Chapitre 1 L'héritage (partie 1)
J’ai parfaitement conscience du danger que peut représenter le récit qui va suivre et de la contradiction manifeste que la décision de l’écrire constitue avec la ferme résolution de me taire qui fut la mienne jusqu’à présent. Est-ce à cause de la maladie d’Alzheimer dont les symptômes se font chaque jour plus cruellement sentir ? Ou le désir d’un homme sans enfant ni épouse, au seuil de la mort, de laisser à une postérité incertaine le souvenir d’événements qui ont au plus haut point et définitivement bouleversé ma vie ? Je ne saurais dire. Mais j’espère du plus profond de mon âme que cette histoire, malgré son caractère hautement incroyable, j’en ai conscience, fournira des explications satisfaisantes sur mon caractère que beaucoup ont qualifié de misanthrope depuis quarante et un an et mon retrait brutal de la communauté scientifique où pourtant je commençais à acquérir une renommée dépassant les frontières de l’hexagone. Alors que durant toutes mes études, mes années de recherches universitaires, je m’étais consacré à la quête, noble et pure, de la vérité, j’ai compris de la manière la plus violente et la plus éclatante qui soit, que cette quête conduisait l’humanité tout entière à sa perte et qu’il était préférable de demeurer dans une ignorance et un silence salvateur.
Tout commença au cours du mois d’octobre 1978. J’étais alors un jeune chercheur en paléontologie et mes travaux portaient sur l’homme de Néandertal, ce lointain cousin apparu plus de quatre cent mille ans avant notre ère et disparu trois cent soixante-dix mille ans plus tard environ. Je ne sais toujours pas, aujourd’hui encore, pourquoi, précisément, j’avais choisi ce domaine d’étude. Je pense bien plutôt que c’est lui, cet aïeul antédiluvien qui m’avait choisi. La fascination – je n’emploie pas ce terme à la légère – qu’il avait exercée sur moi dès les premiers instants où j’avais franchi les portes de l’université n’avait cessé de croître à mesure que j’acquerrais, comme le plus fabuleux des trésors, des connaissances toujours plus nombreuses et précises sur lui.
Cette fascination était tout à fait légitime. La découverte, en 1856, près de Düsseldorf, des ossements fossilisés de ce qu’on allait appeler par la suite l’homme de Néandertal fut une révolution et par un de ces hasards prodigieux qui émaillent et illuminent l’histoire de la science, cette découverte s’accompagna, trois ans plus tard, de la publication de L’origine des espèces par Charles Darwin. Ces deux faits scientifiques, d’une importance capitale quand on les considère séparément, constituaient, mis en rapport l’un avec l’autre, un bouleversement comparable à la découverte de l’héliocentrisme par Nicolas Copernic ou celle de la relativité par Albert Einstein. L’homme (ou homo sapiens comme la science de la préhistoire l’appelle), créature considérée jusqu’alors comme la plus parfaite et chérie de Dieu, avait déjà perdu de superbe avec les travaux de Copernic et de Galilée : le sol sur lequel elle vivait n’était plus le centre de l’univers, mais un astre errant, un satellite ridicule du Soleil. La mise au jour d’un proche parent, plus ancien, enfonça le clou. L’homme devint une espèce parmi d’autres : le résultat d’une évolution possédant l’unique et tragique privilège d’être suffisamment intelligent pour comprendre la misère de son insignifiance. Une espèce parmi d’autres, oui. À la fois sur la Terre mais aussi, comme j’allais le découvrir, dans l’univers et les autres plans qui constituent ce qu’on appelle, faute de mieux, la « réalité ».
L’homme de Néandertal avait transformé radicalement la vision que l’homme avait du monde et de lui-même, mais il restait mystérieux et enfermé dans l’image caricaturale d’un être grossier et brutal, dont la disparition n’était au bout du compte qu’un dénouement logique. Mes travaux s’attachaient à démontrer l’inverse. Néandertal était un homme intelligent et sa culture bien plus évoluée et raffinée que ce que la doxa des autorités scientifiques prétendait. Bien évidemment, mes recherches et mes hypothèses créaient fréquemment la polémique au sein du petit monde savant, et, conséquence inévitable, faisait grandir ma renommée. Je dois avouer que cela n’était pas pour me déplaire. J’aimais mes recherches. Mais j’aimais aussi, par anticipation, la célébrité et la gloire éventuelles qu’elles pouvaient m’apporter. J’avais un rêve secret : percer le mystère de la disparition soudaine de l’homme de Néandertal de la surface du globe et marquer à jamais de mon empreinte la grande marche du Savoir et du Progrès.
Tels étaient à peu près mon état d’esprit et ma situation à cette époque. Je vivais dans un minuscule studio du Quartier latin– c’était le seul type de logement que mon maigre salaire d’assistant à l’université pouvait m’offrir – et je travaillais avec un acharnement confinant à l’obsession. Mes rares moments de distractions, je les passais avec Jules, mon meilleur ami. Un peu plus jeune que moi, ce jeune rentier, apprenti écrivain, était mon exact opposé, mon « sombre double » comme il aimait à dire en plaisantant. J’étais issu d’une modeste famille d’artisans du nord-est de la France, lui appartenait à une famille bourgeoise parisienne et vivait de ses rentes. Il était insouciant, fantasque, drôle quand moi j’étais introverti, rationnel et, aux yeux de beaucoup, trop rigide. Nous formions une drôle de paire d’amis, mais solide, qui le demeura même dans les moments terrifiants et funestes qui eurent lieu. Un flot de souvenirs très agréables, souvent simples, parfois rocambolesques (à commencer par notre rencontre improbable ou encore la curieuse habitude que nous avions de nous écrire tous les jours alors que nous vivions dans la même ville et que nous voyions très souvent) mais toujours précieux et authentiques jaillit dans mon esprit tandis que j’écris, et je dois, bien malgré moi, contenir l’impérieuse envie de les raconter. L’objet de mon récit est autre et fait trembler cette main ridée qui tient la plume et empli d'effroi le moindre recoin de mon être.
