Chapitre 2
Massilia, Douzième Royaume.
Lucas marchait depuis près de deux jours dans les étendues sableuses du désert de Dru, lorsqu’il entrevit enfin un peu de verdure, qui ne pouvait provenir que de la Forêt de Jade. Revigoré par l’impression de toucher enfin au but, il accéléra le pas malgré la fatigue : le Messager Arcal lui avait donné peu d’indices sur la durée de son voyage. Sa gorge se faisait sèche et la perspective de se désaltérer à un ruisseau était plus qu’alléchante par rapport à l’eau tiède de sa gourde.
Le trajet ne lui aurait pris que quelques heures s’il avait pu utiliser ses ailes, mais le Messager avait été catégorique : s’il souhaitait réussir, il devait marcher. La Forêt ne se montrait qu’à ceux qui s’approchaient avec humilité. Il en aurait ri si son mentor n’avait été si sérieux. La voie de l’humilité, Lucas l’avait choisie trois ans plus tôt, en pleine connaissance de cause.
Le vent se leva tout à coup, l’enveloppant dans un tourbillon de poussière. Il se protégea le visage de ses ailes, et avança à tâtons en espérant sortir de ce vortex infernal. Au bout de quelques minutes, il réalisa soudainement que ses pieds n’étaient plus en contact avec le sol. Il lui fallut une seconde de plus pour réagir et déployer ses ailes, malheureusement trop lourdes, car le sable et la poussière s’étaient incrustés dans ses plumes. Il réussit in extremis à ralentir suffisamment sa chute pour ne pas se blesser.
Lucas se dégagea du buisson qui avait amorti sa chute et jeta un coup d’œil aux alentours. Une végétation luxuriante l'encerclait. Un regard vers le haut lui confirma ce qu’il avait soupçonné avant de s'écraser : la Forêt de Jade se logeait au sein d’un profond gouffre, en plein milieu du désert. Lucas dépoussiéra méthodiquement ses ailes. Avec un peu moins de chance, il aurait pu se tuer. Une façon vraiment stupide de mourir.
Il était inutile de s’attarder. Atteindre la Forêt de Jade était la première épreuve. Maintenant, il devait trouver un Compagnon. Et s’il en croyait ses ainés, ce ne serait pas aussi facile qu’il l’imaginait.
Décidé, il pénétra résolument dans les fourrés. Contrairement aux autres forêts qu’il avait pu traverser, il n’entendait aucun bruit. Pas un son, pas un chant d’oiseau, seulement le bruit de ses pas.
Lucas avança sur ses gardes : une menace flottait dans l'air. C’était étrange, car la Forêt de Jade était un lieu de paix, et le jeune homme se sentait étrangement vulnérable sans les armes qu’il avait dû confier à son mentor.
Une ombre ondula sous les buissons devant lui, et un myrkkrir apparut. L’Envoyé se figea, incertain sur la conduite à tenir. Ces félins à la foururre sombre vivaient en groupe d’une dizaine d’individus et se déplaçaient rarement seuls. Il lutta contre le réflexe qui le poussait à s’éloigner au plus vite et s’efforça de respirer calmement. Le Messager Arcal n’avait cessé de le lui répéter, le choix d’un Compagnon était question de confiance mutuelle. Puis le myrkkrir se ramassa pour bondir et Lucas ne songea plus qu’à sauver sa vie.
Le félin le rata de peu et grogna de frustration, dévoilant sa double rangée de crocs acérés. D’autres grognements lui répondirent, et l’Envoyé comprit que le reste de la meute n’était pas loin. Il déglutit nerveusement. Rien ne se passait comme prévu, et maintenant qu’il s’était aventuré sous les arbres, il ne pouvait fuir par les airs. Pourvus de griffes rétractiles, les myrkkrirs seraient en plus capables de le poursuivre sur les plus hautes branches.
Lucas se concentra sur les bruits de la forêt pour estimer leur position. S’il ne se trompait pas, ils étaient en train de l’encercler. Il jura tout bas. Ses chances de s’en sortir vivant diminuaient d’instant en instant.
L’Envoyé recula doucement, pas à pas et adopta une posture défensive. Une branche roula sous son pied ; d’un diamètre correct au jugé, il n’avait plus qu’à espérer qu’elle soit de taille convenable.
Il se baissa pour s’en saisir, avant d’effectuer une roulade pour esquiver l’attaque d’un des fauves qui avait vu une faiblesse dans sa position. Le jeune homme se redressa, il tenait maintenant une solide branche. Ce n’était qu’un morceau de bois, mais entre ses mains il deviendrait une arme redoutable qui augmenterait ses chances de survie.
Les myrkkrirs se montrèrent plus agressifs, comme s’ils se sentaient provoqués. Ils sortirent des ombres et des buissons, avancèrent vers lui, leurs pattes s’écrasant sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol dans un silence d’autant plus glaçant que seul le feulement rauque de leur gorge était perceptible, chargeant l’air de menace.
Lucas en dénombra neuf. Un sacré nombre pour un seul homme. Son bâton ne lui suffirait pas pour maintenir leurs crocs à distance respectable de son corps.
