8. Sorcière, Réceptive et mafieuse
Un ciel gris et lumineux les attendait au réveil. Anne-Marie leur proposa un petit déjeuner copieux, mais les deux jeunes gens étaient pressés. L’odeur était pourtant terriblement alléchante, et Arthur rêvait plus que tout de croquer dans un croissant chaud et beurré. Et d’un café, il avait vraiment besoin d’un café.
Les enfants du couple somnolaient sur le canapé en cuir bleu marine, tandis que leurs parents rassemblaient leurs affaires. Sanoé attrapa un Arthur qui essayait de récupérer une tasse sur la table de la salle à manger, et l'entraîna avec elle, hors de la maison.
- Mais mon café, se lamenta le jeune homme.
- Promis, une fois passé à la banque, je te paierai un bon petit déjeuner.
- Alors dans ce cas, qu’est-ce-qu’on attend pour aller chercher cette boîte à musique ? Allons-y !
-§-
Quimper était une très belle ville. Plusieurs ponts, toujours fleuris malgré le mois d’octobre bien avancé, surplombaient les branches paisibles de l’Odet. Mouettes et canards barbotaient dans l’eau glacée. Les grands-mères promenaient leurs petits chiens, les parents promenaient leurs enfants et Sanoé promenait Arthur à travers le centre historique.
Ils arrivèrent rapidement devant un bâtiment en pierre jaunie. Les portes en verre portant le logo de la banque contrastaient étrangement avec l’ancienneté de la devanture. La banque n’ouvrait que dans dix minutes, pourtant un groupe de personnes âgées attendait impatiemment. Lorsque la porte automatique s'enclencha devant le premier vieillard, le troupeau s’engouffra à l’intérieur, engloutissant le pauvre malheureux.
- C’est drôle de les voir si pressés quand on sait où ils vont finir un jour.
Arthur regarda Sanoé horrifié. Visiblement, elle n'aimait ni les enfants, ni les grands-parents.
Un agent de la banque, impeccablement coiffé et rasé, vêtu d’un costume gris clair, les accueillit avec un sourire professionnel.
- Bonjour, comment puis-je vous aider ?
- Bonjour, j’aimerais récupérer un objet dans le coffre de ma famille. Au nom de Duchêne.
L’homme pianota sur son clavier. Ses sourcils noirs se fronçaient sous l’intense réflexion. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu’il ne retourne enfin son sourire vers eux.
- Je vois que votre famille est cliente chez nous depuis longtemps, votre coffre est bien ancien. Il me faudra une pièce d’identité et l’objet souhaité.
Arthur se raidit. Sanoé était bien loin d’être une Duchêne. C’était avec la fille de l’homme au chapeau melon qu’ils auraient dû venir. Mais comment auraient-ils pu la convaincre ? Ils se seraient pointés comme des fleurs chez cette Lucile, Sanoé lui expliquant qu’elle avait vu le fantôme de son père et qu’il souhaitait qu’on récupère la clé de son coffre à la banque pour lui donner un cadeau qu’il voulait lui offrir pour ses 5 ans.
La vieille dame leur aurait ri au nez dans le meilleur des cas ou appelé la police pour escroquerie dans le pire. Enfin, si elle était encore de ce monde, car tout comme le coffre à la banque, elle aussi, devait être bien ancienne.
Pendant qu'Arthur se faisait du mauvais sang dans son coin, Sanoé sortit de son sac une carte en plastique bleuté, qu’elle tendit au banquier.
- Madame Adélaïde Duchêne, parfait, je vous remercie, répondit-il finalement en rendant à “Adélaïde” sa carte d’identité. Il faut juste que vous remplissiez ce formulaire.
Sanoé récupéra le livret d’une dizaine de feuillets et s’installa sur un fauteuil de la salle d’attente.
- Adélaïde Duchêne ? demanda Arthur, le sourcil levé.
- Pour ta gouverne, c’est pas moi qui ai choisi le prénom, chuchota Sanoé.
- Mais comment t’as fait pour faire une fausse carte d’identité ?
- J’ai mes contacts, dit-elle avec un clin d'œil.
- Sorcière, Réceptive et mafieuse, tu as encore beaucoup de qualificatifs ?
