5. Café et nouilles instantanées
L’imposante et magnifique architecture du musée d’Orsay avait fait place à une malheureuse studette étudiante tout en haut d’un immeuble dans le 13ᵉ arrondissement. Arthur était assis, non plutôt affalé, sur un pouf poire, une tasse de café entre les mains. Il buvait à petites gorgées le liquide marron trop amer. Il n’avait plus aucun souvenir depuis le départ de l’homme au chapeau melon. Où est-ce qu’il était exactement ?
Quatre murs, une gazinière tellement petite qu’elle aurait pu appartenir à une maison de poupée, un micro-ondes jaune poussin de mauvais goût, une bibliothèque mal rangée, débordante de livres, et un lit simple sur lequel reposait la folle du musée, un ordinateur portable sur ses genoux en tailleur. Elle était concentrée sur l’écran, tapant frénétiquement sur son clavier.
Arthur se racla la gorge pour lui rappeler sa présence. Elle leva les yeux vers lui puis vers la tasse qu’il tenait en main.
- Je vois que tu as repris tes esprits. Ça fait toujours un choc au début, mais tu verras, tu vas t’y habituer.
- Je ne comprends pas. Qu’est-ce que je fais là ?
Sanoé ferma son ordinateur. Elle se leva, faisant ainsi grincer le lit, se servit de l’eau chaude dans une tasse puis choisit un sachet de thé à la menthe. Elle s’installa ensuite par terre, le dos contre son lit, face à son invité.
- Bienvenue dans mon humble demeure. Tu as légèrement fait une crise de panique au musée. Alors, j'ai préféré faire profil bas et t’emmener avec moi. La seule chose que tu as dite en arrivant ici, c'est “café”, puis tu n’as pas prononcé un mot, elle regarda l’heure sur son téléphone. Depuis une heure et dix-neuf minutes. Tu sais que tu suis les inconnus beaucoup trop facilement ? C’est dangereux.
- Ça s'appelle un enlèvement.
- Je dirais plutôt que c’était une assistance à personne en danger. Tu es libre de partir quand tu veux. Mais je pense que tu as beaucoup de questions après ce que tu as vu.
Arthur but d’une traite le fond de sa tasse. C’était froid, amer et écœurant.
- Très bien, explique-moi. Parce que là, à part la folie, la drogue ou une hallucination collective, je n'ai pas d’explication.
- Comment tu t’appelles ?
- Quoi ?
- Ton prénom ? Je ne le connais pas.
- Arthur, mais ça ne répond pas du tout à ma question.
Elle plissa les yeux, se pencha vers lui. Et d’une voix grave et sérieuse, elle dit :
- Tu es un Réceptif Arthur.
- Non ça, c'est une référence à Harry Potter et ça n’explique rien.
Sanoé pouffa de rire.
- C’est bien, tu connais tes classiques. Humm… Gouverner par la raison et ne fait confiance à personne. Serdaigle, je dirais.
- Raté. Toi, par contre, Gryffondor. Trop de confiance en toi et trop impulsive.
- Bien joué, mais ce n’est pas bien difficile avec moi, je suis un livre ouvert. Poufsouffle pour toi. Tu comprends rapidement les gens. Intéressant pour un Clairvoyant.
- Je croyais que j’étais un réceptacle ?
- Pas réceptacle. Réceptif. Tu l’es. Tout comme tu es un Clairvoyant.
Arthur jeta sa tête en arrière, les mains contre ses paupières.
- Je suis complètement perdu. Tu peux pas expliquer avec des mots que je comprends ?
Sanoé se leva précipitamment. Elle lui passa devant pour ouvrir un placard emmuré à droite de sa gazinière.
- Tu as faim ? J’ai seulement des nouilles instantanées. Bœuf teriyaki ou porc tonkostu ? Je fais chauffer l’eau. Tu prendras celui que tu veux.
Il la regardait courir de droite à gauche dans la cage d’oiseau qui lui servait d’appartement.
- Pourquoi tu détournes la conversation ?
De la vapeur chaude s’évaporait déjà du bec de la bouilloire. Les deux gobelets instantanés étaient ouverts, prêt à accueillir l’eau qui ferait gonfler les nouilles industrielles. Sanoé se frotta la nuque, signe évident d’un certain malaise.
- Disons que c’est difficile à expliquer. Je m'apprête à bouleverser ta vie et à changer ta vision de la réalité. C’est jamais très agréable d’assister à ce genre de révélations.
Arthur ne bougea pas, la moue sur son visage indiquait qu’il était prêt à entendre ce qu’elle avait à lui dire.
- Très bien, admit-elle.
Les nouilles gorgées d’eau, elle tendit l’un des gobelets et une fourchette à Arthur. Elle ne savait pas quelle saveur elle lui avait donné, et peu importe, il n’en mangerait sans doute pas.
