Chapitre 14
Druus, Premier Monde, Capitale de l’Empire des Neuf Mondes.
Le Commandeur Éric avançait d’un pas décidé. Les couloirs du Palais Impérial n’avaient pas de secret pour lui, et il aimait montrer sa détermination.
L’éclairage était succinct, ses pas étouffés par les épais tapis rouges incontournables des lieux.
Il traversa plusieurs salles, savourant l’arrêt des conversations sur son passage. Les ailes écarlates qu’il arborait dans son dos empêchaient quiconque de se tromper sur son identité.
Éric n’avait jamais démenti les rumeurs au sujet de la couleur de ses plumes. Penser qu’il les teintait en les trempant dans le sang de ses victimes suscitait l’effroi et renforçait son aura impitoyable.
D’un geste distrait, il passa son doigt sur la cicatrice qui barrait désormais sa joue. Éric se renfrogna au souvenir. S’être laissé berner par un simple Émissaire ! La prochaine fois que le Commandeur croiserait sa route, il s’assurerait qu’il ne se relève pas. Comment avait-il pu se tromper à ce point ? Éric avait été persuadé que la blessure était mortelle. Seule l’intervention rapide d’un guérisseur expérimenté avait pu le sauver. Il avait sous-estimé la logistique parfaite des Mecers. Il ne commettrait pas cette erreur de nouveau.
Arrivé devant la grande porte à double battant, il s’arrêta un instant pour vérifier sa mise, puis fit signe au héraut, en livrée impériale, une étoile rouge à neuf branches terminées par un rond sur fond noir, de l’annoncer.
Les battants s’ouvrirent comme la voix de stentor retentissait, et le Commandeur des Maagoïs pénétra dans la grande salle d’audience de l’Empereur Dvorking, Maitre Suprême des Neuf Mondes.
La pièce était immense, avec un plafond si haut qu’il aurait pu se permettre quelques acrobaties aériennes. De nombreuses colonnes segmentaient l’espace, permettant la formation de petits groupes chez les courtisans. Les murs sombres étaient percés d’étroites fenêtres, renforçant la sensation de confinement, et le sol était couvert d’un marbre si foncé qu’il en paraissait noir.
L’épais tapis écarlate tranchait nettement, conduisant les regards vers l’estrade. Quatre marches menaient au trône impérial, présentement occupé par l’Empereur, dans une nonchalance étudiée.
La première chose qui se remarquait était ses yeux, d’un rouge profond et luminescents. La faible luminosité des lieux était spécialement étudiée pour les mettre en valeur. Sa peau aussi sombre que l’ébène accentuait l’effet, donnant l’illusion d’un regard de feu capable de consumer les interlocuteurs trop téméraires.
Le front était haut, le nez déterminé, les lèvres souvent retroussées en un amusement feint dont on ne trouvait nuls reflets dans les iris calculateurs.
Autrefois athlétique, l’Empereur arborait un léger embonpoint qu’il dissimulait sous des vêtements amples et dépouillés, au contraire des Seigneurs aux tenues surchargées.
Aujourd’hui, la couronne ceignait son front. En or massif, elle comportait neuf rubis de la taille d’un œuf : le rouge, couleur de la domination impériale sur les neuf Familles qui se partageaient les neuf planètes de l’Empire. L’Empereur ne la portait que lors des audiences officielles.
Arrivé à la distance protocolaire, le Commandeur Éric mit genou à terre et inclina brièvement la tête.
–Vous m’avez demandé, Sire ? s’enquit-il.
–Ah, Éric. Levez-vous, je vous prie. J’ai appris que votre mission avait été couronnée de succès ?
–Nous avons réussi à ramener une poignée d’esclaves, nuança le Commandeur. Le campement a été découvert plus rapidement que prévu.
–Le lieutenant Ralf a parlé d’une fille.
Éric ravala sa contrariété.
–Oui. Accompagnée d’un Émissaire. Son utilisation en diversion a permis le repli vers la Porte avec le reste des esclaves.
–En sacrifier une pour en gagner plus d’une vingtaine.
–Oui, Sire.
