Chapitre 20

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Druus, Premier Monde, Capitale de l'Empire des Neuf Mondes.

Dans la grande salle de travail de son palais, l'Empereur Dvorking recevait ses généraux, venus lui soumettre un énième plan afin de réduire la Fédération à néant. Sa patience s’effritait au fur et à mesure de leurs échecs successifs.

Depuis des siècles, la Fédération des Douze Royaumes était une épine plantée dans le pied de l’Empire. Les Empereurs avant lui, tel Kor et Vortis, avaient tenté d’éliminer ces douze planètes, dont le niveau de vie était ridiculement rudimentaire.

En vain.

Ces maudits phénix protégeaient la Fédération en générant la Barrière – rendant de fait les douze planètes inattaquables depuis l’espace.

Sans la Barrière magique érigée par les oiseaux de feu, un bombardement orbital aurait mis au pas depuis bien longtemps ces peuplades indisciplinées.

Mais l’âge d’or de l’Empire des Neuf Mondes était lui aussi passé. Leur flotte interstellaire vieillissante n’était plus que l’ombre de sa gloire. Sans qu’on ne sache vraiment comment, au fil des années puis des siècles, des savoirs inestimables avaient été perdus.

La fréquence des Purges ordonnées par l’Empereur paranoïaque Taliel, cent dix ans auparavant, n’y était certainement pas pour rien, mais nul ne se serait hasardé à soumettre cette hypothèse à l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force.

En conséquence de quoi, les vaisseaux spatiaux périclitaient. Plus de la moitié de leur armada n’était plus opérationnelle depuis des années.

En fait, les ingénieurs n’arrivaient plus qu’à réparer les navettes qui effectuaient les liaisons entre les neuf planètes de l’Empire.

De leur immense territoire et de leurs centaines de planètes-esclaves, il ne restait plus que le cœur même de l’Empire.

Si l’Empereur Jorc n’avait pas cherché à éliminer les phénix pour sa quête d’immortalité…

L’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, serait peut-être le premier à réussir là où son aïeul avait échoué.

Sauf si l’Arkom Samuel se trompait, bien sûr. Les prédictions d’Orssanc étaient toujours sujettes à interprétation, après tout.

Une chose était certaine, il lui fallait la fille. Éliminer cette lignée maudite mettrait fin au pacte qui liait les phénix à la Fédération des douze Royaumes. Avec un peu de chance, ils abandonneraient les douze planètes à leur triste sort.

Dans le cas contraire, eh bien… Dvorking comptait bien leur forcer la main. Quinze ans que l’absence d’héritier lui ôtait tout espoir de transmettre son œuvre. Des années qu’il avait su mettre à profit pour mener d’intenses recherches et réflexions.

Il redonnerait sa gloire passée à l’Empire. Ensuite, il aurait l’éternité devant lui.

–Nos armées sont prêtes, Suprême Empereur, dit le général Vail, qui commandait l’infanterie. Nos derniers hybrides feront merveille.

Originaire de Bereth, le cinquième Monde de l’Empire, il avait mené toute sa carrière au sein de l’armée régulière. Désormais, il ne répondait qu’au Seigneur Seregon de Bereth, et à l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force.

–Notre flotte de vaisseaux reste impressionnante, intervint l'amiral Tilld. Ils n’ont aucune chance face à notre puissance de feu. Les troupes au sol n'auront même pas à intervenir, ajouta-t-il sur un ton dédaigneux.

Le troisième Monde, Meren, était le dernier à posséder la technique du voyage spatial, et gardait jalousement ses secrets.

Les deux hommes se détestaient cordialement, et le fait que leurs Seigneurs soient rivaux depuis toujours n’y était certainement pas étranger.

–Vous semblez oublier un détail, messieurs.

La voix suave d’Idril so Baradiel, Iku en titre, résonna dans la pièce. Les deux hommes se figèrent, peu désireux de s'attirer les foudres de la favorite de l'Empereur, tandis qu’elle se levait en ondulant des hanches. Sous le voile de soie écarlate se cachait une redoutable scientifique à l’esprit aiguisé. Les déstabiliser à l’aide de ses charmes, avant de les épingler par son raisonnement ; une tactique dont elle était friande.