Un soir du mois d’octobre 1978 (je ne me souviens plus du jour exact), alors que je rentrais d’une longue et laborieuse journée de travail à la bibliothèque, je trouvai sur le paillasson devant ma porte un mot que Jules avait griffonné à la hâte. Il me demandait de le rejoindre instamment chez lui. L’écriture, que je connaissais bien, me semblait plus nerveuse qu’à l’accoutumée et je soupçonnais que mon ami était en proie à une excitation toute particulière.
Je me rendis immédiatement à son appartement sans même prendre le temps de déposer mes affaires de travail. Et lorsqu’il vint m’ouvrir la porte, je le trouvai effectivement plus enjoué qu’à l’ordinaire. Ses yeux, toujours animés d’un éclat plein de vie et d’intelligence, brillaient plus intensément encore. Il me pressa d’entrer, me conduisit dans son vaste séjour, m’invita à m’asseoir dans un des deux fauteuils club délicieusement confortables qui faisaient face à la grande cheminée. J’avisai, sur une petite table Art nouveau, placée entre les deux fauteuils, deux verres épais de forme carrée et une bouteille d’un whisky fort coûteux venu de l’île de Jura. Elle était déjà bien entamée.
- Je t’attends depuis un moment, dit-il en s’asseyant à son tour, et je me suis servi un petit verre pour patienter. Ou deux. Ou trois… !
Il m’adressa un clin d’œil. L’alcool, et tout particulièrement le whisky, exerçait un ascendant puissant sur mon ami. De plus en plus puissant devrais-je dire. Je n’aimais pas trop cela, Jules le savait et, comme presque tout avec lui, le tournait à la plaisanterie.
Il ouvrit la bouteille pour nous servir deux solides rations. Les esters qui s’en échappèrent répandirent instantanément une odeur boisée et exquise. Jules s’enivrait, certes, mais avec un goût tout à fait sûr. Je pris mon verre et fit tournoyer lentement le liquide épais et ambré.
- Alors, demandai-je, pourquoi cette convocation si pressée ?
Pour toute réponse, Jules se leva et pris une enveloppe qui était posée sur le rebord en marbre de la cheminée et me la tendit. C’était un courrier recommandé avec accusé de réception à mon nom. L’enveloppe avait été ouverte. Je levai des yeux à la fois surpris et mécontent en direction de mon ami.
- Tu dois te demander comment j’ai pu récupérer cette lettre, n’est-ce pas ?
À vrai dire, j’étais si indigné par le fait que Jules l’ait lue sans ma permission que je ne m’étais même pas posé la question.
- C’est fort simple, reprit-il sans me laisser le temps de placer la moindre syllabe. Tu sais que je me suis attelé depuis plusieurs semaines déjà à la rédaction d’un roman d’amour fantastique…
- Oui, le coupai-je avec impatience, l’histoire de la belle Kharikléa…
- Pas la peine de prendre ce ton blasé, répliqua-t-il l’air faussement blessé. Bref, alors que je m’empêtrais dans mon histoire sans pondre la moindre ligne – valable, j’entends – je décidai de te rendre une petite visite, me disant que ta froideur et ton sérieux légendaires me botteraient les fesses et me redonneraient du cœur à l’ouvrage. Et en arrivant chez toi, je vis le facteur frappant désespérément à ta porte, cette fameuse lettre à la main. Il me prit pour toi et je ne fis rien pour le détromper. Les occasions de s’amuser sont si rares, hein ? Bien sûr, il me demanda de présenter une pièce d’identité.
Il s’interrompit et vida son verre quasiment d’un trait.
- Et c’est là que l’écrivain de génie entre en action ! J’entortillai si bien notre facteur d’une toile inextricable de mots qu’il me donna la lettre. Tu peux me dire un grand merci. Grâce à moi, tu évites une longue attente dans la queue du bureau des P.T.T !
J’aurais dû être estomaqué ou, au moins, fâché. Jules avait usurpé mon identité, avait subtilisé mon courrier, s’était permis de le lire et je devais le remercier ! Il n’en fut rien pourtant. Il y avait en lui cet art du récit, cette aptitude, sans doute parce qu’il était le seul garçon, benjamin qui plus est, des quatre enfants de la famille, à se faire pardonner quoi qu’il pût faire.
- Mais vas-y, lis-la donc ! Qu’attends-tu ?
Je pris le temps d’examiner l’enveloppe. L’expéditeur était Me Vernier, un notaire de Belfort, ville où j’étais né et où vivaient la plupart des membres de ma famille. Voilà qui me surprit. Pour quelle raison, un notaire de ma ville natale m’écrivait-il ? Mon travail ne me laissait guère de temps d’entretenir des contacts réguliers avec mes parents mais ils m’auraient à coup sûr prévenu si quelque événement grave, ou en tout cas suffisamment important pour qu’un homme de loi intervînt, était advenu. Je sortis la lettre. Le contenu était bref. Je le lus à voix haute. Me Vernier avait « l’immense honneur » de m’annoncer que j’étais l’unique héritier de tous les biens de mon oncle Pierre Richenbach, notamment de sa propriété du village de C…, en Haute-Saône, à une trentaine de kilomètres de Belfort.
- J’ai toujours eu envie de visiter la Franche-Comté ! s’exclama Jules. Nous partirons demain tôt dans la matinée. Je passe te prendre à huit heures tapantes, monsieur le nouveau propriétaire !
(A suivre...)
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