Chapitre 39
Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar…
L'air sombre, Satia patientait dans la Grande Salle où se réunissait l'Assemblée. Placée sur la droite de l’alcôve où se tenait le Souverain, elle attendait l'arrivée des douze Djicams. Elle se sentait nerveuse et fatiguée.
Lucas l’avait réveillée alors qu’elle ne se souvenait même pas de s’être endormie. Satia avait ouvert les yeux sur un décor inconnu. Elle n’était pas dans sa chambre. Un instant, elle avait paniqué. Damien. Son souvenir était encore beaucoup trop présent.
–Tout va bien.
La voix de son ami l’avait aussitôt rassurée. Assis près elle, elle percevait l’inquiétude qu’il éprouvait à son égard. Satia souffla doucement. Elle était en sécurité avec Lucas. Il avait le don de la rasséréner par sa simple présence.
–Tu vas mieux ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête. Avait-elle le choix ? Elle saisit la main qu’il lui proposait et se trouva propulsée sur ses pieds en un instant.
Bien trop près des yeux bleu-acier insondables. Le jeune Messager la dominait d’une tête. Son cœur s’affola quand elle constata leur proximité, troublée.
Qu’est-ce qu’il lui arrivait ?
Lucas s’écarta, comme s’il avait perçu son malaise, et elle ne put s’empêcher de ressentir une pointe de déception.
–Tu souhaites peut-être te recoiffer, suggéra-t-il.
Elle se pinça les lèvres. Une façon polie de dire qu’elle ne ressemblait à rien. Les Massiliens maitrisaient les tournures de phrases courtoises. Satia se précipita vers la salle de bain en jurant. Sortir des appartements de Lucas échevelée et avec une robe froissée ? C’était la porte ouverte aux pires commérages.
Par chance, elle n’avait aperçu personne en quittant les lieux. Lucas l’avait accompagnée jusqu’à la salle de l’Assemblée quand elle lui avait appris que Laria n’était pas là aujourd’hui.
Sa nuit avait été des plus courtes, et elle ne se souvenait même pas du sujet qu'ils devaient aborder aujourd'hui. Elle espérait seulement que Dionéris ne la mettrait pas à l'épreuve. Elle aperçut alors la pile de dossiers posés dans son casier. Et des fiches récapitulatives qui les accompagnaient. Elle en soupira de soulagement.
Après avoir vérifié qu'elle était toujours seule, elle se plongea dans une relecture rapide des sujets du jour. Absorbée par sa tâche, elle ne remarqua la présence de la Djicam Mickaëla que lorsque celle-ci lui posa la main sur l'épaule. Sursautant, elle découvrit la Grande Prêtresse d'Eraïm, un air de bonté dans ses yeux violets.
–Pardonnez-moi, Djicam, je ne vous ai pas vue arriver.
Un sourire apparut sur le visage ridé de la doyenne de l'Assemblée.
–Tu étais si absorbée par ton travail… C'est rare chez les jeunes de ton âge. Pourrais-tu passer dans mon bureau après la réunion ? J'ai à te parler.
–Je serais là.
Tant pis pour son espoir de sieste récupératrice, songea la jeune femme avec dépit.
La pièce s'emplit peu à peu comme les Djicams et leurs attenants venaient prendre place. Satia cessa alors à regret de consulter ses dossiers. Plusieurs Djicams conversaient avec les Massiliens ; tous trois arboraient un brassard noir sur leur bras droit. Satia avait déjà présenté ses condoléances la veille. Elle avait trouvé le Djicam fatigué, marqué moralement. Comment aurait-il pu en être autrement ? Malgré tout, il était présent ce matin. L’honneur et le devoir, deux grands principes qui régissaient la vie massilienne. Était-ce Lucas à ses côtés ? Elle se rappelait vaguement qu’il en avait parlé. Le troisième arborait des ailes grises ; il assistait régulièrement le Djicam, même si son nom lui échappait.
Satia se prépara à l'arrivée imminente du Souverain et du début de la session qui allait suivre.
Trois coups furent frappés sur les lourdes portes en bois, et Satia s'apprêta à accueillir Dionéris. Mais le Souverain ne pénétra pas dans la pièce. La jeune femme pâlit en reconnaissant Damien. Elle sentit la terreur l'envahir. Que venait-il faire ici ?