Elle appartenait à une rare espèce humanoïde dont les pigments des yeux dépendaient de la concentration de plusieurs hormones, et reflétaient ainsi son humeur. Idril promena son regard orangé sur la petite assemblée, qui se détendit imperceptiblement : l'orange montrait qu'elle était plutôt d'humeur taquine.

–Et un détail de taille.

Les hommes se tournèrent vers l'individu qui se permettait de l’interrompre : Éric aux Ailes Rouges, Commandeur des Maagoï, d'une loyauté sans faille envers l'Empereur.

Né Massilien et ennemi, Éric avait rapidement trouvé son chemin vers la milice de l'Empereur. Après avoir espionné un temps la Fédération pour son compte, il manifesta son intérêt pour les Maagoï, les meilleures troupes de l'Empire des Neuf Mondes, l’élite de leur armée.

L'Empereur en personne lui accorda ce privilège, réservé aux seuls Impériaux. Rapidement, il suscita l'admiration puis la terreur de ses camarades. La rumeur disait qu'il trempait ses ailes dans le sang de ses victimes pour leur conférer un air plus menaçant et provoquer la peur chez ses adversaires. Le Commandeur n’avait jamais démenti, renforçant l’aura de crainte dont il aimait à s’entourer.

L’Empereur lui avait confié le commandement des Maagoïs quatre ans auparavant, à la surprise des Familles, qui auraient préféré le voir ceint d’un collier d’esclave. Ils étaient nombreux à espérer le voir échouer ; il n’avait fait que s’élever.

Éric avait été chargé de ramener plusieurs contingents de prisonniers, tout en permettant à ses troupes de reconnaitre un terrain qu’il connaissait par cœur.

D’autres missions l’avaient conduit à affaiblir les défenses des douze planètes de la Fédération, et il s’était frotté aux Mecers à de nombreuses reprises. Un groupe d’Émissaires en particulier… presque inconsciemment, Éric porta sa main à sa joue. La fine cicatrice était à peine visible, désormais. Sur chaque champ de bataille, le Commandeur cherchait l’Émissaire responsable de cette marque. Il n’était pas toujours là, et leurs affrontements n’arrivaient jamais à déterminer un vainqueur, comme si le destin se jouait de lui. Un jour, ce serait différent, il le savait.

Laissant là ses envies de vengeance, le Commandeur dévisagea les généraux et savoura leur peur en sa présence. Il le sentait par leur façon d'être, il le voyait dans les regards qu'ils lui lançaient, dans l'impression de malaise qui émanait d'eux. Les militaires étaient peut-être d’un rang supérieur au sien, mais les Maagoïs étaient à part dans la chaine de commandement, ne répondant qu’à leur Commandeur, et à l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force.

Éric attendit encore quelques instants, pour son seul plaisir, avant de continuer :

–La Fédération est protégée par sa Barrière. Elle reste inattaquable depuis l'espace tant que les phénix la maintiennent intacte.

–Cependant, continua Idril, les recherches réalisées par mes prédécesseurs sur les oiseaux légendaires ont permis de relever leur point faible.

Elle marqua une pause afin de retenir leur attention.

–Les phénix sont immortels, et se reproduisent très peu pour ne pas perturber le fragile équilibre du cycle animal et végétal. Essentiellement lorsque l'un des leurs est tué, ce qui arrive rarement du fait de la difficulté de la chose. Voilà donc pourquoi il faut les tuer tous en même temps, qu’ils n’aient aucune chance. Une seule arme peut réussir ce miracle : le poison. Si foudroyant qu’ils n’auront pas le temps de s’enflammer pour en annuler les effets.

Des murmures s'élevèrent, et se calmèrent lorsque Dvorking ordonna le silence.

–L'idée semble brillante.

Ses lèvres se retroussèrent en un sourire qui découvrit ses dents couleur sang. Les généraux se raidirent. L'Empereur distribuait rarement les compliments. Très rarement. Sa colère allait-elle suivre ?

–Cependant, je me pose une question : comment allez-vous vous y prendre pour empoisonner la totalité de ces oiseaux ? Ils sont présents sur les douze planètes de la Fédération, et les Prêtres de Mayar veillent jalousement sur les leurs ! J'attends vos suggestions.

