Chapitre 18
Satia se réveilla en sursaut, le cœur battant. Quel cauchemar ! Rêver qu’un individu avait assassiné les gardes à sa porte pour venir la tuer. La jeune femme secoua la tête. Avant d’arriver à ses appartements, il fallait grimper les treize étages et affronter la Garde du Phénix qui sécurisait l’ensemble du Palais. Inconcevable qu’un assassin parvienne aussi loin.
Précautionneusement, elle se leva. Un verre d’eau l’aiderait à se calmer, et Elysie, sa femme de chambre, prévoyait toujours un pichet dans son petit salon. Elle hésita à allumer sa petite lampe, unique éclairage de la pièce, puis décida qu’elle connaissait assez les lieux pour s’en passer. Pour se rassurer, elle attrapa sa dague. L’arme lui procurait un étrange sentiment de sécurité. Lentement, sur la pointe des pieds, s’efforçant de ne pas faire craquer le parquet sous son poids, elle approcha de la porte de sa chambre. Elle posa sa main sur la poignée, son cœur cognant frénétiquement dans sa poitrine.
Elle ouvrit brusquement la porte qui, bien huilée, tourna sans un bruit sur ses gonds. Elle avança prudemment la tête, plissant les yeux afin de mieux distinguer les contours du salon.
Un claquement sec la fit sursauter. Tremblante, elle se retourna. Rien. Elle continua de progresser, tandis que sa gorge se nouait. Il n’y avait personne d’autre qu’elle dans la pièce, elle devait s’en convaincre, même si son instinct lui soufflait le contraire.
Satia poussa un soupir de soulagement. La fenêtre était grande ouverte, et les rideaux se balançaient follement au gré du vent frais. Elle se sentit soudain stupide, plantée là avec un poignard à la main. Pourquoi croire que des intrus avaient pénétré le bâtiment ? Sa femme de chambre avait simplement ouvert une fenêtre pour aérer les lieux. Tous les bruits provenaient de là, amplifiés par son imagination et les réminiscences de son cauchemar.
Elle se dirigea vers la fenêtre. Tout semblait si calme au-dehors. La pluie avait cessé et la ville dormait d’un paisible sommeil, éclairée çà et là de quelques lumières. L’air était si frais en comparaison de la canicule des longues journées d’été. À regret, elle se détourna pour regagner sa chambre. Passer la nuit éveillée était loin d’être une bonne idée ; l’Assemblée se réunirait tôt demain matin.
Il ne suffit pourtant que d’un bruit pour que sa peur revienne brusquement. Comme des pas assourdis par discrétion. Elle resta aux aguets pendant plusieurs minutes, mais rien ne rompit le silence de nouveau. Satia tenta de calmer les battements affolés de son cœur et se morigéna : elle était seule dans ses appartements et toute autre pensée n’était que le fruit de son imagination. Elle allait se remettre au lit, se rendormir et oublier tout ça.
Satia était revenue dans sa chambre lorsqu’un cliquetis de métal lui fit abandonner ses bonnes résolutions. Cette fois, le doute n’était plus permis : elle n’était plus seule. Personne n’était autorisé à pénétrer ses appartements en pleine nuit, pas même ses femmes de chambre.
Raffermissant sa prise sur sa dague, les mains moites, elle fit demi-tour dans le salon. Elle approcha de la porte qui donnait sur le couloir, l’ouvrit précautionneusement et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Le soldat censé monter la garde était étendu au sol, dans une position peu compatible avec la vie.
Fébrile, elle referma la porte et s’y adossa. La porte trembla sous l’effet d’un coup. Effrayée, Satia donna deux tours de clef, puis recula. Par où fuir ? Aurait-elle le courage de descendre par la fenêtre ? Au treizième étage, une chute lui serait fatale. Pourtant, elle n’avait guère le choix… Elle déglutit et espéra avoir le courage nécessaire.
Des mains puissantes la saisirent à la taille. Satia se débattit, en pure perte. L’individu la plaqua contre lui, et rabattit ses ailes noires devant eux.
–Pas la peine de faire tant de raffut, ma belle. Personne ne viendra à ton secours, murmura l’homme qui la retenait prisonnière.
–Qui êtes-vous ? demanda Satia en tentant de se libérer.
L’homme en noir ricana.
–Tu tiens vraiment à le savoir ?
Il étouffa un juron lorsque Satia lui décocha un coup de pied.
–Sale peste ! Tu ne perds rien pour attendre !