Le jeune homme, accoutré comme à son habitude avec des habits rutilants et multicolores, s'inclina devant l'Assemblée. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’ils se posèrent sur Satia. Certes ses domestiques n’avaient trouvé aucun corps dans les buissons, pourtant il lui avait semblé impossible qu’elle puisse survivre à pareille chute. Il maîtrisa sa surprise : inutile de se trahir maintenant. Annoncer sa mort devrait être reporté à une prochaine séance.
–Djicams, Durckma, mon père le Souverain Dionéris a le regret de vous informer qu'il ne pourra assister à la réunion de ce jour en raison d'une fatigue trop importante due à sa maladie.
Il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, et reprit avec un sourire éclatant :
–En vertu de quoi je le remplacerai pour la session d'aujourd'hui.
–Il n'en est pas question !
La phrase avait fusé sans qu'elle puisse la retenir. Les regards convergèrent vers Satia. Damien sourit de plus belle.
–Et pourquoi donc ? Rien n'interdit à la famille du Souverain de participer à une réunion de l'Assemblée, c'est écrit noir sur blanc dans la Loi.
Certains Djicams acquiescèrent, mais Satia ne s’en aperçut pas. Toute son attention était focalisée sur Damien. Il se moquait d'elle. Une colère sans borne prenait possession de la jeune femme. Elle se força au calme. Surtout ne pas rentrer dans son jeu.
–Seigneur Damien, dit-elle d'une voix coupante. La Loi donne la décision au Durckma.
Son regard se fixa sur Damien.
–Et je ne t’autorise pas à rester, conclut-elle.
–Je ne partirai pas, gronda-t-il.
–Dois-je vraiment appeler la Garde pour te faire quitter les lieux ?
Sur le visage de Damien, la détermination s’effaça lentement comme il prenait conscience que la jeune femme ne plaisantait pas.
–Tu n'oserais pas…
–Quitte ces lieux maintenant, sans faire d'histoires. Ou je me ferais un plaisir de te voir te débattre entre les soldats de la Garde du Phénix.
Le regard de Damien se chargea d'orage. Ses poings se crispèrent.
–Très bien. Méfie-toi cependant, je ne serai pas aussi négligent à l'avenir.
Il tourna les talons et s'en fut à grands pas rageurs. La jeune femme ne se sentit pas soulagée pour autant. Elle avait gagné cette bataille, mais Damien n’en resterait pas là. Il venait de se déclarer son ennemi publiquement. Magnifique.
–L'Assemblée n'est pas un lieu où régler vos différends avec le Seigneur Damien, intervint Mérior, le Djicam du Cinquième Royaume.
Interdite, Satia se tourna vers lui, soudain consciente de l’attention fixée sur elle.
–Néanmoins vous avez bien gardé la maîtrise de la situation. Vous n'avez pas laissé le Seigneur Damien vous dicter votre conduite. Vous avez agi comme il le fallait, en Durckma.
Satia n'en revint pas. Le Djicam du Cinquième Royaume, la complimentant sur sa façon d'agir ! C'était bien la première fois.
Et il n’était pas le seul ; tous les Djicams la regardaient, un sourire plus ou moins grand sur leur visage. Elle rougit d'embarras, mais en même temps, un sentiment de fierté l'envahissait. En s'imposant face à Damien, elle avait renforcé son image. Il ne dépendait maintenant que d'elle pour continuer à prouver qu'elle ferait une bonne Souveraine. Elle se redressa et se remémora les conseils de Dionéris. C'était à elle de prendre en main la séance.
*****
La réunion se terminait enfin, et rarement Satia s'était sentie aussi fatiguée. Aujourd'hui elle avait pris énormément d'intérêt aux divers débats qui avaient décidé de l'économie de la Fédération.
Les Djicams avaient tour à tour exposé leur point de vue, et elle avait dû prendre la responsabilité du choix. Au départ hésitante, pensant que les Djicams allaient la critiquer, puis avec de plus en plus d'assurance comme elle assumait pleinement son rôle. Dire que cette vie deviendrait un jour la sienne. Elle ne le regrettait pas.
Satia attendit patiemment que la salle se vide, buvant quelques gorgées d'eau pour apaiser sa gorge trop sèche d'avoir tant parlé.
Enfin, lorsque tous furent partis, elle rangea soigneusement ses dossiers, puis se leva et rajusta rapidement sa robe. Elle avait rendez-vous avec la Grande Prêtresse d'Eraïm, la Djicam Mickaëla.