L'Empereur promena son regard de braise sur les chefs de ses armées. Tous baissèrent les yeux, et il retint un reniflement de mépris. Ces lâches crevaient de trouille en sa présence ! Sauf Éric, le seul qui soutint son regard sans ciller. Le Commandeur des Maagoï ne redoutait rien ni personne. Les êtres de sa valeur étaient rares au sein de l'Empire. Rares et dangereux.

Dvorking décida que ses conseillers avaient suffisamment réfléchi à la question. Il fixa Idril. Ses yeux virèrent au jaune, signe qu'elle se sentait mal à l'aise.

–Sire, ce moyen, je ne le connais pas pour l'instant. Mais le temps que nous synthétisions le poison en quantité suffisante, nous saurons comment les contaminer, nous n'en doutons pas…

–Je l'espère. Il en va de votre vie, Iku Idril so Baradiel. (La scientifique pâlit ; Dvorking n’utilisait son nom complet que lorsqu’il était en colère). Je n'aime pas les échecs.

Le regard de l'Empereur s’assombrit. Il n’en pouvait plus d’attendre.

–Nous avons cependant une bonne nouvelle, Sire, fit alors un petit homme resté muet jusque-là.

Dvorking dirigea lentement son attention vers le chef des Services de Renseignements, accordant par là un court répit aux autres membres de l'Assemblée.

–Dites.

Le jeune homme nommé Fayaïs déglutit.

–Nous avons identifié la personne que vous cherchiez, Sire. Il s'agit de…

–Silence.

L'ordre avait fusé, prenant tout le monde par surprise. Le jeune Fayaïs avala difficilement sa salive. Avait-il commis une erreur ?

Un large sourire s'épanouit sur le visage de Dvorking, et tous tremblèrent à l’idée d’avoir déplu à l’Empereur, Orssanc lui prête sa force. Dans ces circonstances, nul ne s’étonnerait d’une condamnation à mort.

–Un traître s'est glissé parmi vous, continua Dvorking posément, savourant les frissons et la pâleur soudaine qui s’emparait de ses sujets. Poursuivez vos travaux sur les phénix, Iku Idril. Commandeur Éric, Maitre Fayaïs, vous venez avec moi.

–À vos ordres, Sire.

Les militaires et l’Iku s’inclinèrent profondément tandis que l’Empereur Dvorking quittait les lieux, Éric et Fayaïs sur ses talons.

En silence, ils remontèrent plusieurs couloirs, puis l’Empereur les introduisit dans une petite salle. Les deux hommes reconnurent sans peine le bureau de travail de Dvorking, un lieu sobre et dépouillé.

L’Empereur s’assit dans le confortable fauteuil de velours rouge, et croisa les doigts sous son menton.

Mal à l’aise, le Maitre-Espion Fayaïs commença inconsciemment à savonner ses mains. En parfait contrepoint, le Commandeur Éric, impassible, patientait sans laisser paraitre sa lassitude face à ce genre d’attitude, uniquement destinée à impressionner les faibles.

–Commandeur Éric. Fayaïs va vous livrer les résultats de son enquête. En conséquence, vous organiserez une nouvelle Purge. Je ne veux pas qu’un seul membre de cette maudite Coalition en réchappe, est-ce clair ?

–Parfaitement clair, Sire, répondit Éric. Même si je doute qu’il soit possible d’éliminer totalement cette engeance.

–Vous doutez, Commandeur ?

Bien malgré lui, l’ex-Massilien recula d’un pas face à la menace sous-jacente.

–La Coalition résiste depuis des siècles, rétorqua-t-il, refusant de se laisser intimider. Les têtes sont tranchées à chaque Purge, pourtant de nouvelles finissent toujours par apparaitre.

Le Commandeur ne lésinait pas sur les moyens, et aimait surtout terminer le travail. Les Purges étaient sans fin, c’était inévitable. Tous les deux-trois ans, la Coalition pouvait s’attendre à ce que l’Empereur Dvorking, Orssanc lui prête sa force, tente de l’éradiquer. Éric était persuadé que leurs leaders savaient parfaitement se mettre à l’abri, et cette simple pensée l’agaçait profondément.

