23. Portrait de famille
Après avoir vainement essayé de consoler Sanoé, Arthur et elle étaient repartis au château des Cockborn. Sur le trajet, la pluie s’était remise à tomber pour la cinquième fois de la journée. Hier encore, Arthur s'extasiait devant le spectacle qu’offrait la pluie sur les terres d’Écosse, aujourd’hui, il avait froid, il était trempé et il voulait un café bien chaud.
La majorité des invités était déjà partie, laissant quelques petits fours sur des plateaux en argent. Les principaux membres de la famille discutaient encore dans le salon principal.
Arthur n’eut pas le temps de contempler la beauté rustique et vintage du salon, que Sanoé le poussait déjà dans le couloir pour monter les escaliers. Un doigt contre ses lèvres, elle lui fit signe de rester silencieux. Ses yeux et le bout de son nez étaient encore rouges d’avoir pleuré. Il n’aurait jamais ne serait-ce qu’imaginé que la fière et joyeuse Sanoé puisse pleurer. Il était si naïf.
Alors qu’il se faisait emmener de force vers l’étage, il remarqua que les murs du couloir étaient tapissés de portraits de famille. Des petits, des grands, des rectangulaires, des ovales, des peintures, des photographies. Arthur n’arrivait pas à savoir si la multitude de cadres agrandissait la pièce ou, au contraire, la rendait plus étriquée.
Hommes, femmes et enfants étaient tous représentés richement vêtus, le port de tête digne et droit. Sanoé avait, elle aussi, l’habitude de relever le menton de cette façon, ce devait être de famille. Soudain Arthur pila, manquant de faire tomber Sanoé.
Sur l’un des clichés les plus récents, il reconnut Moïra Cockborn, la grand-mère de Sanoé. Elle était plus jeune d’une dizaine d'années. Ses cheveux étaient déjà d’une blancheur lumineuse et ses yeux ébène transperçant. Contrairement à la femme qu’il avait vue sur le portrait à la chapelle, celle-ci avait le visage sévère et fermé. Un frisson parcourut Arthur, il avait presque l’impression qu’elle le suivait du regard. Habillée tout en noir, comme si son heure était déjà arrivée, la seule touche de couleur était une broche d’un rouge pâle accrochée à son foulard sombre. Un camée.
Autour de la vieille dame, un homme et une femme à l’impressionnante chevelure de feu tiraient la même tête d’enterrement. Sans mauvais jeu de mot. L’homme était vêtu d’un élégant costume brun sombre, pochette de soie dans la poche de sa veste, montre élégante au poignet, l’homme riche et puissant du XXIᵉ siècle. La femme, également tirée à quatre épingles, portait une robe en satin moulante, les épaules recouvertes d’une fine étole. Arthur reconnut la femme qui était au côté de Mairead dans le cimetière.
Devant les parents, cinq enfants posaient sagement. Un garçon, visiblement le plus âgé de la fratrie, tout à gauche pour rester avec le père, caressait le dos d’un lévrier écossais aux longs poils gris. Venait ensuite un autre garçon, plus jeune, à l’expression douce et juvénile. Puis deux jumelles au teint de porcelaine et aux joues roses. Et enfin, un bébé assis dans un landau à froufrous blancs.
- On n'a pas le temps de regarder les vieux portraits de famille, chuchota sévèrement Sanoé.
- Ta grand-mère n'a pas l’air commode sur ce tableau, fit remarquer Arthur qui, lorsqu’il était question d’art, n’écoutait plus personne. Ce sont tes parents ? demanda-t-il en montrant le couple du doigt.
- Oui, oui c’est eux. Je sais, on est tous très beaux dans la famille, allez vite ! pressa Sanoé. Sa voix était tendue. Et elle regardait en arrière comme si elle avait peur d’être suivie.
Arthur fit un pas, puis s’immobilisa de nouveau, le regard rivé sur le tableau.
- Je ne savais pas que tu avais autant de frères et sœurs. En fait, je ne savais même pas que t’en avais tout court. Le bébé, ça doit être Mairead, trop chou ! Wow, le grain de la photographie est si net. Votre photographe est très doué. Chaque élément du décor est bien pensé, les couleurs sont choisies pour ressortir sur le fond rouge foncé, sans être trop lumineuses. Le travail de profondeur est impressionnant… analysa-t-il plus pour lui-même que pour Sanoé qui virait au blanc aspirine. Mais alors, tu es où toi, ici ? Tu as une sœur jumelle ?
