Chapitre 12 : Sarah

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Une fois rentrée, je déboule dans l’appart’ comme une furie, direction ma chambre. Je claque vigoureusement la porte d’entrée, ce qui fait trembler les murs. Je ne prends pas la peine de défaire les lacets de mes baskets et me contente seulement de les balancer dans le couloir, sans même les ranger. J’ai pas le temps pour ça. Tout ce que je veux, là, tout de suite, c’est être dans mon lit. Si je ne suis pas enfouie sous ma couette dans les dix prochaines secondes, je sens que je vais exploser. Alors, des futilités comme une vulgaire paire de godasses, excusez-moi pour le langage, mais je m’en fous complètement. Quand je suis dans cet état, la seule chose qui me calme, c’est dormir. Si j’ai pas mon quota de sommeil, je réponds plus de moi.

J’entends Pam sortir de sa chambre et me demander ce qui se passe, mais je ne réponds pas. Il vaut mieux pas que j’ouvre la bouche, sinon je risque de lui dire un truc que je regretterais jusqu’à la fin de mes jours. J’ouvre la porte de ma chambre et la referme aussitôt. Je fonce vers mon lit et je m’écroule dessus, toute habillée. Je plonge sous la couverture et pose ma tête sur l’oreiller. Pam revient à la charge quelques secondes plus tard en toquant à la porte, mais comme j’suis pas d’humeur à parler, je garde obstinément le silence. Ce qu’elle finit par comprendre au bout d’un moment. Ses pas résonnent dans le couloir tandis qu’elle s’éloigne. Dieu merci ! Je me tourne d’un côté et ferme les yeux, attendant que le sommeil m’emporte.

En vain. J’ai beau gesticuler dans tous les sens et changer sans cesse de position pour trouver la plus confortable possible, je ne parviens pas à m’endormir. Morphée est fâché contre moi, on dirait… Il a intérêt à débarquer, sinon je pourrai plus tenir longtemps. J’suis pas si fatiguée que ça, à vrai dire, mais j’ai tout sauf envie de ressasser ce qui vient de se passer au café, alors, pour éviter d’y penser, je tente de me réfugier dans le sommeil. Oui je sais, je fais comme les bébés, et alors ?

Mais au bout de vingt minutes, à force de remuer comme une folle sans aucun résultat, je finis par perdre patience et je me redresse en soupirant. OK, mon cerveau, j’ai compris, t’as pas envie de penser à autre chose, c’est ça ? C’est pour ça que tu m’empêches de dormir ? Très bien, si c’est ce que tu veux, inutile de résister… Je baisse les yeux vers mon sac qui gît sur le sol, son contenu à moitié renversé. Même si je n’ai pas dormi, le simple fait que je sois dans mon lit a suffi à me détendre un peu et à me faire retrouver un rythme cardiaque plus stable. Tant mieux… Du calme, j’en ai bien besoin.

J’en reviens pas des paroles que Bruno a sorties tout à l’heure. J’ai cru halluciner… J’ai failli le frapper à un moment mais, comme il y avait les autres clients, je me suis retenue. Déjà qu’il m’agaçait sérieusement, alors là il baisse encore plus dans mon estime. C’est même plus une simple chute à ce stade, mais carrément une dégringolade ! C’est vrai quoi, pour qui il se prend à juger les gens comme ça, sans même connaître leur vie ? Les gens qui donnent leur avis sur une situation qu’ils ne vivent même pas et qui prennent de haut ceux qui sont concernés, je les supporte pas. J’ai eu pitié de lui quand il a parlé de son père, mais ça n’a pas duré. Quand il a sorti son baratin plein d’ignorance et de mépris, ça m’a direct refroidie. Je savais qu’il était arrogant, mais pas à ce point. Comment est-ce que j’ai pu coucher avec un type comme lui ? Après, quand on connaît pas la personne, c’est vrai que c’est plus simple… Mais là, comme je suis au courant, hors de question que ça arrive de nouveau. S’il espère me faire ouvrir les cuisses encore une fois, c’est mort !

Le pire, c’est qu’il est sacrément gonflé ! S’il venait d’une famille heureuse et épanouie, j’aurais compris (parce que oui, les gens qui vivent une vie parfaite avec leurs parents parfaits et leurs frères et sœurs parfaits, ils comprennent généralement rien à la vie !). Mais là, vu la façon dont il a décrit son père, on peut pas dire que c’est la joie tous les jours. Comment est-ce qu’il peut supporter tout ça et quand même le défendre comme si c’était normal ? Ça me dépasse… En temps normal, la sacralisation des parents à tout bout de champ, ça me hérisse les poils, alors quand ils sont violents ou tyranniques, c’est encore pire ! Défendre quelqu’un qui se comporte mal avec son gosse, sous prétexte qu’il lui a donné la vie ? Et puis quoi encore ?! Pourtant, c’est ce que Bruno a fait et ça me met en rage. Les gens comme lui qui encaissent tout sans broncher et qui se font marcher sur les pieds, j’ai envie de les gifler. À son âge, il est toujours pas capable de s’affirmer face à son papa chéri ? D’ailleurs, il a quel âge ? Je crois pas lui avoir posé la question. Hors de question que je le fasse, j’ai bien l’intention de ne plus lui adresser la parole en-dehors du boulot. Au pire, je demanderai à Pam de se renseigner, elle est toujours au courant de tout.