Pensif, l’Empereur considéra le Maagoï un long moment. Aucun membre des Familles ne se serait aventuré à lui parler sur ce ton. Éric était le seul à oser discuter ses décisions – parfois avec justesse, même si Dvorking ne l’aurait jamais admis, et en obéissant malgré tout, seul point qui lui faisait concéder ce manquement à l’étiquette.

–La Coalition ne sera qu’un prétexte, cette fois, convint Dvorking. Notre infiltré est un membre de la Fédération, n’est-ce pas Fayaïs ?

Très pâle, le Maitre-Espion acquiesça frénétiquement.

–Une Purge sera un prétexte valable pour fouiller les domaines des Seigneurs des Familles, et éradiquer leurs esclaves au besoin. Nous ferons d’une pierre deux coups.

–Excellent plan, Sire, approuva le Commandeur des Maagoïs avec un sourire satisfait.

Demain, il se mettrait en marche avec ses troupes, et tous trembleraient. Il en frissonnait d’avance.

–Toujours pas de nouvelles de la fille ? demanda Dvorking.

Le Maitre-Espion pâlit davantage, chose que le Commandeur n’aurait pas cru possible.

–Nos pistes mènent toutes à des impasses, Sire, bafouilla Fayaïs.

–Et comment cela est-ce possible ? se rembrunit l’Empereur.

–Je… je ne comprends pas, Sire, balbutia le Maitre-Espion.

Livide, il semblait comprendre que son manque de résultat serait impitoyablement sanctionné.

–Une idée sur la question, Commandeur ? Quatre années de recherches sous couvert d’objectifs tactiques ? interrogea Dvorking sans quitter du regard le petit homme tremblant.

Mal à l’aise, Éric aux Ailes Rouges s’agita, ses ailes brassant l’air inutilement.

–Les douze planètes sont vastes, Sire, répondit-il enfin. Et difficiles d’accès. Mes troupes dépendent du bon vouloir de l’Arkom Samuël. Être réactif par rapport aux informations prodiguées par le Maitre-Espion reste de fait compliqué.

–Vous les avez donc vérifiées chaque fois ?

–Oui, Sire. Des ébauches de pistes, parfois des indices prometteurs, jamais rien de concret. Pourtant, mes Maagoïs en ont enlevées beaucoup, des jeunes filles correspondant à nos critères.

–Je sais tout cela, j’ai lu vos rapports, s’agaça Dvorking. Comment se fait-il qu’il y ait eu soudainement des centaines, sinon davantage, de filles à la peau mauve ?

–Un effet de mode, Sire, osa Fayaïs. Leur héritière est issue du douzième Royaume, dont le symbole est le violet.

–Une flèche violette, rectifia mécaniquement le Commandeur Éric.

–De nombreuses courtisanes se sont mises à teindre leurs cheveux et colorer leur peau, continua le Maitre-Espion sans tenir compte de l’interruption. Si nous étions dans l’Empire, j’aurais pu vous demander l’autorisation d’organiser une Purge, mais en l’état…

–Pourquoi ne pas m’en avoir informé plus tôt ? demanda l’Empereur, irrité.

–Vous n’aviez pas demandé tous les détails de l’opération, Sire, répondit diplomatiquement Fayaïs en retrouvant peu à peu ses couleurs comme le spectre d’une exécution sommaire s’éloignait.

–Allez préparer les détails de la Purge avec le Commandeur, ordonna Dvorking. Puis vous me remettrez un rapport complet de vos opérations. Je verrai peut-être un détail crucial qui vous aura échappé.

–À vos ordres, Sire, répondit Fayaïs en s’inclinant très bas.

–Redoublez d’ardeur après la mort de leur infiltré. Nous verrons s’ils sont toujours capables d’anticiper nos actions une fois aveugles.

*****

L’homme en gris se prosterna aux pieds de son employeur.

–Alors ? demanda une voix rauque. Son visage était masqué derrière un masque ovale, dont l’écarlate était zébré de deux éclairs noirs.

–Ils ont échoué, maitre.