À présent, Sanoé était livide.
Les jumelles avaient beau avoir un sacré air de famille, elles ne ressemblaient pas vraiment à l’image qu’Arthur avait de Sanoé petite. L’enfant qui lui ressemblerait le plus, c’était…
Il n’avait pas fait attention au début, trop concentré sur la technique et les éléments composant la photographie. Toutes les personnes du tableau avaient les mêmes cheveux roux. Tous, sauf le deuxième petit garçon. Il arborait un joli brun chocolat. Des yeux ambrés, des joues rebondies, un sourire franc.
Arthur se retourna vers Sanoé. Pour la première fois depuis leur rencontre, elle ne le regarda pas dans les yeux.
Derrière elle, une femme rousse au chignon tiré, sobrement habillée d’une robe droite noire, attendait les bras croisés. C’était la femme du tableau. La mère de Sanoé. Son expression était aussi impitoyable que celle de la photographie.
- Callum, appela sèchement la femme avec un fort accent.
Les épaules de Sanoé tressautèrent. Elle se retourna, comme si c’était elle qui était appelée. Là encore, elle garda le visage baissé. Attendant une sentence qui ne saurait tarder.
Le reste de la conversation, Arthur ne la comprit pas. Seulement des mots, tels que « vêtements », « cheveux », « famille » et « père ». La femme avait beau ne pas hausser le ton, Arthur sentait bien qu’elle était folle de rage. Une fine veine bleutée pulsait sur son front dégagé.
Elle pointa l’escalier du doigt, de la même façon que l’on montrerait sa niche à chien après une bêtise. Il était temps pour eux de monter s’enfermer dans leurs chambres et de ne plus en ressortir avant leur départ. En tout cas, c’est ce que comprit Arthur.
Avant de repartir vers le salon, la femme dévisagea Sanoé. Une moue de dégoût se dessina sur son visage, plissant les rides de ses lèvres et celles au bord de ses yeux. Elle lança un dernier regard vers Arthur tout aussi écœuré.
- Hum… commença Arthur.
Les mots restaient bloqués dans sa gorge. Il assimilait ce qu’il venait de découvrir et se remettait petit à petit de l’aura haineuse de la femme.
Sanoé le stoppa d’un geste de la main. Les dents serrées, elle fixait hargneusement le couloir à présent vide.
- Ne dis rien, s’il te plait, murmura-t-elle.
Sans un mot de plus, elle monta l’escalier et s’enferma dans sa chambre.
L’air était si pesant autour d’Arthur. L’écho des discussions du salon se répercutaient sur les murs du couloir. Quelques rires fusaient. Ils semblaient s’amuser là-bas. La famille de nouveau réunie. Enfin presque.
Arthur avait les mains moites. Il observa une dernière fois le garçon brun du tableau avant de suivre Sanoé.
Il toqua à sa porte. Personne ne lui répondit. Alors, il frappa encore. Jusqu’à entendre le cliquetis de la poignée.
Dans l'entrebâillement de la porte, il aperçut le visage épuisé de Sanoé. Ses yeux étaient rouges et cernés. Ses lèvres paraissaient ne jamais avoir souri. Elle avait vécu beaucoup d’émotions négatives en trop peu de temps et n’était plus que l’ombre d’elle-même.
- Laisse-moi, Arthur, dit-elle dans un souffle.
Sa voix était brisée.
Mais Arthur posa sa main sur celle de Sanoé et ouvrit un peu plus la porte. Il s’engouffra dans la pièce comme une brise.
- Pourquoi tu es là ?
- Là, en Écosse ? Pour toi. Et là, dans ta chambre ? Aussi pour toi.
- T’as pas envie de vomir en me voyant ? Je devrais te dégoûter, cracha Sanoé. Surtout après…
Elle laissa sa phrase en suspens, jeta un coup d'œil à la bouche d’Arthur avant de rapidement dévier le regard.
Pour toute réponse, il empoigna ses épaules, l'obligeant à le regarder.
- Tu es Sanoé ! Tout en toi étincelle, déclara-t-il avant de la prendre dans ses bras. Tu es ma partenaire, ma meilleure amie. Jamais tu ne me dégouteras.
Il savait qu’elle pleurait. Il pouvait sentir les larmes brûlantes de la jeune femme couler sur son cou.
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