18. Croquer en tout bien tout honneur

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Arthur ne pensait pas revoir un jour l’intérieur de cet appartement luxueux. Il était assis à la même place que la dernière fois, il y a de cela plusieurs mois. Cette fois-ci, par contre, personne n’était à ses côtés, à rire parce qu’il avait recraché son café.

Il patientait dans le salon aussi tendu que dans une salle d’attente pour un entretien d’embauche. Une femme de ménage passait délicatement le plumeau autour du cadre de la télévision. Ses mouvements avaient une telle délicatesse que cela lui donnait des aires de ballerine. Elle anéantissait de nombreux clichés d’Arthur sur les femmes de ménage des gens riches. Pour lui, c'étaient toujours des vieilles femmes revêches, courbées par les années de travail, fripées comme de vieux parchemins, au nez d’aigle pour sentir aussi bien qu’un limier, et aux yeux perçants capables de voir le moindre grain de poussière. Il faut dire que ses seules références étaient les séries télévisées anglaises, dans le style de Downton Abbey.

Cette femme-là avoisinait les soixante ans. Les cheveux noirs ébènes nattés et joliment rehaussés en un chignon serré, la peau mate et le teint lumineux, de jolies marques de vieillesse venaient parcourir son visage comme des sillons sur du sable humide. Ses lèvres fines, légèrement maquillées d’un rose cendré, fredonnaient un air de musique classique. Et ses yeux. D’incroyables yeux émeraude en amande. Ils étaient rieurs et d’une douceur qui émerveilla Arthur. Il n’avait qu’une envie : la croquer. Pas au sens premier. Il n’avait aucune intention de mordre cette pauvre femme. Il mourrait d’envie de la dessiner. Elle ferait un modèle formidable, il en était certain.

Impatient et pris d’une inspiration soudaine, il sortit le carnet de croquis qui ne quittait jamais son sac. Il tourna les pages à la recherche d’une feuille vierge. Arthur adorait se replonger dans son cahier, parfois sans raison particulière. Juste pour le plaisir de revoir ces visages d'inconnus rencontrés dans le métro ou devant sa fac, ces silhouettes flous de revenants croisés au détour d’un chemin ou des objets du quotidien. Il aperçut rapidement son premier fantôme, l’homme au chapeau melon. Et quelques pages plus tard, c’était le visage souriant de Sanoé.

Ce soir-là, en revenant de leur première mission à Quimper. Arthur, de retour chez lui, n’avait pas réussi à trouver le sommeil. Il avait encore pleins de questions. Beaucoup de doute. Et de peur. Il avait repris son carnet pour contempler une fois encore le croquis de l’homme au chapeau melon. Il avait besoin de se rassurer. De se prouver que tout ce qu’il avait vu et vécu était bien réel. Pour essayer de se fatiguer, il avait pris son crayon et commencé à griffonner une base de visage. Il lui fit une frange, une coupe courte, deux grands yeux curieux, un nez droit, des lèvres souriantes. Plus la mine grise dansait sous sa main et plus un visage familier apparaissait.

Lorsque Arthur prit conscience de qui il dessinait, il referma violemment son carnet, éteignit la lumière et se força à s’endormir.

Aujourd'hui encore, le croquis n'était pas terminé. Et à bien y regarder, cette Sanoé ne ressemblait pas vraiment à la vraie. Ses yeux étaient trop bas sur son visage, son nez pas assez droit, ses joues pas assez rebondis et ses cheveux étaient bien trop disciplinés. La vraie Sanoé avait toujours des mèches rebelles et des épis, à croire qu’elle s’était elle-même coupé les cheveux.

Depuis, Arthur avait eu beaucoup plus d’occasion de la revoir. Il pourrait la dessiner sans modèle à présent. D’autant plus qu’il rêvait presque chaque nuit d’elle. Mais pas un rêve agréable. Celui du train. Toujours le même. Il revisionnait inlassablement “la scène de la honte”, puis le brouillard, les yeux lumineux et pour finir les mises en garde de la voix mystique.

  • Je savais que tu étais bizarre, mais à ce stade, c'est du stalk, jugea Rima derrière son épaule.

Elle s’était faufilé derrière lui et avait découvert le portrait de sa meilleure amie. Les joues en feu, Arthur ferma précipitamment son carnet.

  • C’est pas ce que tu crois ! Ce … C’était …, bégaya-t-il, incapable de trouver la moindre excuse.

Heureusement, la mère de Rima arriva à ce moment et sortit Arthur de son embarras.

  • Marie-Angélique, n'oublie pas d'aider ton frère avec ses devoirs et tu me feras le plaisir de faire tes exercices de piano. Je pars au Pilate, bisous ma chérie !
  • Maman ! hurla Marie-Angélique, mais c’était trop tard, sa mère était déjà partie.

Un silence pesant s’abattit sur le salon.

  • Marie-Angélique, c’est ça ton vrai prénom ?
  • Oui bon bah, c’est bon ! J’ai un prénom de merde, je sais !
  • Non non, mais c’est … très … enfin … Rima ça te va très bien.

Rima, que la colère avait rendue cramoisie, desserra les dents. Elle souffla un grand coup et s’assit sur le canapé en face d’Arthur. Ce dernier attendait que la jeune fille parle en premier. Elle l’avait invité sans plus d’explication.