–Se fier à ces emplumés était une erreur, murmura pensivement la voix. L’Empereur est-il au courant ?

–Non, maitre. Le secret a été préservé.

–Parfait. Continuez à leurrer ses traqueurs. Elle ne doit pas nous échapper.

–Vous serez obéi, maitre.

*****

Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.

Assis derrière son bureau, Dionéris réfléchissait aux récents événements. Il était soucieux. Des Faucons Noirs… ici, à Valyar ! Qui, de plus, avaient réussi à pénétrer le Palais. Comment se rendormir ? Par précaution, il avait demandé à son épouse de prendre soin de Satia. Ils partageaient déjà le même étage, les réunir après une alerte de cette ampleur n’était pas sage. L’attaque pouvait se contenter d’être une diversion, après tout, et supprimer le Souverain et son Durckma en une seule action serait un coup de maitre.

Une faille dans la sécurité ne pouvait être seule en cause. Il fallait voir plus loin : un traître ? Le personnel du Palais était nombreux, et des écarts étaient forcément observés de temps à autre. Les gardes surveillaient les abords en permanence, ils auraient dû plus vigilants, mais les Faucons Noirs restaient les maitres de la nuit.

La guilde des assassins n’agissait que sur commande. Qui avait souhaité éliminer la Durckma ? Trois d’entre eux avaient tenté une diversion sur ses appartements. Le Souverain Dionéris n’était pas dupe ; les hommes devant sa porte avaient suffi à les repousser, et les Faucons Noirs n’avaient pas pour habitude de fuir si facilement.

En qui avoir confiance ? Sur les Douze Djicams, Dionéris n'accordait pleinement sa confiance qu'à trois d'entre eux : Mickaëla, Grande Prêtresse d'Eraïm sur Mayar; Alcor, chef des Traqueurs sur Vénéré, était l'un de ses plus vieux amis; et enfin Ivan, commandant des Mecers, également proche de longue date. Les autres… tous n'étaient pas des suspects potentiels, mais tous avaient à cœur d'acquérir encore et toujours le plus d'avantages possibles dans l'exercice de leur fonction. Cependant, les Djicams n'avaient aucune raison de supprimer Satia, à moins qu’ils aient découvert son secret. Dionéris en doutait.

Un léger heurt à l’accès dérobé de son bureau, un souffle d'air. Une plume tomba mollement sur le bureau du Souverain et sa mine soucieuse s'accrut.

Trois coups brefs furent frappés à la porte principale.

–Entrez, dit-il d'une voix forte.

Le Djicam de Massilia pénétra dans le bureau, s'inclinant devant le Souverain.

–Altesse, commença-t-il.

–Allons, mon ami, pas de ça avec moi, l’interrompit Dionéris. J'entends suffisamment les démonstrations hypocrites de servilité des courtisans durant la journée.

–Très bien, analysa Ivan en abandonnant les formules d'usage. J’ai eu ton message. Me voici.

Dionéris soupira et indiqua un siège à son interlocuteur.

–Toujours aussi direct...

Le regard d'Ivan s'attarda sur le Souverain. Les années n'avaient guère marqué le jeune homme d’antan qui avait pris le pouvoir. Les deux hommes se connaissaient depuis l’enfance. Héritier déclaré du Djicam Asem de Massilia, Ivan s’était consacré à sa carrière dans les rangs des Mecers, tandis que Dionéris apprenait les ficelles du rôle de Souverain auprès de Lucinda. Depuis seize ans, Dionéris dirigeait la Fédération avec sérieux et doigté. Ivan n’avait rejoint les rangs de l’Assemblée que récemment, deux ans avant la nomination de la Durckma Satia.

Les deux hommes arboraient tous les deux des fils blancs sur les tempes, au milieu de leurs cheveux noirs et partageaient le même goût de la perfection.

Dionéris n’avait pas pour habitude de travailler la nuit.

–Tu t'inquiètes au sujet de Satia, constata Ivan.

–Tu es perspicace, acquiesça le Souverain. Je n'en attendais pas moins de toi. Elle est en danger.

–Une Chasseuse de Perles arrivera bientôt d'Atlantis, répondit Ivan. Elle apprendra à Satia comment se défendre.

