20. Terre de légendes et de haggis

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Quitter le froid et la grisaille de Paris pour être accueillis par la pluie et l’humidité d’Édimbourg. Au moins Arthur n’était pas dépaysé. Sanoé avait troqué son casque pour des écouteurs. On n'est jamais trop prudent, avait-elle dit en tendant un écouteur à Arthur.

De la musique ! Que le ciel et tous les dieux des peuples existants soient loués. Arthur la remercia chaudement et se laissa bercer par la playlist plus qu’hétérogène de Sanoé. Elle était composée de musiques actuelles, des musiques des années 80, jusqu’aux années 50, des musiques de film et beaucoup de musiques celtiques. À moitié réveillé, il jeta un coup d'œil à sa voisine de siège. Il pensait que Sanoé allait se détendre depuis leur réconciliation, même s'ils n'avaient jamais vraiment en colère l’un contre l’autre. Pourtant, elle continuait de frotter la paume de sa main, son genou droit tressautait sans cesse et son regard restait figé sur le hublot. Ce n’était pas le fait de prendre l’avion qui angoissait son amie, il en était certain. Il sentait que c’était plutôt leur arrivée qui la mettait dans cet état.

L'atterrissage de l’avion sur la terre ferme provoqua quelques secousses qui réveillèrent Arthur. Il sursauta, surpris, les yeux ronds comme des billes. D’un mouvement protecteur, Sanoé attrapa la main du jeune homme. Elle l’avait fait instinctivement. Se rendant compte de son geste, elle le lâcha aussitôt.

  • Pardon, s’excusa-t-elle en souriant.

C’était Sanoé. Même tiraillée par la peur, elle protégeait les autres. En revanche, avant, elle ne se serait pas excusée. Au contraire, elle aurait taquiné Arthur pour lui faire monter le rouge aux joues. Finalement, ce que redoutait Arthur devenait réalité. Leur relation n’était plus la même, depuis « la scène de la honte ».

-§-

Sanoé savait parfaitement ce qu’elle faisait et où elle allait, à l’inverse d’Arthur. Il se mit en pilote automatique et la suivit comme un caneton derrière sa maman canne. Une fois sortie de l’aéroport, elle se dirigea vers une rangée de taxi. Elle indiqua à un des chauffeurs un endroit qui, à l’oreille d’Arthur, sonnait très britannique.

Il avait oublié ce détail pourtant très important qui justifiait totalement le fait de voyager jusqu’en Grande-Bretagne. Sanoé était Écossaise.

Alors que cela ne se remarquait pas du tout à Paris, si ce n’est son très fin accent. Ici, il était indéniable qu’elle faisait partie du pays du haggis et des kilts en tartan. Malgré ses bases d’anglais de lycée, Arthur ne comprenait pas un traître mot de la conversation entre Sanoé et le chauffeur de taxi, tant ils parlaient vite et leur accent était prononcé.

Visiblement, l’homme savait où il devait les conduire. Il les aida à mettre leurs valises dans le coffre et les invita à s’asseoir à l’arrière.

Une cinquantaine d'années, les cheveux noirs grisonnants tout comme sa barbe soigneusement taillée. Des petits yeux porcins balayant tantôt la route, tantôt le rétroviseur intérieur de la voiture. Il était sobrement habillé d’un ensemble noir. C’était Monsieur Tout le Monde.

Sanoé et lui riait franchement. Le rire tonitruant de l’homme résonnait dans la voiture. Arthur eut même l’impression que cela la faisait trembler. La réputation des écossais bruyants et abrupts n’était pas si éloignée de la réalité.

Arthur n’arrivait même pas à se concentrer sur la conversation, tant il était fasciné par le paysage qui l’entourait. Édimbourg et ses rues pavées, ses bâtiments en pierres grises, ses nombreux fantômes vadrouillant dans les rues. Il connaissait la réputation de cette partie de la Grande-Bretagne, mais il était loin de se douter de sa véracité. Des foules entières de spectres grisâtres marchaient calmement, se fondant parmi les passants vivants. Tous arboraient des vêtements d’époque bien différente. Une jeune femme élégamment habillée d’une robe du XIXᵉ siècle, un vieillard grand comme une montagne vêtu d’un kilt à carreaux, une femme en jean et en long manteau de fourrure. Cette dernière était la plus nette de tous aux yeux d’Arthur.