Il renforça son étreinte, et elle se sentit étouffer. Elle se rappela alors qu’elle tenait toujours sa dague. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Dans le confort du Palais, elle avait perdu l’habitude d’être armée en permanence. Sans plus attendre, elle enfonça la lame dans les côtes de son assaillant.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, caserne des Mecers.
Réveille-toi.
Brutalement tiré du sommeil, Lucas ouvrit les yeux, sur le qui-vive.
Lika ?
Satia est en danger. Elle a besoin de toi.
Lucas n’eut pas besoin d’en entendre plus. D’un bond, il sauta hors de son lit et s’habilla. Il ceignait son épée lorsque Matthias l’interpella d’une voix ensommeillée.
–Où tu vas à une heure pareille ?
–Faire un tour.
Les yeux de Matthias se posèrent sur la dague que Lucas passait à sa ceinture.
–Tu t’armes pour une petite sortie ?
–Toujours, tu devrais le savoir.
Matthias soupira.
–Très bien. Je t’accompagne.
–Ne te sens pas obligé.
–Qui gardera tes arrières, sinon ? Va, je te rejoindrai.
Lucas remercia son ami, puis ouvrit la fenêtre et prit son envol.
*****
Étendu sur le dos, l’homme ne donnait aucun signe de vie. Ses mains étaient crispées sur le manche de la dague qui dépassait de sa poitrine. Satia s’éloigna, sous le coup de l’émotion. Venait-elle de tuer un homme ? Jamais encore elle n’avait ôté la vie. Certes, elle n’avait fait que se défendre, mais quand même… Il lui fallait un moment pour réaliser. Puis la crainte qu’il ne soit pas seul se saisit d’elle. Pouvait-elle récupérer son arme sans risque ? Peut-être simulait-il l’immobilité ? Attendait-il qu’elle approche pour mieux la surprendre ? Satia hésita. Elle n’avait porté l’arme que quelques minutes, et sans elle, elle se sentait tout à coup vulnérable. La menace, qu’elle avait cru écartée, reprenait corps.
La peur s’empara d’elle. Seule, sans arme, dans une obscurité quasi totale ! Tremblante, elle recula lentement en direction de sa chambre. Elle allumerait sa lampe et dissiperait ces ténèbres angoissantes. Satia crut entendre un bruit et se figea. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Elle attendit quelques minutes, immobile, guettant le moindre indice qui pourrait l’aider à localiser ses adversaires.
Ce court laps de temps lui parut une éternité. Toujours rien. Satia tenta de se rassurer. Agir sous le coup de l’émotion ne servirait à rien. Elle devait se calmer et prendre le temps de considérer la situation. Elle se força à respirer lentement, inspirant et expirant profondément.
Son cœur reprit doucement un rythme plus normal. Satia se détendit et réfléchit. Alerter la garde restait la meilleure solution, ce qui signifiait sortir de ses appartements. Dans les couloirs, elle pouvait espérer du renfort. Les cadavres étaient inoffensifs, se répéta-t-elle. Tandis qu’une chute dans le vide n’aurait jamais qu’une seule issue.
Précautionneusement, Satia se rapprocha de la porte. Elle posait la main sur la poignée lorsqu’un bras l’enserra. Elle voulut crier, mais une main se plaqua sur sa bouche, l’empêchant de prononcer autre chose que de faibles gargouillis. Affolée et paniquée, elle se débattit avec l’énergie du désespoir, sans parvenir au moindre résultat. Terrorisée, Satia se sentit prise au piège et les larmes perlèrent à ses paupières.
Un souffle effleura son oreille :
–Calme-toi.
Satia écarquilla les yeux, refusant d’y croire malgré l’étreinte qui se relâchait autour d’elle.
–Lucas, murmura-t-elle, soulagée, quand elle put parler. J’ai rarement eu autant plaisir à te voir.
–J’aurais préféré d’autres circonstances, répondit le Massilien.
–Comment as-tu su que…
Lucas éluda la question.
–Peu importe. En comptant le tien et les huit que Matthias et moi avons éliminés en arrivant, il doit en rester trois.
Satia fut sidérée par l’impassibilité de ses paroles. Il parlait de donner la mort comme d’une telle banalité… Puis la Durckma avisa l’uniforme blanc, impeccablement ajusté, la broche dorée épinglée à hauteur du cœur. La tenue d’un Messager ? Impossible ! Lucas était bien trop jeune. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, le Massilien était Émissaire et arborait quatre Cercles. Satia réalisa soudain que leur dernière rencontre remontait à plus d’un an. Avaient-ils été si occupés par leurs activités respectives ?