–Une initiative louable, loin d’être suffisante.

–Parfaitement. Mais nous ne pouvions lui refuser ce point de détail, non ? Elle s’imaginera contrôler un peu plus les évènements, et sera suffisamment occupée pour éviter de réfléchir à ce problème.

–Et quand elle découvrira que nous lui cachons la vérité depuis des mois ? Mickaëla m'a confirmé ce que je craignais, dit Dionéris en jouant avec la plume noire posée sur sa table de travail. Les espions de Dvorking ont retrouvé sa trace. Satia est en danger. Elle doit quitter Sagitta.

–La Durckma a déjà accompli le voyage traditionnel sur les douze Royaumes, répondit pensivement Ivan. Ce prétexte aurait été parfait.

–Il va falloir trouver autre chose, soupira Dionéris. En attendant, je demanderai à la Garde du Phénix de doubler ses effectifs.

*****

Lorsque Lucas poussa la porte de sa chambre à la caserne, il eut la surprise d’y trouver Matthias.

–Déjà de retour ? interrogea l’Émissaire. Je ne t’attendais pas si tôt. Oh, mais tu n’es pas seul…

–Matthias, je te présente Itzal, dit Lucas en s’effaçant pour permettre à sa nouvelle recrue d’entrer.

–Enchanté, répondit Matthias en détaillant le nouveau venu.

Intimidé, Itzal se contenta de saluer sommairement.

L’Émissaire croisa les bras.

–Alors il suffit que je te laisse seul quelques minutes et tu reviens avec un Envoyé ? Rappelle-moi depuis quand tu es Messager ?

–Bientôt une semaine, grimaça Lucas. Je sais, c’est bien trop tôt.

Matthias rit doucement.

–Ta légende est en marche, mon ami !

Lentement, il énuméra sur ses doigts :

–Plus jeune Émissaire de l’histoire massilienne, premier depuis des générations à prêter de nouveau le serment du Sa’nath, plus jeune Messager jamais nommé, lié à un…

Matthias s’interrompit brusquement en avisant Itzal qui buvait ses paroles.

–Bref, tu dois assurer maintenant !

Lucas se contenta de s’asseoir sur sa couchette et fit signe à Itzal de le rejoindre. Impressionné, l’Envoyé tout juste promu découvrait un nouvel univers.

–Tout le monde m’attend au tournant, tu veux dire, rétorqua le Messager. Je n’ai jamais voulu… j’espérais seulement me montrer digne de Syrcail.

L’Émissaire Matthias acquiesça avec compassion. Cette histoire remontait à bien trop longtemps pour que nuls autres que les principaux concernés de l’affaire s’en souviennent.

–Tu ne vas pas la rejoindre ? s’enquit-il pour détourner le sujet.

Nul besoin de préciser à qui l’Émissaire faisait référence.

–Je devrais mais… tu as vu la couleur de ses ailes. Je ne peux pas décemment le laisser là sans protection.

–Il survivra. Il faudra bien qu’il apprenne, de toute façon.

Malgré les paroles rassurantes de son ami, Lucas hésitait encore. Lika lui avait demandé de prendre soin d’Itzal et s’en décharger à la première occasion lui apparaissait comme une trahison. Le Messager avait parfaitement conscience que son serment primait sur toute autre considération, pourtant… il mesurait l’importance des choix qu’il devrait effectuer. Protéger son Estérel, prendre soin de son Envoyé…

–Je veillerai sur lui, dit Matthias en posant une main sur son épaule. Pars l’esprit tranquille.

–Matthias, tu n’as pas à…

–Tu pourrais me l’ordonner, tu sais ? le coupa gentiment l’Émissaire. Tu es mon supérieur.

–Certes, soupira Lucas, et tu sais que je ne le ferai pas.

–J’apprécie ta délicatesse mon ami, mais la proposition vient de moi. Fais-moi le plaisir d’accepter.

Partagé, le Messager ne prit sa décision qu’après de longues secondes.

–Très bien, dit-il enfin. J’espère ne pas être trop long. Je veux juste m’assurer qu’elle aille bien.

–Prends le temps qu’il te faudra.

–Merci. Je te revaudrai ça.