Il se souvenait que Sanoé lui avait expliqué que les âmes des défunts prenaient leur forme humaine après leur décès. C’était une façon de se protéger, de continuer à vivre comme de leur vivant. Une sorte de déni fantomatique pour éviter un choc trop brutal. Mais les années s’écoulant, ils finissent par oublier leur vie. Leur fausse enveloppe charnelle s’estompe en même temps que leur souvenir et pour les plus anciens, il ne reste plus que le souffle de leur âme. Arthur se demandait à quoi ça ressemblait, une âme mise à nu.

À chaque coin de rue, il avait l'impression qu’un secret sombre et ancien attendait d’être découvert. Cette sensation lui fit penser à son roman Les Mystères de Paris. Il fallait qu’il se renseigne auprès de son frère. Peut-être qu’il existait le même style de roman sur Édimbourg ?

Peu importe où ses yeux se posaient, il était émerveillé. Pas étonnant que l'autrice d’Harry Potter se soit inspirée de cet environnement magique. Il ne regrettait pas d’avoir pris dans sa valise sa grosse écharpe de la maison Poufsouffle. Surtout que le froid était bien plus prenant ici qu’à Paris.

Ils roulèrent à travers toute la ville. Arthur soupçonna le chauffeur de prendre les routes passant devant les lieux les plus touristiques. Le château d'Édimbourg, le palais de Holyrood, la cathédrale Saint-Gilles, le parlement écossais… Arthur était fasciné devant tant de beauté et de grandeur et également terriblement frustré de simplement les contempler rapidement sans pouvoir ni les visiter ni les dessiner. Sanoé sembla lire dans ses pensées et passa en français.

  • On n'a pas le temps aujourd’hui, mais promis, je te ferai visiter les plus beaux endroits d’Édimbourg à notre retour !

Arthur la remercia d’un sourire et se rappela qu’il n’était pas là pour faire du tourisme, mais pour soutenir son amie dans un moment difficile. Il écarquilla les yeux, comment avait-il pu oublier ?

  • D’ailleurs, j’aurais dû te le dire bien avant. Je suis désolé pour ta grand-mère. Comment tu te sens ? demanda-t-il penaud.

Elle s’installa plus profondément dans son siège, jouant avec les poils de la carapace de sa peluche.

  • Je sais pas trop. Contente qu’elle ne souffre plus. Triste qu’elle s’en aille… Toi et moi, on sait comment ça se passe juste après. Mais on ne sait pas comment c’est le Grand Après. Je m’inquiète pour elle, j’espère qu’elle y sera bien. Mais bon, on verra tout ça le moment venu. Avant ça, j’ai hâte de te la présenter.

Le paysage citadin laissa peu à peu place à l’immensité de la campagne écossaise. Les voilà au cœur des Highlands. Arthur avait du mal à exprimer ce qu’il ressentait devant un tel spectacle. Ses yeux s'abreuvaient de tout ce qu’il pouvait admirer. Des terres vallonnées d’un vert surnaturel, mystérieusement enveloppées d’une brume blanche. Les rayons du soleil perçaient les épais nuages gris et formaient des faisceaux lumineux d’une couleur dorée irréelle. Arthur en avait le souffle coupé.

Après une heure et demie de route et un Arthur muet d’admiration, ils distinguèrent au loin un semblant de vie humaine dans cette terre sauvage. Un manoir du XVIIIᵉ siècle s’élevait à mesure qu’ils s’en approchaient. Le taxi pénétra dans l’enceinte de l’incroyable bâtisse. Arthur se retourna vers la vitre arrière. Pourquoi entraient-ils ici ? Rima leur avait-elle offert une nuit dans un château ? C’était étonnamment généreux de sa part. À leur retour, Arthur ne manquerait pas de la remercier !

Le manoir formait un U en pierres brunes et grises clairs. Une arche en pierre accueillait les invités dans une cour de gravier circulaire. Le taxi fit le tour et les déposa devant la porte d’entrée. Il les aida à décharger le coffre et remonta dans sa voiture. Après un signe de la main amical à ses deux clients, ses pneus crissèrent sur les pavés et il s’en alla, musique à fond.

La demeure était grandiose. Une sorte de château médiéval, en plus petit. Deux tours encadraient le bâtiment principal. L’aile gauche ressemblait à des anciennes écuries réaménagées en pièces de vie. La partie de droite était purement décorative. Des arches de pierres, jaunies par le temps, ouvraient l'entrée à un parc gigantesque. L’herbe était du même vert éclatant que celle des coins les plus sauvages du pays. Une forêt de sapins hauts comme des immeubles engloutissait une partie du domaine. Le paysage était merveilleux, impressionnant, interminable. Arthur ne s’était jamais senti aussi petit de toute sa vie. Et pour une fois, ça ne le dérangeait pas. Il sortit son téléphone pour prendre une photo quand la porte d’entrée du manoir s'entrouvrit.