Jusque-là resté dans les ombres, l’Arkom Samuel s’avança depuis le trône de Dvorking. Sa peau blanche, presque laiteuse, formait un contraste saisissant avec le noir intense de ses yeux, enfoncés dans leurs orbites. Il avait le crâne rasé, aussi lisse et poli qu’un œuf, et l’absence de sourcils lui conférait une apparence éthérée. Quelle que soit la saison, il était vêtu du même habit blanc ; une toge élégante dont les plis dissimulaient ses jambes jusqu’aux genoux. L’un des pans recouvrait son épaule gauche, maintenu par une broche en argent. Une ceinture du même métal soulignait sa taille fine.
Malgré son apparence gracile, Éric se méfiait de l’Arkom plus que de tout autre Seigneur.
–C’était une erreur, énonça lentement l’Arkom d’une voix éraillée par les vapeurs de Shocha.
Le Commandeur Éric se crispa. Exactement ce qu’il redoutait.
–J’ai parlé avec le lieutenant Ralf. Elle maitrise le feu. Et ses yeux sont violets.
Sous le regard scrutateur de l’Arkom qui évoquait une condamnation, le Commandeur des Maagoïs calma sa respiration avant de répondre.
–Avec tout le respect que je vous dois, Arkom, elle ne maitrisait rien du tout. Une heure pour brûler une cordelette ? Aucune protection contre la pluie ? Nulle boule de feu contre mes hommes ? Ce n’était qu’une gamine effrayée. Si le lieutenant Ralf avait possédé une once de bon sens, il aurait pu régler ce problème seul.
–Pourquoi ne pas l’avoir simplement tuée ?
–Alors que trois Émissaires nous collaient au train ? Sa mort aurait entrainé leur vengeance, et nous aurions perdu des hommes et bien plus d’esclaves. L’incertitude sur son sort les a confrontés à un choix : la sauver ou nous poursuivre.
L’Arkom resta silencieux, Éric décida de poursuivre.
–Il y a une raison pour laquelle Ralf n’est que lieutenant, Arkom. N’espérez pas de lui qu’il comprenne une tactique plus élaborée que celle qui consiste à charger dans le tas.
Le prêtre d’Orssanc se renfrogna mais l’Empereur Dvorking éclata de rire.
–Allons, Arkom, vous vous inquiétez pour une simple fille ?
–Ce n’est peut-être pas une « simple fille », Sire, rétorqua-t-il d’une voix pincée. C’est peut-être elle.
Ce fut au tour de l’Empereur de s’assombrir.
–Celle liée à votre prophétie ?
–Oui, Sire. Ses yeux étaient violets, après tout.
–Vous confirmez, Commandeur ?
–Ses yeux étaient bien violets, Sire, répondit Éric. Je ne m’avancerai pas sur le reste. Les cheveux peuvent se teindre et n’importe quel maquillage peut fausser une couleur.
–A-t-elle survécu ?
–D’après mon Compagnon, les Mecers ont réussi à la tirer du lac. Je n’en sais pas plus.
L’Empereur réfléchit un moment, la tête pensivement posée dans le creux de sa main. Silencieux, l’Arkom et le Commandeur restaient suspendus à ses lèvres.
–Il est établi que le Commandeur ne peut mentir, dit-il enfin. Sa survie est donc possible. Arkom, vous avez l’autorisation pour la localiser, et prendre sa vie au besoin.
–Je vous remercie, Sire, répondit Samuel en s’inclinant profondément.
Arkom d’Orssanc ou pas, il convenait de faire montre de respect envers le titulaire du trône impérial.
L’Empereur Dvorking se leva, attirant immédiatement l’attention de l’ensemble des courtisans présents.
–Venez avec moi, Commandeur.
Éric aux Ailes Rouges se serait bien passé de cette mascarade. L’hostilité de l’aristocratie à son égard était soigneusement entretenue par l’Empereur ; un moyen de le garder sous pression tout en focalisant leur colère.
