22. Une brochette de roux
Arthur avait bien des fois été mal à l’aise tout au long de ses vingt et un ans d'existence. Mais jamais à ce point. La famille de Sanoé s’était rassemblée dans la chapelle familiale. Déjà, qui a une chapelle familiale ?
Son ventre grondait de faim. Heureusement que le petit orchestre présent pour la cérémonie masquait ses gargouillements. Il n’avait pas mangé la veille au soir. Sanoé lui avait directement montrer leurs chambres.
Arthur était si fatigué du voyage et de toutes les merveilleuses découvertes de la journée qu’il s’était affalé dans un sofa et ne s’était relevé que pour aller se coucher.
Le matin, Sanoé l’avait pressé de s’habiller rapidement. Les funérailles allaient bientôt commencer, ce qui lui avait aussi fait rater le petit déjeuner.
Et le voilà dans une chapelle glaciale, vêtu de noir des pieds à la tête, devant le portrait d’une femme au visage angélique et souriant. Sanoé aussi était évidemment habillé en noir. C’était étrange de la voir avec si peu de couleur. Elle qui, d'ordinaire, portait des pulls jaune acidulé, des jeans avec des fraises peintes dessus et des chaussettes grenouilles. Elle était à elle toute seule un arc-en-ciel vestimentaire. À présent, elle ressemblait plus à un tournesol fané, le visage baissé sur le sol pavé. Cette pensée serra le cœur d’Arthur.
Sanoé ne ressemblait pas à sa grand-mère. Déjà parce qu’elle n’avait pas une centaine d'années, mais les traits de son visage étaient différents. La femme du tableau avait un visage fin et émacié, tandis que celui de Sanoé était rond et réconfortant. Leurs nez aussi n’avaient rien de semblable, en bec d’aigle pour la vieille dame, tout droit pour la petite fille. Néanmoins, il était indéniable qu’elles avaient la même façon de sourire. Un sourire grand et franc.
Le cercueil était placé devant le cœur. Un prêtre psalmodiait en gaélique, concentré sur son texte. À sa droite, l’orchestre, composé de cinq hommes en kilt, cessait de jouer quand l’homme d’Église prenait la parole.
Arthur et Sanoé étaient les plus éloignés, restant à l’entrée de la chapelle. Au début, il prit les reniflements pour des larmes d’une famille en deuil. Il se rendit vite compte, que c’était simplement le début d’un rhume dans un lieu humide et froid. Pas une personne ne pleurait. Arthur avait eu peu d’occasion d’assister à des enterrements, si ce n’est celui d’une vieille tante qu’il n’avait jamais vu qu’une fois. Et dans son souvenir, beaucoup avaient versé au moins une larme.
Là, l'ambiance était encore plus glaciale que la température. La famille de Sanoé restait debout, droit comme des i, le visage fermé. Pas une accolade, pas un regard de soutien, pas un mot réconfortant. C’était effrayant.
Au premier rang, Arthur reconnut la chevelure rousse de Mairead, la petite sœur de Sanoé. Et à en croire les tignasses flamboyantes à côté d’elle, il devait s’agir des parents de Sanoé et d’autres de ses frères et sœurs. Ils avaient tous de magnifiques cheveux roux. Cette famille ne pouvait pas être plus écossaise.
Sanoé aurait dû les rejoindre au premier rang. C’était sa place en tant que petite fille de la défunte. Et puis Arthur aurait aimé la voir dans cette brochette de roux.
Il avait oublié, ayant tellement l’habitude de la couleur de cheveux de son amie. D’autant plus depuis qu’elle avait refait ses racines avant leur départ. Mais ce n’était pas sa couleur naturelle. Sanoé était brune. Une tache sombre parmi un feu ardent.
La cérémonie se termina sans fioritures. Le cercueil fut escorté jusque dans le cimetière familial, tenu à bout de bras par les musiciens. La famille suivit en silence. Sanoé et Arthur terminaient le cortège funèbre. Elle faisait tout pour être la plus discrète et la plus éloignée possible, Arthur le voyait bien. Pourquoi ne se joignait-elle pas au reste de sa famille ?
