fasses la gueule tout le long, c’était pas la peine de venir, je rétorque.

Je ne suis pas énervé, au contraire : j’adore ça, que Sarah me résiste. J’ai juste envie de la faire culpabiliser un peu pour qu’elle puisse se détendre et qu’elle se confie éventuellement à moi. Après tout, ça pourrait m’être utile pour atteindre mon objectif… Je sais, vous devez sûrement penser que je ne suis qu’un gros égoïste manipulateur. Au fond, c’est peut-être vrai. Mais comme je vous l’ai dit, lorsque j’ai une idée en tête, je fais tout pour parvenir à mes fins, peu importe les moyens. Alors oui, ce n’est pas très moral ce que je fais, mais comme vous avez dû le remarquer, les états d’âme et moi, ça fait deux.

Sarah finit par lever les yeux, et je décèle dans son regard une lueur de surprise et de honte. Parfait !

— OK, excuse-moi, c’est juste que j’ai passé un week-end de merde, ça m’a plombé le moral… soupire-t-elle en me tendant l’un des deux chocolats chauds commandés à son arrivée.

— Oh, je vois… Problème familial, je suppose ?

Ses mains se crispent et elle se contente de me fixer sans répondre. Ah, je crois que j’ai mis le doigt sur un truc, là…

— Tu peux te confier à moi, tu sais, je suis quelqu’un de très discret, je l’incite en souriant.

— Merci mais j’ai pas envie d’en parler… répond-elle sèchement. Et d’abord, qu’est-ce qui te fait croire que c’est à propos de ma famille ?

— Parce que si c’est pas un souci par rapport à ça, c’est forcément à propos d’un mec. Or, je ne pense pas que ce soit le cas. Tu ne m’as pas l’air d’être quelqu’un de romantique ou branchée sur l’amour.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande-t-elle en haussant les sourcils.

— Une intuition, sans doute… je réponds d’un ton mystérieux.

— Et qu’est-ce qu’elle te dit d’autre, cette intuition ?

— Que tu es quelqu’un de très indépendante et libre qui ne supporte pas qu’on lui dise quoi faire et qu’on lui prenne la tête, et que tu aimes tellement le sexe que te contenter que d’un seul mec, c’est limite de la torture pour toi. C’est pour ça que tu évites les relations sérieuses.

— Waouh, bravo, tu m’as bien cernée ! s’exclame-t-elle, sarcastique, en faisant mine de m’applaudir. Mais dis-moi, ce ne serait pas ton portrait que tu viens de décrire, là ?

— Il y a des ressemblances, en effet, je conviens en souriant. La vie de couple, ce n’est pas fait pour moi, non plus.

— Une ex qui t’a brisé le cœur, c’est ça ?

— On peut dire ça, oui… je réponds en haussant les épaules, désireux de ne pas m’attarder sur ce sujet.

Sarah n’insiste pas et on se concentre sur le projet que Jeanine nous a confié. Au bout d’une demi-heure, on a réussi à trouver quelques idées sur la manière dont on va s’organiser. Sarah est chargée de rapporter les potins qui circulent sur le Net, et moi je dois sélectionner et commenter les plus belles tenues des guest stars. C’est du boulot mais ça va le faire… De temps en temps, je jette des petits coups d’œil à Sarah, mais comme ses yeux sont rivés sur son ordi, elle n’y fait pas attention.

— Au fait, je crois que je t’ai pas demandé comment s’est passé ton week-end ? dit-elle brusquement.

Je lève la tête, un peu surpris. C’est la première fois qu’elle fait preuve d’un peu d’intérêt pour moi. Étrange…

— Bof, pas terrible…

— Ah bon ? Il s’est passé quoi ?

— Oh, rien de grave, c’est juste que mon père est venu me voir dimanche et je m’en serais bien passé…

— Pourquoi ? Tu ne t’entends pas avec lui ?

— Si, bien sûr, mais il a tendance à se montrer un peu strict parfois et il veut absolument que je réussisse. Après, j’avoue que par moments, c’est un peu lourd parce qu’il peut vraiment être dur dans ses paroles quand il veut, mais au fond je le comprends, il ne veut que mon bien.

— Vu comment tu le décris, il a plutôt l’air tyrannique, oui ! s’écrie-t-elle en grimaçant. Pourquoi tu continues à le voir s’il se comporte comme ça avec toi ?

— Euh, parce que c’est mon père… je réponds, ne comprenant pas le sens de sa question.

— Et alors ?

— C’est en partie grâce à lui que je suis venu au monde, c’est lui qui m’a éduqué, nourri et logé pendant des années, je lui dois tout. C’est normal qu’il soit présent dans ma vie, c’est la moindre des choses.

— Je crois pas, non ! rétorque-t-elle, sa main se crispant autour de son gobelet.

— Comment ça ? je lance, surpris par l’agressivité dans sa voix.

— Un enfant n’est en rien redevable à ses parents. C’est leur choix, leur décision de l’avoir, qu’ils assument. C’est pas parce que ton père t’a tout donné que tu dois supporter sans broncher les moments où il se comporte mal. Il ne fait que remplir son rôle. S’il ne le fait pas correctement, t’es pas obligé de l’accepter dans ta vie.

— Tu ne connais pas mon père, tu ne peux pas le juger comme ça, je la coupe, sur la défensive. Je n’ai pas dit que c’était un monstre, non plus ! Je ne vois pas pourquoi tu te permets de dire des choses pareilles.

— Et moi je ne vois pas pourquoi tu continues à le défendre ! réplique-t-elle, son visage rougissant de plus en plus.

— Mais je ne le défends pas ! je m’exclame en haussant le ton. Écoute, Sarah, je sais qu’on ne sera pas forcément d’accord sur tout, mais je ne peux pas te rejoindre là-dessus. Je trouve ça égoïste de penser ça de ses parents. C’est comme les gens qui les abandonnent dans des maisons de retraite ou qui coupent les ponts avec eux. C’est ingrat de leur part, après tout ce qu’ils ont fait pour eux…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase que Sarah se lève brusquement et me fait face, le regard flamboyant. Houlà, elle est énervée… Je ne sais pas ce que j’ai dit pour la mettre dans cet état, mais je sens que ça va péter.

— Non mais tu te prends pour qui pour juger ces gens ?! Tu me dis de ne pas critiquer ton père, mais t’es en train de faire quoi là ?! Tu ne sais même pas ce qui se passe chez eux, tu ne connais rien à leur vie, et tu te permets de les juger ?! hurle-t-elle si fort que les autres clients se tournent vers nous pour voir ce qui passe. J’sais pas si t’es au courant, mais tout le monde n’a pas la chance d’avoir une jolie petite famille heureuse et soudée ! Ceux qui ne parlent plus à leurs parents ou qui les « abandonnent », comme tu dis, ils ont peut-être de bonnes raisons pour ça ! Alors, sors un peu de ta bulle et ouvre-toi l’esprit, parce que t’en as bien besoin !

Sur ce, elle attrape rapidement ses affaires et sort du café à grands pas, me laissant choqué et abasourdi. Je ne comprends pas ce qui vient de se passer. Tout allait si bien, pourtant… Je crois que je viens de commettre une énorme boulette, là. Je sens que mon plan pour me rapprocher de Sarah va prendre plus de temps que prévu…

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