Ils quittèrent la grande salle d’audience et cheminèrent plusieurs minutes dans un large couloir, disproportionnés, à la mesure de l’édifice. Les murs étaient sombres, comme dans l’ensemble du Palais, et le seul éclairage provenait des niches tendues de rouge où étaient exposées des œuvres d’art provenant des quatre coins de l’Empire. Des toiles de maître, des vases en porcelaine fine richement rehaussés d’or, d’antiques instruments de musique dont l’usage s’était perdu… Le Commandeur passait devant ces merveilles sans réellement les voir. Peu lui importait que l’Empereur s’intéresse à des vieilleries. Éric aurait donné cher pour comprendre le grand dessein de l’Empereur.
Dvorking s’arrêta devant une porte à peine visible. Un écran digital y était accolé, et lorsque l’Empereur y apposa la main, la porte s’effaça dans le mur avec un chuintement.
Le Commandeur Éric suivit l’Empereur. La pièce était petite pour le Palais, et couverte d’écrans. Certains affichaient les images des caméras de surveillance disposées un peu partout au sein du Palais, d’autres les données tactiques en temps réel des exercices auxquels se livrait la flotte impériale.
Au centre, plusieurs personnes s’affairaient sur de petits écrans placés sur une immense table circulaire. Leurs mains volaient au-dessus de claviers dématérialisés.
À la stupéfaction d’Éric, nul ne releva la tête à l’entrée de l’Empereur.
–Impressionnant, n’est-ce pas ? commenta ce dernier.
Dans la pénombre, ses yeux luminescents rougeoyaient, lui conférant une aura surnaturelle. Comme s’il avait besoin d’une distinction supplémentaire, alors que son maintien ne laissait aucun doute sur son identité.
Un petit homme s’approcha d’eux et s’inclina profondément.
–En quoi puis-je vous être utile, Sire ?
–Voici Fayaïs, mon nouveau Maitre-Espion, dit Dvorking. Fayaïs, je te présente Éric, le Commandeur des Maagoïs.
Impressionné par la haute silhouette de l’homme ailé, le Maitre-Espion se savonna nerveusement les mains.
–Enchanté de faire votre connaissance, murmura-t-il.
–De même, lâcha le Commandeur en croisant les bras.
Une fois encore, sa réputation le précédait. Pourquoi l’Empereur Dvorking l’avait-il conduit ici ? Pour intimider ce morveux ? Éric le considéra d’un œil critique. Le Maitre-Espion était petit, malingre, et étrangement nerveux. Sa tenue de travail était sobre et fonctionnelle ; sa veste noire boutonnée jusqu’au col malgré la chaleur des lieux et ses chaussures étaient impeccablement cirées. Il paraissait bien trop jeune pour ce poste aux énormes responsabilités. Un peu comme lui, qui à vingt-neuf ans était en charge des Maagoïs.
Les hommes présents devaient être ses subordonnés. De bons éléments, admit Éric à contrecœur, car ils continuaient leur travail sans se laisser distraire par la présence de l’Empereur. Un exploit en soi.
–Le prédécesseur de Fayaïs a perdu la trace de la jeune fille que nous recherchions, dit Dvorking, interrompant le Commandeur dans ses réflexions. Son incompétence ne sera plus un problème, désormais.
–Qu’attendez-vous de moi, Sire ? demanda Éric, lassé de ne pas comprendre où l’Empereur souhaitait en venir.
–Le Maitre-Espion et vous allez travailler ensemble, annonça Dvorking.
–Pardon ? s’étrangla le Commandeur.
–Je veux cette fille, je veux savoir comment elle nous a échappé et surtout, je veux savoir qui est la fuite du Palais. Ne prenez pas cet air surpris, Fayaïs. Je sais que les Familles ont des informateurs. Par contre, je suis persuadé que la Fédération déjoue nos plans parce qu’elle en a connaissance, et ça, ce n’est pas acceptable. Le Commandeur vous prêtera des hommes pour les actions que vous aurez à mener, Fayaïs. Vous connaissez le prix de l’échec. Ne me décevez pas.
Le Maitre-Espion blêmit et déglutit nerveusement.
–Je ferai de mon mieux, Sire.
–Bien. Tenez-moi au courant de l’avancée de vos travaux.
–Je n’y manquerai pas, Sire.
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