Il le comprit une fois le cercueil en terre. Lorsque les membres de la famille se retournèrent les uns vers les autres pour discuter. Personne ne s'adressait à Sanoé. Quand ils la regardaient, c’était avec tant de méchanceté et de dégoût qu’Arthur en eut mal au cœur. Littéralement. Son ventre se tordait. Il avait envie de vomir.
Sanoé restait droite, le menton levé, fière. Ses yeux ambrés transperçaient tous ceux qui entraient dans son champ de vision. Elle était impressionnante. Et forte. Et tétanisée. Arthur remarqua que les mains de sa partenaire tremblaient. Dans un geste de soutien, pour lui montrer qu’elle n’était pas seule, il glissa son petit doigt autour du sien.
Elle sursauta, elle était tellement concentrée sur son armure de façade qu’elle en avait oublié la présence de son ami. Celui qui l’avait suivie dans ses étranges aventures paranormales. Celui qui supportait son caractère extravagant. Celui qui l’avait accompagné et qui restait à ses côtés.
Les murmures dans le cimetière devinrent plus indiscrets. Sanoé s’échappa de l'étreinte d’Arthur. Elle lui lança un sourire qui se voulait rassurant. C'était tout le contraire. Il était affreusement triste, solitaire et douloureux.
Les membres du clan Cockborne se dirigèrent ensuite à l’intérieur du manoir pour profiter des encas préparés après l’enterrement. En passant devant Sanoé et Arthur, Mairead salua sa sœur d’un geste affectueux. Une femme sévère, au teint pâle et au chignon serré, lui prit la main et la força à avancer.
Ne restait dans le cimetière que Sanoé et Arthur.
- Grand-mère ! appela Sanoé. Pas la peine de te cacher, je sais que tu n’aurais pas loupé ton enterrement.
Une forme blanche se dirigea en flottant vers le duo. Elle voletait dans les airs, comme un dauphin jouant dans l’eau. En se concentrant, Arthur reconnut le visage de la vieille dame du portrait. La grand-mère de Sanoé. Pour une défunte, elle avait un teint éclatant, voire lumineux dans la grisaille du mauvais temps. Elle posa sur Sanoé un regard bienveillant et aimant. Bien différent de celui que lui avait lancé sa famille vivante.
Arthur voyait ses lèvres se mouvoir, pourtant aucun son n’en sortait. Être un Clairvoyant, c'était sympa, mais ça aurait été mieux d’avoir le son avec l’image.
- Je sais, répondit Sanoé à la parole muette de sa grand-mère. Mais je n’allais quand même pas ne pas venir. On repart demain de toute façon. Je peux supporter, termina-t-elle un sourire forcé.
Le spectre de la grand-mère se tourna en direction d’Arthur.
- C’est Arthur, mon ami et partenaire dans les affaires. Il m’aide pour les activités paranormales. Même si je crois que pour aujourd'hui, il me sert surtout de soutien émotionnel.
La grand-mère bougea ses bras brumeux.
- Non, Clairvoyant. C’est pour ça qu’il ne t’entend pas.
La grand-mère hocha la tête et fit un signe de la main au jeune homme qui le lui rendit un peu perplexe.
- Arthur, je te présente ma grand-mère, Moïra Cockborn.
- Dis-lui que je suis ravie de faire sa connaissance, malgré ces circonstances.
- Elle t’entend très bien, rigola Sanoé. Avec la mort, on récupère très bien son ouïe. C’est toi qui ne peux pas. Vas-y, parle-lui directement.
- Mais mon niveau d’anglais n'est vraiment pas…
- Ne t’inquiète pas. Elle parle couramment français. C’est elle qui m’a appris. Elle te comprendra si tu ne parles pas trop vite, encouragea Sanoé.