–Pourquoi trois ? s’entendit-elle demander.
–Les Faucons Noirs agissent toujours par équipe de douze. Reste près de moi.
Les Faucons Noirs ! Satia déglutit péniblement, paniquée à l’idée que la célèbre guilde d’assassins massiliens ait accepté un contrat sur sa tête.
L’épée au clair, Lucas déverrouilla la porte. Satia resta un pas en arrière, les mains nouées par l’appréhension. Le soulagement qui avait suivi l’apparition de Lucas s’estompait, tandis que la peur reprenait peu à peu ses droits.
Le Messager, serein, paraissait ne redouter personne, et à sa surprise, le calme l’envahit à son tour.
Lucas actionna la poignée tout en se décalant et deux individus s’engouffrèrent dans l’ouverture. Les ailes noires des deux hommes passaient inaperçues dans l’obscurité. Elle les distinguait à peine.
Lucas ne semblait pas gêné par l’absence de visibilité et attaqua sur le champ. Le premier intrus n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait : la lame du Messager le cueillit sous la mâchoire. Il s’effondra, portant les mains à sa gorge dans un effort futile pour contenir le sang qui giclait en jets saccadés. Satia se détourna avec horreur de ce spectacle macabre. Comment Lucas pouvait-il rester impassible face à ce genre d’horreur ? L’homme avait la tête à moitié tranchée. Rien que d’y penser, cela lui donnait la nausée.
Pendant que son camarade agonisait, l’autre individu passa à l’offensive. La couleur claire des ailes de Lucas en faisait une cible de choix. Sans attendre, il se fendit. Le Messager para de justesse sans oser se replier. La présence de Satia dans son dos réduisait ses options. Il échangea plusieurs coups avec son adversaire, modifiant ses appuis, manœuvrant pour l’inciter à un meilleur placement, où le Messager saurait déployer sa puissance.
Satia observa les deux combattants. Lucas, tout habillé de blanc, qu’elle distinguait sans peine, et son adversaire, couvert de noir, aux contours plus flous : ses vêtements sombres lui garantissaient un camouflage parfait.
Les deux lames s’entrechoquèrent de nouveau. Aucun des deux adversaires ne se désengagea. Lucas ressentit la tension de son adversaire et s’en empara, s’effaçant d’un mouvement coulé. Emporté par son élan, l’homme avança d’un pas : la lame de Lucas lui transperça la poitrine. Il s’écroula, une écume sanglante au coin des lèvres.
Lucas vérifia que Satia n’ait rien. Elle était blême, mais indemne. Bien. Plus qu’un, si Matthias ne s’en était pas déjà occupé.
Des cris s’élevèrent bientôt du couloir, et Lucas risqua un coup d’œil dans le corridor. L’intrus venait dans leur direction. Parfait. Il n’avait nulle autre échappatoire sinon cette porte ouverte. Il ne lui restait plus qu’à se préparer pour l’accueillir. Il fit signe à Satia de s’éloigner derrière lui, afin que l’intrus ne la voit pas, et surtout pour qu’elle ne le gêne pas.
L’écho de pas précipités se renforça comme l’individu s’approchait d’eux, et Lucas retint un sourire. Les couloirs étaient étroits, conçus pour empêcher le vol. Il perdait là son unique avantage sur ses poursuivants.
L’homme se jeta dans l’embrasure de la porte, persuadé d’encore réussir à mener sa mission à bien. Il comprit rapidement qu’il n’en serait rien. Ses poursuivants étaient tout près, et un Messager n’était pas n’importe quel adversaire. Il dégaina, et Lucas attaqua. Son adversaire grimaça en contenant l’assaut.
Souple comme un serpent, il esquiva la plupart des coups portés par le Messager, sans contre-attaquer. Lucas comprit alors la manœuvre de son adversaire, qui fit un bond en arrière pour se désengager du combat, et le Messager se précipita sur lui.
Trop tard, il s’était déjà envolé par la fenêtre.
Aussitôt, Lucas lança sa dague en direction de l’homme qui s’éloignait à tire-d’aile.
Le Messager scruta les ténèbres et entrevit une ombre tomber dans les jardins. Le danger immédiat était écarté. Il se tourna vers Satia, immobile et livide au milieu de son salon de réception jonché de cadavres.
–Tu n’as rien ?
Incapable de parler, elle fit non de la tête.
D’autres bruits de pas se firent entendre. Par précaution, Lucas se plaça en garde, avant de rengainer pour saluer impeccablement.
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