J’ai peut-être pas besoin de vous le préciser, je pense que vous avez déjà compris, mais si je suis autant énervée, c’est parce que je me suis sentie visée personnellement par ses propos. Même si j’ai pas coupé les ponts avec ma famille, j’ai quand même l’intention de le faire, et pour lui ça revient au même… Je soupire en repensant au dîner chez mon oncle l’autre soir, ou plutôt à l’énorme fiasco qui s’est déroulé. Je savais que ça se serait passé comme ça. J’aurais pas dû venir, j’aurais dû écouter Pam et aller en boîte comme prévu. Au moins, je me serais amusée… C’est ce que je me suis répétée toute la journée, le lendemain, pendant que je traînais au lit, les yeux gonflés et un tas de paquets de mouchoirs vides empilés près de moi à force de pleurer. Chaque fois que je passe un moment en famille, c’est la même chose : je suis critiquée par tous, à tel point qu’à la fin je suis vidée émotionnellement et je n’ai plus la force de faire quoi que ce soit. Et là, ça n’a pas loupé ! À peine rentrée, je me suis effondrée sur mon lit. Comme j’avais vidé toutes les larmes de mon corps dans ma voiture, j’étais épuisée.

Après réflexion, je pense que ce qui m’a fait le plus mal, c’est d’apprendre que mon père était malade et que ma mère et Manon me l’ont caché. C’est même pas les remarques de Manon qui m’ont atteinte (j’ai l’habitude depuis le temps), c’est le fait de découvrir ça devant tout le monde et après tout le monde qui m’a fait vriller. J’ai eu l’impression d’être rejetée de la famille, d’être exclue. C’est pas la première fois que je ressens ça, mais on ne me l’a jamais fait comprendre de manière aussi directe. Après, comme je ne suis pas proche de mon père, j’aurais peut-être pas dû réagir comme ça ? C’était un peu exagéré, en y repensant… À vrai dire, comment est-ce que je pourrais être proche de quelqu’un qui ne m’a jamais soutenue ou défendue face à ma mère et qui n’ose même pas la contredire ? On en a eu des disputes avec ma mère, et à aucun moment il n’a pris mon parti. Dans la plupart des familles, généralement, c’est le père qui porte la culotte, mais dans la mienne c’est ma mère. Je ne l’ai jamais entendu lui dire un mot plus haut que l’autre ; au contraire, il s’écrase face à elle et abonde toujours dans son sens. Lamentable… Alors, pourquoi est-ce que je devrais me sentir mal pour quelqu’un qui ne veut même pas me voir ?

J’ai beau me répéter ces pensées en boucle, dans l’espoir de convaincre mon cerveau de leur véracité, la culpabilité m’envahit, tel un poison. Les paroles de Bruno me reviennent en tête. Il a peut-être raison, en fin de compte. Peut-être bien que je suis ingrate : ingrate de penser ça de mon père, ingrate de remettre en question ma tristesse face à sa maladie, ingrate de ne pas faire plus d’efforts pour le revoir. Après tout, je suis sa fille, je me dois d’être auprès de lui. C’est normal, c’est mon devoir…

Putain, je viens de faire exactement ce que je déteste : mettre mon père sur un piédestal juste parce que c’est mon père ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Pourquoi je suis aussi indécise ? Vous trouvez ça normal, vous, de ne plus vouloir avoir de contact avec votre famille, mais, en même temps, de tout faire pour vous sentir intégrée au sein de cette même famille qui ne peut pas vous blairer ? Parce qu’au fond, c’est ce que je pense et ça me tiraille.

J’aurais pu continuer à me morfondre ainsi pendant des heures, si Pam n’était pas revenue à la charge une nouvelle fois, avec une tasse de chocolat chaud et une assiette de petits biscuits dans les mains.

— Eh, ça va ? lance-t-elle en s’asseyant à côté de moi.

— Bof, pas terrible, comme tu peux le voir, je réponds en lui souriant faiblement.

— Je t’ai fait du chocolat chaud avec des petits gâteaux, comme tu les aimes, dit-elle en me tendant la tasse et l’assiette. Je pense que ça te fera du bien.

Je la remercie et avale une gorgée. Les arômes de cannelle et de vanille me chatouillent le bout de la langue, et je ne peux m’empêcher de pousser un soupir sous l’effet du plaisir. Ce n’est pas pour rien que je vous ai dit que Pam était une bonne cuisinière…

— Ça s’est si mal passé que ça avec Bruno, tout à l’heure ? me demande-t-elle tandis que j’enfourne un petit sablé dans ma bouche.