Arthur n’avait encore jamais directement parlé à un fantôme. Comme il ne les entendait pas, il était parti du principe qu'eux non plus ne pouvaient pas. Il jeta un coup d'œil à son amie, qui lui fit signe d’avancer.
- Bonjour madame. C’est un plaisir, salua Arthur timidement.
- Elle te dit bonjour, elle est aussi ravie de te rencontrer, traduisit Sanoé.
Une fois les présentations faîtes, Arthur se mit en arrière pour laisser grand-mère et petite-fille échanger une dernière fois librement.
-§-
- C’est un très gentil garçon, constata Moïra.
- C’est vrai. Heureusement qu’il est là. Je ne sais pas si j’aurais eu le courage de venir seule.
- Je sais que c’est très dur ma chérie. J’en suis désolée. Mais je te remercie d’avoir fait tout ce chemin pour dire au revoir à ta vieille grand-mère. Tu es encore plus belle et plus confiante que la dernière que je t’ai vue, affirma la vieille dame, un tendre sourire fier et admiratif sur son visage.
Elle leva sa main vers Sanoé, et fit glisser ses doigts fantomatiques pour lui caresser la joue. La jeune femme ne ressentie qu’un frisson glacé, ce qui lui fit monter les larmes aux yeux.
- C’est comment, être mort ? demanda Sanoé.
- Je ne saurai te le décrire. C’est une sensation que je n’avais jamais ressentie avant… C’est impossible d’expliquer avec des mots. Mais rassure-toi, ce n’est pas douloureux, bien au contraire.
Moïra se tut un instant avant de reprendre :
- Nos deux amies d’Édimbourg m'ont confié une mission, expliqua-t-elle à Sanoé. Elles ont besoin d’un livre de notre bibliothèque. Comme tu peux t’en douter, vu mon état, je n’ai pas pu le leur rapporter. Est-ce que tu pourras t’en charger avant de partir demain ?
Sanoé fit oui de la tête, luttant pour ne pas exploser en sanglots. Les yeux de la vieille dame se plissèrent. Était-il possible de pleurer même dans la mort ?
- C’est un gros volume à la couverture vert foncé. Tu le trouveras dans le tiroir de ma table de nuit. Tu leur diras que je les embrasse. Et je tiens à ce que tu gardes mon camée, peu importe ce que te dira ta mère !
- Tu es obligée de partir maintenant ? S’il te plaît, reste encore un peu avec moi, la supplia Sanoé.
- Je dois partir, c’est dans l'ordre des choses, mon ange. J’ai été si heureuse d’avoir une petite fille aussi courageuse que toi. Mais malgré ton courage, reste proche de tes amis. Tu auras bientôt besoin d’eux, déclara-t-elle d’un mouvement de tête vers Arthur. Une ombre plane dans le monde des esprits, je la sens jusque dans mon âme. Et ton don grandissant, il pourrait t’apporter des ennuis. Mais où que tu sois, je veillerai sur toi. Toujours. Au revoir, ma chérie.
Elle posa ses lèvres immatérielles sur le front de sa petite fille. Sanoé était tellement grande, que la vieille dame avait besoin de flotter pour l’embrasser. Et puis, petit à petit, son image brumeuse s’effaça, de la même façon que l’homme au chapeau melon. Seule une flamme bleutée voleta un instant avant de s’évanouir également.
Les yeux rougis, Sanoé se retourna vers Arthur.
Il avait assisté à toute la scène avec émotions. Il n’avait pas le droit de pleurer alors que Sanoé elle-même luttait contre ses larmes. Pourtant, les joues du jeune homme étaient trempées.
- Tu… Tu veux bien me prendre dans tes bras ? renifla Sanoé.
Malgré son chagrin, elle restait toujours droite, regardant Arthur dans les yeux.
Pour toute réponse, il ouvrit grand ses bras. Elle s’y engouffra, reposant sa tête sur l’épaule de son ami.
Elle tremblait contre lui. Arthur n’aurait su dire si c’était de froid, de chagrin ou de peur.
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