- Yep, toute une liste !
Pendant que Sanoé remplissait le formulaire, Arthur en profita pour regarder les passants à travers la baie vitrée. Une jeune femme, queue de cheval et jogging rose fluo, marchait d’un pas rapide. Deux enfants traînant leur père vers un magasin de peluches artisanales. Un vieil homme, au long manteau vert sauge, tenant sous son bras une baguette dorée. À côté de lui, une femme du même âge marchait épaule contre épaule.
Arthur plissa les yeux. Il y avait quelque chose d’étrange chez elle. Il ne saurait pas l’expliquer mais elle ne semblait pas… palpable. Les bords de son corps ondoyaient comme le reflet de la lumière sur l’eau.
- Psst Adélaïde, la femme à côté de l’homme à la baguette… Je sais pas, y' a quelque chose de bizarre chez elle.
Sanoé releva la tête et vit immédiatement la personne dont parlait Arthur.
- Je te félicite, tu arrives à différencier les vivants des défunts.
- Mais elle a l’air normale, enfin vivante je veux dire. L’homme au chapeau melon ressemblait plus à une forme brumeuse. Elle, elle est aussi nette que l’homme à ses côtés.
- Elle est partie récemment, expliqua Sanoé en retournant à son formulaire. J’imagine qu’elle attend qu’il la rejoigne, en attendant, elle veille sur lui. C’est le type de fantôme le plus fréquent. Je les appelle les Romantiques.
Elle tourna une nouvelle page et souffla bruyamment.
- Rah pourquoi la paperasse est-elle toujours aussi longue et compliquée ?
Arthur continua de suivre le couple des yeux avant que tous deux ne disparaissent de son champ de vision.
- Ils sont vraiment tout autour de nous, j’en reviens pas de n’avoir jamais fait attention.
- C’est normal, on n'est pas habitué à croire en l’impensable. C’est une gymnastique du cerveau. Plus tu feras attention, plus tu seras conscient de l’au-delà et plus tu discerneras les esprits dans la foule. Et avec une bonne pratique, je suis persuadée que tu verras les plus âmes les plus anciennes. J’ai enfin tout rempli.
Elle rendit le formulaire, l’homme jeta un rapide coup d'œil, ce qui l'intéressait le plus était la signature du client.
- Parfait, je reviens dans un instant.
Il lui fallut bien plus qu’un instant. En réalité, Arthur et Sanoé attendirent près d’une demi-heure. Finalement, le costume gris clair apparut à travers un couloir vitré. Ses joues étaient rouges, sans doute à cause de son intense recherche, et dans sa main reposait un petit paquet emballé.
- Veuillez excuser mon retard, votre coffre était difficile à ouvrir. Il se pourrait qu’il n'ait pas été ouvert depuis presque un siècle. La serrure avait rouillé… tout comme la clé.
- Ce n’est rien, nous ne sommes pas pressés. Je vous remercie, répondit Sanoé en récupérant le cadeau.
Alors que la porte automatique s’ouvrait sur les deux adolescents, le banquier, d’une voix faible, leur demanda :
- Si je puis me permettre, que contient cet emballage ?
Sanoé recula d’un pas et se retourna vers l’homme.
- Un cadeau de ma grand-mère. C’est une vieille boîte à musique que lui avait offert son père, il y a bien longtemps. Je me marie bientôt et ma grand-mère voulait me l’offrir. Mais elle est trop faible à présent pour venir jusqu’ici alors c’est la mariée qui vient chercher son cadeau, plaisanta Sanoé, un ravissant sourire de fiancée sur les lèvres.
Ils sortirent enfin de la banque, le précieux cadeau d’un fantôme dans les bras.
- Tu mens comme un arracheur de dent, s’étonna Arthur, qui, s’il ne connaissait pas l’histoire derrière cette boîte à musique aurait, lui aussi, avalé les paroles de la jeune femme.
- Que veux-tu ? dit-elle en soulevant ses épaules. J’adore les belles histoires, et je suis très bonne comédienne. Allez, en hommage à Adélaïde Duchêne, une jeune mariée qui aura eu une très courte vie, remplie de papiers administratifs, je t’offre le petit déjeuner.
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