— T’imagines pas à quel point… je grommelle.

— Tu veux qu’on en parle ?

— J’sais pas, j’suis pas trop d’humeur, ça risque de m’énerver encore plus.

— Il t’a dit quoi pour te mettre dans cet état ?

— Des conneries, un tas de conneries… je marmonne en enfouissant la tête dans mon oreiller.

— Mais vous étiez pas censés bosser, à la base ?

— Si, mais entre-temps on a discuté et il est vite parti dans des délires de familles parfaites et unies, et d’autres trucs dans ce genre, je rétorque.

— Tu lui as quand même pas parlé de Manon, j’espère ?

— Pam, je t’ai dit que je ne veux pas en parler…

— OK, OK… concède-t-elle en m’observant d’un air pensif pendant une bonne minute avant de se frotter les mains et de se lever d’un coup. Bon, j’ai un truc à te proposer ! Je suis sûre que ça te remontera le moral !

— Quoi donc ? je lance d’un ton sceptique.

Généralement, quand Pam me propose quelque chose, ça sent toujours le coup foireux…

— Oh, commence pas avec tes soupçons ! Je vais pas t’embarquer dans un truc louche ! Jordan et moi, on va au resto vendredi prochain. Si tu veux, tu peux venir.

— Tu veux que je m’incruste dans une de vos soirées « couple » ? je m’exclame, surprise. Euh… merci mais non merci. J’ai pas trop envie de tenir la chandelle.

— Mais non, tu vas pas tenir la chandelle ! Tu seras pas seule, t’inquiète, y a un ami de Jordan qui vient aussi…

— Ha-ha, le voilà le plan pourri ! je m’écrie en tendant un doigt accusateur vers Pam. Je me disais bien qu’il y en avait un ! Ne me dis pas que tu veux essayer de me caser !

— Mais pour qui tu me prends, Sarah ? Bien sûr que non ! dit-elle, l’air faussement outragé. Je pense juste que c’est l’occasion pour toi de voir du monde, de faire des rencontres… C’est vrai quoi, ça te ferait du bien !

— Tu crois vraiment à ce que tu dis ou t’essayes juste de t’en persuader, là ?

— Oh, ce que tu peux être chiante, des fois, Sarah ! Est-ce que je t’ai déjà fait faire des trucs chelous ?

— Non…

— Bah voilà ! Arrête un peu de t’inquiéter et fais-moi confiance ! Tu verras, je suis sûre que toi et Pete, vous vous entendrez très bien.

— Ah ouais ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? je grommelle.

— Je le sais, c’est tout ! réplique-t-elle, son regard pétillant de malice.

— Comment tu l’as appelé, ce gars, déjà ? Éric ?

— Pete.

— Éric, Pete, c’est presque pareil, mais bref… Tu l’as déjà rencontré au moins, j’espère ?

— Mais oui, t’inquiète, plusieurs fois même ! Il est super sympa, tu verras, et en plus il est pas con comme un balai, pas comme la plupart des mecs.

— Ouf, je suis soulagée alors ! je ricane.

— Bon, tu veux venir, oui ou non ?

— Dis-moi d’abord à quoi il ressemble et je te donne ma réponse.

— Ha-ha, mystère !

— T’es sérieuse là ? Et je fais quoi s’il me plaît pas ou qu’il ressemble à un Schtroumpf ?

— Sarah, tu penses vraiment que je te présenterais quelqu’un qui ressemble à un Schtroumpf ?

— Non, mais dans ce cas, dis-moi de quoi il a l’air !

— Pas question, tu le sauras que si tu viens ! déclare-t-elle en se levant et en reprenant la tasse et l’assiette vides. Alors, ça te branche ou pas ?

— OK, OK, si t’insistes… j’accepte à contrecœur. À condition que vous passiez pas la soirée avec Jordan à vous tripoter et à vous galocher, parce que sinon je me casse direct !

— Comme si c’était notre genre de faire ça ! s’indigne-t-elle.

— Je dis ça, je dis rien…

— Bon, c’est d’accord pour vendredi, ou pas ?

— Je viens de te dire que oui !

— Cool ! s’écrie-t-elle, l’air triomphant, en se dirigeant vers la porte. Dès qu’on sortira du boulot et qu’on sera rentrées, t’auras dix minutes pour te préparer, on devra être là-bas à 19 h 30.

— Je serai rapide, t’inquiète. J’suis pas comme toi, je mets pas trois ans à me décider entre une simple robe et une jupe ! je lance d’un ton taquin.

Elle lève les yeux au ciel et me tire la langue avant de s’en aller.

Je pousse un profond soupir et me rallonge. Pam a raison, j’ai besoin de décompresser. Cette soirée va me permettre de me changer les idées. Une bonne façon de terminer la semaine, après tout…

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