L’un des félins bondit, donnant le signal de l’attaque. L’Envoyé pivota ses appuis et l’extrémité de la branche vint le cueillir en plein vol. La bête s’écroula, sonnée.
Mais elle n’était pas seule. Lucas se détourna de justesse pour éviter une attaque dans son dos. Ils cherchaient à le mettre à terre, comprit-il comme l’un d’eux refermait ses mâchoires sur sa botte. Le cuir épais résista et il donna plusieurs coups sur la tête de la bête avant qu’elle ne lâche, vraisemblablement assommée.
Avec deux des leurs au sol, les félins grondèrent sourdement et reculèrent. Savaient-ils que nul n’avait le droit de tuer un animal dans la Forêt de Jade ? Qui transgressait cette loi ancestrale était passible de mort. Les Envoyés venaient ici en paix dans l’espoir de trouver un Compagnon ; la confiance était de mise.
Lucas connaissait bien la réputation de la Forêt de Jade ; jamais encore il n’avait entendu parler d’attaque de ce genre. Il ouvrit un peu plus ses ailes pour présenter un aspect plus menaçant. Peut-être pourrait-il s’en sortir avec un peu d’intimidation ? Les myrkkrirs n’étaient pas censés être aussi agressifs.
Qui trouble la quiétude de ces lieux ?
Lucas se figea au son de la voix. Des oiseaux colorés vinrent se percher sur les branches à proximité comme les myrkkrirs s’applatissaient soudain au sol en gémissant. Une panthère se glissa sous un noisettier à quelques pas de lui. Pas une panthère ; un panthirion, réalisa-t-il comme l’animal prenait la couleur des feuilles alentour. Un cerf à la robe ocre et aux bois abondamment fournis d’andouillers sortit des fourrées, les oreilles attentives.
Vous n’êtes pas d’ici. Quittez ce sanctuaire tant que je vous le permets encore.
Les myrkkrirs amorcèrent une lente retraite, tandis que leurs grognements exprimaient leur déplaisir. L’Envoyé Lucas resta sur ses gardes ; les félins agissaient clairement à contrecoeur. Il ne serait totalement rassuré que lorsqu’ils auraient disparu pour de bon.
Un dernier myrkkrir s’attardait ; leur meneur, Lucas en était certain. Les pupilles verticales s’étrécirent en le dévisageant.
Nous nous reverrons.
L’Envoyé frissonna comme le félin faisait volte-face et disparaissait dans les ombres. Avait-il imaginé ces mots ou le myrkkrir l’avait-il vraiment menacé ?
Tu n’as pas rêvé, Ailes Blanches. Ces myrkkrirs ne sont pas sauvages. Crois-tu avoir encore besoin de cette arme que tu tiens ?
Lucas reposa précipitamment sa branche au milieu des feuilles mortes qui jonchaient le sol avant de s’incliner, poing sur le cœur.
–Acceptez mes excuses les plus sincères. Je n’ai aucune intention belliqueuse.
Contrairement à ce qu’escomptait Lucas, c’est un oiseau au plumage bleuté, défraichi, qui se rapprocha.
Quelle est la raison de ta présence, Ailes Blanches ?
–On m’a dit de venir ici pour trouver un Compagnon.
La scène lui paraissait de plus en plus surréaliste. Seul le Lié était en mesure de comprendre son Compagnon via le lien du Wild. Le soleil du désert avait-il tapé plus fort que prévu sur sa tête pour qu’il s’imagine parler avec un simple volatile ?
Nous sommes dans la Forêt de Jade, Ailes Blanches. Nos pouvoirs sont décuplés dans ce sanctuaire. Tu es libre de choisir ; ou de repartir.
Plusieurs animaux s’avancèrent à quelques pas de l’Envoyé. Le panthirion qu’il avait observé précédemment ; un python qui descendit de la branche autour de laquelle il était lové ; un faucon, imperturbable sur son perchoir ; une panthère, dont la fourrure noire se confondait avec les ombres ; un loup, au pelage gris mordoré…
Ils étaient plus d’une douzaine, à attendre ainsi son bon vouloir. La pensée le mit mal à l’aise. Il n’était pas là pour soumettre quiconque à sa volonté.
–Je ne crois pas que le choix me revienne, dit-il enfin. Je ne cherche pas un esclave, mais un partenaire. Je suis membre du corps des Mecers : ma vie ne sera qu’une suite plus ou moins longue de combats.
Que proposes-tu, alors, autre que cette vie écourtée ?
Lucas faillit réciter les paroles rituelles qu’il avait apprises ; elles lui parurent soudain bien fades face à l’opportunité qui se présentait.
–Un soutien inconditionnel. Le partage de mon âme. Ma vie avec ses limites.
Tu es conscient du poids de tes mots ? Tu es bien jeune, pour être vraiment lucide sur un tel engagement.
–Jeune ? Plus que la plupart qui viennent ici, oui. Je sais ce qui m’attend.
L’oiseau inclina la tête, et l’une de ses plumes se détacha pour venir tourbillonner à ses pieds.
Que feras-tu, si personne ne te choisit ?