Une petite tête rousse apparut derrière le battant en bois. Une fillette d’environ huit ans pointa son nez constellé de taches de rousseurs vers Sanoé. Ses yeux noisette se plissèrent, retroussant son nez dans le même mouvement. Elle lâcha finalement un cri d’étonnement et courut à toute jambe dans la direction des deux nouveaux arrivants, manquant de tomber dans les escaliers surplombant la cour principale.

  • You’re back ! (Tu es de retour !), hurla de joie la petite fille.

Elle sauta et agrippa Sanoé à la taille. Ce drôle de câlin n’était pas s’en rappeler à Arthur sa première rencontre avec Rima. Décidément, Sanoé avait tout d’une maman koala.

  • Hey, little pumpkin ! (Hey, petite citrouille !), répondit Sanoé.

Elle prit la petite dans ses bras et ponctua chacune de ses taches de rousseur de bisous. Cette dernière riait aux éclats. Arthur laissa échapper un rire lui aussi, devant la tendresse du tableau en face de lui. Sanoé avait, le temps d’un instant, retrouvé tout son éclat et sa vitalité.

Sanoé n'appréciait guère la compagnie des enfants. Alors, pour qu’elle réagisse de cette façon, la petite fille était sans aucun doute de sa famille. Et d’après la couleur identique de leurs yeux, Arthur penchait pour sa petite sœur. Cela voulait-il dire que toute la famille logeait dans le château le temps des funérailles ? Ils devaient être aisés pour louer tout un château le temps d’un week-end.

Une fois calmée, la fillette prit conscience de la présence du jeune homme à côté d’elle. Timide, elle cacha son visage dans le cou de Sanoé et chuchota à son oreille.

  • He’s my friend Arthur. Show him how well you speak French, (C’est mon ami Arthur. Montre-lui comme tu parles bien français.) encouragea Sanoé.
  • Bonjour, commença la petite avec un fort accent. Je… m'appelle… Mairead. Je parle… well français.
  • Bonjour Mairead, salua Arthur de son ton le plus doux. Ravie de faire ta connaissance.

La petite n’avait compris que son prénom, ce qui lui suffit pour sourire à Arthur.

Sanoé la reposa finalement au sol. La petite rousse sautillait de joie autour d’eux tout en lâchant un flot de paroles incompréhensibles pour Arthur. Sanoé ne répondait que par simple mot : Okay, Yes, Right, mais son sourire ne se fanait pas. Une petite main agrippa celle tout aussi blanche de Sanoé. Mairead voulait accompagner Sanoé dans le château, mais la jeune femme ne bougea pas. Son sourire retomba. Sa respiration se coupa. Ses yeux restaient rivés sur l’entrée de la demeure.

Elle dit quelque chose à la fillette qui hocha la tête et repartit en courant de là où elle venait.

  • C’est ma petite sœur, indiqua Sanoé toujours le regard fixé devant elle.
  • Je m’en étais douté. Elle a les mêmes yeux et les mêmes expressions du visage que toi. Et surtout, elle a la même énergie inépuisable, plaisanta Arthur.

Sanoé eut un rictus. Elle blanchissait à vue d'œil. Si elle continuait ainsi, elle concurrencerait les plus anciens fantômes d’Édimbourg.

  • Sanoé … tout va bien ?

Elle secoua la tête pour s’obliger à sortir de sa torpeur. Et respira profondément.

  • Ça va. Le voyage a dû me fatiguer. Allons-y, le temps ne va pas tarder à devenir menaçant.

Elle avait raison, de gros nuages gris d'orage glissaient lentement depuis l’ouest. Le vent glacial, accompagnant le sombre changement, faisait trembler les sapins environnants. Le fameux temps pluvieux écossais arrivait à pas de loup. Et Arthur avait hâte de voir si c’était aussi beau que ce qu’il avait pu entendre.

Valise en main, ils montèrent les marches qui menaient à la porte d’entrée. Au-dessus d’eux, un blason en cuivre ornait la devanture du manoir. En son centre, en relief, un chien au long museau tirait la langue. Au-dessus, un chardon sauvage étalait ses feuilles le long de l’armoirie. Une fleur de lys terminait l’ornement en dessous du lévrier à poil long. Une devise familiale en gaélique serpentait autour du blason. Arthur avait du mal à déchiffrer les lettres usées par le temps et les intempéries extérieures. Il lui fallut de longues secondes pour reconnaître au moins un mot.

Cockborne.

Ce n'était pas du gaélique. C’était le nom de famille de Sanoé. Ce château appartenait à sa famille.

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