Depuis la fête chez Noah, Arthur et Sanoé ne s’étaient pas revus. Ils n’avaient pas non plus vraiment échangé de message. Au début, beaucoup trop honteux, Arthur avait fait le mort. Il ne touchait même plus à son téléphone de peur de recevoir une notification de la part de Sanoé. Mais son rêve le hantait de plus en plus. Un soir, n’y tenant plus, il envoya un message à sa partenaire. Il fallut toute une semaine pour qu’elle le lise et une semaine supplémentaire pour qu’elle réponde :

Désolée, affaire en cours, peut pas parler.

Émoji Panda.

Il avait retenté plus tard. Elle avait encore éclipsé la conversation avec un court message et un émoji ridicule. Il avait essayé de l’appeler. Elle ne répondait pas. Bon, c’était clair et net. Elle l’esquivait.

Au début, il était en colère qu’elle ne daigne même pas lui adresser la parole et surtout qu’elle parte en mission paranormale sans lui. D’accord, il avait merdé, mais il était bourré. Il méritait au moins de s’expliquer. Après, il se lamenta, disant que tout était sa faute, que de toute façon, il ne lui était d’aucune utilité. Et aujourd’hui, sa partenaire et son passe-temps surnaturel lui manquaient. Plus de trois mois étaient passés. Un matin, alors qu’il pensait que les Guides du Monde de l’Invisible étaient derrière lui à tout jamais, il reçut un message d’un numéro inconnu. C’était Rima. Elle voulait lui parler et c’était en lien avec Sanoé.

  • Tu dois te demander pourquoi je t’ai fait venir, commença Rima.

Arthur se contenta de hocher la tête en signe d’affirmation.

  • Je sais que c’est tendu en ce moment entre Sanoé et toi. Très tendue même.

Elle ne pouvait pas être plus loin de la réalité.

  • Et crois-moi, je t’aurais jamais appelé si j’avais pu régler cette affaire moi-même ! Mais j’ai un voyage familial « obligatoire » et je ne peux vraiment pas y échapper.

Arthur ne comprenait pas où elle voulait en venir, mais il voyait bien que Rima était très ennuyée. Et au ton qu’elle avait pris en disant “obligatoire”, il sentait qu’elle avait bataillé avec ses parents pour ne pas faire ce voyage. Visiblement, elle avait perdu.

  • Sanoé va avoir besoin d’un ami. Et quand je dis “ami” je parle d’un vrai ami. Pas un qui essaye de l’embrasser.

Arthur s’enfonça plus profondément dans le canapé. Rima était au courant, super…

  • Peu importe ce que tu as de prévu dans les prochains jours, annule. Même si c’est important, je m’en fous. Tu pars en Écosse avec elle.
  • Attends quoi ? s'exclama-t-il en se redressant.
  • Sa grand-mère est décédée. L'enterrement est dans trois jours. Et Sanoé ne doit pas y aller seule. Même si vous vous faites la gueule, tu restes un Guide du Monde de l’Invisible. Et dans l'équipe, on se soutient les uns les autres.
  • Rima, on n'est pas dans Breakfast Club. Et puis j’ai cours, qu’est-ce que je vais dire à mes profs, à mes parents ? En plus, j’ai pas d’argent pour les billets d’avion !
  • T’inquiète, j'ai piraté les serveurs de ta fac, tous tes cours ont miraculeusement migré à la fin du mois, tes camarades peuvent me remercier. Pour les billets, les voilà, dit-elle en sortant de la poche de sa combinaison short deux billets d’avion. Pour tes parents, par contre, c'est toi qui gères, je vais pas te faire tout le travail non plus.

Elle tendit les billets à Arthur. Il la stoppa d’un geste de la main.

  • Je peux pas accepter. J’ai pas les moyens de te rembourser.

Rima empoigna la main d’Arthur et l’obligea à prendre les billets.

  • Je te l’ai dit, t’as pas le choix. Et bien que j’aurais adoré te voir galérer pour me rembourser, c’est inutile. Mon père est pilote d’avion. Mes billets sont gratuits.
  • Oh !

Arthur n’avait rien à ajouter d’autre. Il la remercia et regarda les billets.

Le vol aller était à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Départ à 15 h 07, arrivée à 15 h 20. 1 h 13 de trajet.

Le 17 février.

  • Mais c’est demain !
  • Justement, dépêche-toi de faire ta valise et prends des pulls. Il fait froid en Écosse l’hiver.

Rima lui prit le bras et l’emmena jusque devant la porte d’entrée.

  • Mais attends, Sanoé est au courant au moins que je viens avec elle ?
  • Mais oui, mais oui. Prends soin d’elle. Pas de bisous, pas de geste déplacé, pas de tentative foireuse, ou je pourris ta vie réelle et virtuelle !

Elle prit un instant pour réfléchir, ses joues toutes roses devinrent blanches et ses yeux se parèrent d’un voile de tristesse.

  • Ça ne va pas être facile… Il faut que tu sois là pour elle, termina-t-elle.

Puis, elle le poussa dans le couloir et ferma la porte.

Il devait être là pour Sanoé.

Cette phrase hantait déjà ses nuits depuis des mois.


Le lendemain, en arrivant à l’aéroport Charles-de-Gaulle, Arthur ne s’attendait pas à voir le visage déconfit de Sanoé.

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