Lucas se tourna vers Itzal.

–Matthias est l’une des rares personnes en qui j’ai toute confiance. Il est plus gradé que toi, tu lui dois obéissance, comme à tous les Émissaires. Compris ? N’aie crainte, il ne t’ennuiera pas sur la couleur de tes ailes. À plus tard.

La porte se ferma derrière lui, et Itzal se retrouva seul avec Matthias.

*****

Lucas ne mit que quelques minutes à retrouver le Palais. Voler était un précieux gain de temps, nullement comparable au galop des Déorisiens ; sans compter qu’à pieds, il en aurait eu pour des heures.

Le Messager atterrit souplement devant la neuvième Porte de l’enceinte du Palais. Les conventions devaient être respectées, et sauf rares cas, survoler le Palais n’était pas autorisé la nuit par sécurité. Au vu des circonstances récentes, il aurait été malavisé d’être confondu avec un Faucon Noir et épinglé par un Garde un peu trop crispé. Le Massilien tenait trop à ses ailes pour risquer un accident.

Les soldats étaient nerveux, Lucas n’en était pas surpris. Leurs plumes s’agitaient sans la moindre brise, et l’inquiétude voilait leur regard. L’enquête interne de la Garde du Phénix déterminerait le degré de responsabilité de chaque soldat présent cette nuit.

Avec son uniforme blanc et la broche dorée sur sa poitrine, représentant un faucon en piqué, les ailes légèrement écartées, qui annonçait son statut de Messager, plus haut grade des Mecers, Lucas reçut la permission de passer. Par politesse, il rendit leur salut aux deux soldats, dont le visage s’éclaira sous l’agréable surprise.

De quoi leur donner un regain de zèle pour le reste de la nuit.

Sans s’attarder, Lucas s’engagea dans les allées en direction des quartiers des invités. S’il ne se trompait pas, c’était le seul lieu logique où Domaris avait dû emmener la jeune fille.

En s’approchant, le Messager constata que la sécurité avait été augmentée. De nombreux soldats de la Garde du Phénix patrouillaient dans les jardins, et il aurait parié que seul son grade lui permettait de circuler aussi librement.

La lumière était visible depuis plusieurs fenêtres et le jeune Massilien retint un juron. Encore éveillée à cette heure ? Une ombre aurait fait une cible parfaite pour un tireur.

Lucas entra dans le bâtiment et les soldats n’hésitèrent qu’un instant avant de le laisser passer. Le Messager leur accorda un signe de tête. La vigilance était à encourager, d’autant plus que la Durckma était sous leur responsabilité.

Lucas frappa deux fois.

–Entrez, répondit une voix tremblante.

Fronçant les sourcils, le Messager se précipita à l’intérieur. Toutes les lampes étaient allumées, il comprenait mieux l’intense lueur aperçut plus tôt. Comme s’il fallait à tout prix repousser les ténèbres, car il n’y avait pas besoin d’autant de lumière pour voir clair dans la pièce. Le Messager commença par tirer les lourds rideaux de velours pour obturer la vue. Hors de question de prendre le moindre risque.

Satia était bien là, recroquevillée dans l’un des fauteuils. Ses bras enserraient ses genoux sur lesquels se déversaient bien trop de larmes.

Lucas ravala un commentaire cinglant sur les principes élémentaires de sa sécurité et s’agenouilla près d’elle.

–Qu’y a-t-il ?

Satia releva légèrement la tête, et la détresse qu’il lut dans les yeux violets le pétrifia.

–Où étais-tu ? murmura-t-elle.

Le Messager encaissa en silence la phrase qui libéra la culpabilité qu’il tenait difficilement sous sa coupe depuis l’incident au Palais. Il avait été si certain que l’attaque avait été maitrisée… sauf qu’elle s’était révélée être une simple diversion pour le tenir à l’écart.

Pourtant, il ne pouvait être en permanence à ses côtés, malgré le serment du Sa’nath. Parce que l’un comme l’autre, ils avaient leurs propres obligations. Parce qu’il ne pouvait se passer éternellement de sommeil, plus simplement. Parce qu’il faudrait bien la convaincre qu’elle était capable de se défendre seule.