- Lorsqu’une personne meurt, son âme sort de son corps. Parfois l’âme passe directement dans l’au-delà, mais la plupart du temps, elle erre dans le monde des vivants. C’est ce qu’on appelle un fantôme. Il y en a plein, tout autour de nous, tout le temps. Généralement, ils sont comme l’homme au chapeau melon du musée d’Orsay, calme, perdu mais pas dangereux. Il arrive qu’il y ait des esprits animés par la vengeance, la colère, la peur et dans ces cas-là, ils sont dangereux pour les vivants. Mon travail, c'est d’aider les défunts à trouver le chemin de l’au-delà, ou alors à enfermer les esprits trop… virulent. Et les Réceptifs, comme nous, sont des personnes ayant des capacités extrasensorielles. On est sensible au paranormal.
- T’es donc une chasseuse de fantômes ?
- Je préfère le terme de guide, je les aide à trouver la porte de sortie. J’aime pas le terme de chasseuse, je suis pas là à les traquer tel un lévrier, fusil à la main.
- D’accord donc une guide pour fantôme, mais alors si on sent tous ces trucs paranormaux, pourquoi je ne pouvais que voir le fantôme. Je n'entendais rien, pourtant tu semblais avoir une conversation avec lui.
Sanoé aspira rapidement la nouille encore chaude en un slurp peu ragoutant.
- C’est parce que je suis une Sensible et toi un Clairvoyant. En gros, tous les Réceptifs n'ont pas la même sensibilité. Ce serait trop long de t’expliquer toutes les catégories, donc allons droit au but. Il y a cinq classes de Réceptifs. Toi tu es la troisième classe : Clairvoyant. Tu peux voir les esprits, mais tu ne peux ni les entendre, ni leur parler. Je suis une Sensible, la cinquième classe. Je peux aussi bien les voir, leur parler, communiquer avec eux, et parfois même plus…
Elle avait murmuré la fin de sa phrase. Ses sourcils bruns froncés en dessous de sa frange. Elle qui jusque-là était aussi étincelante et pétillante qu’un feu d'artifice, elle s’était assombrie. Mais le nuage gris passa rapidement, elle reprit soudain son teint lumineux et sa bonne humeur.
- Bref, je crois que c’est à peu près tout ce que je peux te dire dans l’immédiat sans que tu tombes en dépression.
- Super rassurant, merci beaucoup, ironisa Arthur tout en plongeant son regard dans la soupe de nouille tiède.
Sanoé se pencha vers lui, de sorte à le regarder droit dans les yeux.
- Tu le prends mieux que ce que je pensais.
- C’est parce que je crois que l’information n'est pas encore arrivée jusqu’à mon cerveau. Avant de paniquer complètement, j’ai encore des questions. Pourquoi maintenant ? C’est toi qui m’as contaminé ? C’est une maladie qui s’attrape la Réception ? Réceptivité ?
Elle éclata de rire.
- Mais non, idiot. Tu es un Réceptif depuis le jour où tu es né. On ne le devient pas du jour au lendemain, comme un Clairvoyant ne peut pas devenir un Sensible. C’est ce que tu es et rien ne changera ça. En temps normal, on ressent fortement le paranormal en étant enfant. En grandissant, certains affûtent leur don pour le rendre plus performant. D’autres en ont trop peur et l’enfouissent avec le temps. Ils peuvent encore ressentir certaines choses mais ils mettent ça sur le coup de leur imagination. C’est sans doute ce qu’il t’est arrivé. Tu avais bien fait le portrait de l’homme au chapeau melon sur la fresque du musée. C’est donc que tu le voyais sans le regarder.
- C’est complètement fou, articula difficilement Arthur, les mains contre son front.
- Ouai, je sais. L’information est enfin arrivée au cerveau ?
- Oui, renifla Arthur, les yeux rouges.
Il luttait pour ne pas exploser en sanglots. Il était seul, chez une inconnue, dans un endroit inconnu, avec un café amer et des nouilles froides d’une marque inconnue, et elle lui disait que les fantômes existaient. Et il ne pouvait que la croire puisqu' il avait vu lui-même un fantôme. Donc ça veut dire qu’il y a bien une vie après la mort. Mais alors est-ce l’enfer et le paradis existait ? Est-ce que la réincarnation était possible ? Il pourrait peut-être vivre sa deuxième vie dans le corps d’une loutre, ou d’un chat. Une vie simple, sans prise de tête et surtout, merde, sans conception de la vie et de la mort.
Une tortue verte en peluche, aussi grosse que sa tête, apparut devant lui.
- Prend la, c'est Absolem, ma peluche. Elle sent bon la lavande, elle aide pas mal pendant les crises.
Arthur prit la tortue dans ses bras, elle sentait effectivement la lavande et un peu le grenier aussi. Elle était toute ronde et douce. Il enfouit son nez dans les poils de sa carapace. C’était mieux que rien. Il avait toujours envie de pleurer mais beaucoup moins de sauter par la fenêtre pour voir si la réincarnation en chat était immédiate.
- Et maintenant ? demanda Arthur après un long silence.
- Soit, tu fais comme ci tout ça n’était qu’un mauvais rêve et tu retournes à ta vie normale. Soit, tu m’accompagnes à Quimper, exaucer la dernière volonté de l’homme au chapeau melon.
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