Son sang se glaça à cette simple perspective. Il ne s’était jamais imaginé qu’un seul avenir : être Messager. Échouer était impensable.
Pourtant… Devenir Messager était un rêve. Mais il avait plus important. Comme ce serment, prêté alors qu’il n’avait que treize ans et venait tout juste d’obtenir sa première Barrette d’Envoyé.
–Je trouverai une autre voie pour réussir, répondit Lucas, déterminé.
Le volatile resta silencieux. Un par un, les animaux se détournèrent comme les ombres s’allongeaient et la forêt plongeait dans l’obscurité. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’oiseau bleu.
Le jeune homme lutta pour ravaler sa déception. Alors tout était fini ?
Viens.
Surpris, Lucas suivit l’oiseau qui voletait de branche en branche. Il devenait compliqué de le discerner au milieu du feuillage avec la nuit qui tombait et sa progression était difficile. Après de longues minutes, ils arrivèrent dans une petite clairière, près de laquelle chantait un ruisseau.
Tu peux dormir ici, Ailes Blanches. Demain, nous devrons parler.
Le jeune homme ne s’embarrassa pas de précautions. Dans la Forêt de Jade, il était en sécurité. Enfin, normalement.
Il se blottit dans ses ailes et tenta de trouver le sommeil. Trop de questions troublaient son esprit. Il souffla doucement avant de fermer les yeux, puis réalisa quelques exercices pour apaiser sa conscience. Sans s’en rendre compte, il s’endormit. Il rêva d’une jeune fille aux yeux violets, dont le visage lui sembla familier. Puis tout s’embrasa dans une lueur rouge….
*****
Le chant des oiseaux célébrant l’aurore tirèrent le jeune homme de son sommeil. Lucas s’assit doucement, goûtant l’air frais du matin. Les évènements de la veille lui revinrent en mémoire ; mais l’oiseau était absent. Il soupira avant de se lever et s’étira longuement pour chasser la raideur de ses membres après une nuit passée sur un sol dur et inégal. Une nouvelle journée commençait.
Il se plaça face au soleil levant, les appuis souples, et débuta sa série quotidienne. Des mouvements coulés, une respiration en phase avec son environnement, des gestes assurés, mille fois répétés. Les enchainements se succédèrent, tantôt lents, tantôt rapides, tandis que son corps s’échauffait doucement.
Sa respiration était maitrisée quand il termina par un salut. Cette routine lui était devenue indispensable ; elle était inscrite en lui.
Il se dirigea vers le ruisseau pour ses ablutions ; l’eau était glacée et revigorante. Son estomac gargouilla, lui rappelant qu’il n’avait rien avalé la veille. Il piocha dans ses poches et ne trouva qu’une dernière barre de céréales. Le retour allait être long…
Cette pensée le ramena à la déception de la veille. Il serra les poings. Abandonner son plus grand rêve allait être difficile… Mais les soldats d’élite n’étaient pas le seul corps de l’armée massilienne. Il pourrait se tourner vers l’armée régulière. Ou rejoindre plus tard une guilde de mercenaires pour escorter les caravanes des marchands. Dans tous les cas son jeune âge serait rédhibitoire. Seuls les Mecers acceptaient des élèves à peine sortis de l’enfance.
Salutations, Ailes Blanches.
L’Envoyé releva les yeux. L’oiseau bleu au plumage flétri était de retour, perché sur un chêne pubescent.
–Bonjour.
Pourquoi avoir choisi d’intégrer les Mecers ?
–Pour apprendre à me défendre. Pour protéger ma famille, et la Fédération.
Les exigences des Mecers sont élevées.
–Oui. Je ne veux pas me complaire dans la facilité. Ce n’est que dans l’adversité qu’on peut se dépasser.
Tu es bien jeune pour tenir de tels propos. Peut-être es-tu celui qu’il me faut.
Lucas masqua difficilement sa surprise tandis qu’un fol espoir revenait en lui.
Acceptes-tu mon offre ?
–C’est un honneur, répondit Lucas en s’inclinant.
J’arrive au terme de ma vie alors que tu débutes à peine la tienne. Une fois nos existences liées, la mort même ne pourra nous séparer, prévint l’oiseau.
L’Envoyé pâlit mais resta ferme sur sa décision.
–Je suis prêt.
L’amusement vint teinter les paroles de l’oiseau.
Oh non, tu ne l’es pas. Il te reste encore beaucoup à apprendre. La mort n’est qu’éphémère et tout ce qui est voué à mourir et voué à renaitre. Contemple le miracle de la vie.
Sur ces dernières paroles qui avaient plongé Lucas dans la perplexité, l’oiseau écarta ses ailes à moitié déplumées et s’embrasa, laissant l’Envoyé stupéfait. Impossible…
Les flammes s’éteignirent aussi soudainement qu’elles avaient pris naissance. Des cendres jaillit un oiseau dont le plumage rouge vif flamboyait. Son regard pétillant d’intelligence se posa sur Lucas.
As-tu enfin deviné qui j’étais, qui je suis, et qui je serais ?
–Le phœnix, murmura Lucas. Le phœnix vient de se réincarner devant moi.
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