Après tout, Lucas était parfaitement au courant qu’elle niait toujours farouchement l’existence de ses pouvoirs.

–J’ai fait le plus rapidement que j’ai pu.

Le jeune Massilien était bien plus troublé qu’il ne l’aurait dû, et son impassibilité coutumière était à deux doigts de voler en éclats.

–Je l’ai tué, souffla-t-elle d’une voix rendue rauque par les sanglots. Il m’a menacée et j’ai paniqué.

Lucas allait lui conseiller de relativiser cette histoire quand un détail le fit tiquer. Avait-il bien entendu ?

–Il t’a parlé ? demanda-t-il d’une voix glacée.

–Oui. Pourquoi ? s’inquiéta Satia.

–Les Faucons Noirs sont des assassins professionnels. Ils n’ont aucune raison de bavarder avec leur victime. Tu n’aurais jamais dû te réveiller. Ni les entendre, d’ailleurs.

Satia pâlit en écoutant le détachement avec lequel il évoquait sa propre mort et tenta d’éponger ses larmes avec son mouchoir.

–Quelque chose m’a réveillé. Peut-être l’horreur de mon cauchemar ? J’ai tenté de relativiser les premiers bruits, puis j’ai dû me rendre à l’évidence, il y avait bien quelqu’un dans mes appartements.

–Ce n’est pas logique, murmura le Messager.

–Qu’est-ce qui te rend si perplexe ? Qu’ils aient échoué et que je sois en vie ?

Sa voix était plus agressive qu’elle n’aurait dû. Finalement, la colère commençait à prendre le dessus. De quel droit se permettait-il de débarquer ainsi pour lui expliquer qu’elle aurait dû mourir ? N’en avait-elle pas eu assez pour la soirée ?

Le calme glacial des yeux bleu-acier se posa sur elle.

–Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Je trouve seulement qu’il y a beaucoup de lacunes pour une organisation si pointilleuse et si méticuleuse. Les Faucons Noirs n’ont pas l’habitude de ces erreurs de débutants. Ils auraient dû attendre que tu te rendormes pour terminer le travail.

–Mais j’avais vu les soldats morts dans le couloir…

–Même ainsi, il était parfaitement capable d’en finir avec toi. Les attaques sournoises ont certes leur prédilection, mais… je parierai mes ailes qu’ils n’étaient pas là pour te tuer. Et ça, c’est inquiétant.

–Qui pourrait m’en vouloir à ce point ? murmura Satia, effrayée par la tournure des évènements.

Lucas resta silencieux. Il avait son idée sur la question, mais le Djicam aurait sa peau s’il apprenait que Satia était au courant.

Le Messager se releva et lui tendit la main.

–Le jour ne va pas tarder, va prendre un peu de repos.

–Je ne sais pas si j’arriverai à dormir, murmura Satia.

Malgré tout, elle accepta son aide. Une fois debout, ses jambes vacillèrent et seule la présence de Lucas l’empêcha de trébucher. Le Messager la conduisit jusqu’à son lit.

Pour Satia, tout semblait irréel. Rien n’était rassurant dans cette immense pièce impersonnelle. Lorsque Lucas entreprit d’éteindre les lampes une à une et que les ombres grandirent, elle ne put s’empêcher de frissonner.

–Ne me laisse pas seule, implora-t-elle.

–Il ne t’arrivera plus rien cette nuit, répondit calmement le Messager.

Un calme qu’il était loin de ressentir intérieurement.

Pourtant il rapprocha une chaise et prit sa main dans les siennes. Dans l’obscurité, Satia ne distinguait que ses ailes claires. Mais la chaleur qui émanait de ses doigts était étrangement réconfortante.

Quand Satia rouvrit les yeux, le jour était levé depuis plusieurs heures, et Lucas n’était plus là. Avait-elle rêvé sa présence ?

Non, la douceur d’une plume lui chatouillait la paume. Elle savait combien les Massiliens tenaient à leurs ailes ; ce n’était pas un hasard, mais un présent.

Respirant à fond, Satia ramassa les lambeaux de son courage évaporé. Aujourd’hui plus que jamais, elle devrait se montrer forte pour affronter les ragots du Palais.

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