Tandis qu'elle franchissait la porte, les deux gardes en livrée lui emboîtèrent le pas, comme toujours, restant sur ses arrières. Leur présence ne la rassurait plus. Satia devrait parler au commandant Farid. Où étaient ses gardes quand Damien l’avait enlevée ?
Non, le connaissant, Damien avait dû être assez habile pour trouver un prétexte valable. Elle serra les dents. Il paierait un jour pour tout ça.
Elle quitta l'aile sud du Palais où siégeait l'Assemblée et rejoignit le bâtiment central, grande tour de treize étages, un pour chaque Seycam tandis que le Souverain et la Durckma se partageaient le dernier étage.
En tant que Djicam du Dixième Royaume, Mickaëla logeait au dixième étage. Satia contint sa peur à la pensée des escaliers interminables qu'elle devait maintenant emprunter. Il lui faudrait du temps avant de se sentir de nouveau en sécurité dans la Tour.
La montée fut longue et lorsqu'elle arriva enfin, elle peinait à reprendre son souffle. Elle attendit quelques minutes, le temps de calmer sa respiration, puis frappa deux coups secs sur la porte.
–Entrez.
La jeune femme s'exécuta et pénétra dans le bureau tandis que les deux gardes du Phénix restaient à l’extérieur. La pièce était petite, de lourds rideaux obstruaient l'unique fenêtre, et une légère odeur d'encens flottait dans l'air.
–Ah, c'est toi, mon enfant, fit Mickaëla en l'apercevant.
Elle prit les documents qu'elle consultait et les posa sur le bord de son bureau.
–Prends un siège, je te prie.
La jeune femme s'assit sur une chaise confortable. La Djicam de Mayar posa les coudes sur son bureau et entrecroisa ses doigts avant de scruter la jeune Durckma en silence.
Satia se sentit gênée sous ce regard perçant qui semblait voir au-delà des apparences. Malgré son malaise, elle n’osait pas briser un silence qui s’éternisait.
–Satia, entama enfin la Djicam en la fixant de ses yeux violets. Hier soir, j'ai senti une forte concentration de pouvoir, venant semble-t-il de tes appartements.
La jeune femme se raidit sur son siège.
–Et ce n'était pas la première fois, continua la Grande Prêtresse. Sais-tu ce qui se passe ou l'ignores-tu ?
Satia était paralysée. Que devait-elle dire ? Que pouvait-elle répondre ? La Djicam était-elle digne de confiance ?
Son père aurait su, lui.
Mickaëla la scruta tandis qu'elle réfléchissait. La jeune fille opta pour un compromis.
–Je ne le comprends pas trop moi-même, déclara-t-elle avec prudence.
–Je t'avais dit qu'elle serait méfiante.
La voix grave et profonde provenait du fond sombre de la pièce. Instinctivement, Satia pivota dans cette direction, sa main cherchant la garde de sa dague à ses côtés. Dans quel pétrin s'était-elle encore fourrée ?
Cependant, aucun assassin ne sortit de l'ombre. Surprise, elle vit s'avancer Ivan, le Djicam de Massilia, impeccablement sanglé dans son uniforme blanc malgré son bras en écharpe. Ignorant les yeux ronds de la Durckma, il salua Mickaëla :
–Désolé pour ce contretemps. Un imprévu de dernière minute.
Un sourire apparut sur le visage de la Grande Prêtresse.
–Ce n'est rien, mon ami.
Toujours stupéfaite, Satia suivit cet échange sans savoir quoi dire. Le Djicam de Massilia se tourna alors vers elle.
–Je vais être plus direct que Mickaëla car le temps nous est compté. Que savez-vous ? Votre père vous a-t-il enseigné ce que vous devez savoir ?
–Je ne suis pas sûre de comprendre où vous voulez en venir, répondit la jeune fille, hésitant sur la conduite à tenir.
–Ivan, il ne sert à rien de la brusquer, intervint Mickaëla.
Après ce qui lui sembla une éternité, Ivan laissa échapper un soupir.
–Très bien.
Le Djicam tira à lui la deuxième chaise et s’y assit à califourchon avant de poursuivre :
–Reprenons donc depuis le début. Tu connais l'histoire du premier Souverain, Félénor ?
–Un enfant le sait. Il fut le premier à unir les Douze Royaumes sous une même bannière. La légende raconte qu'il fit un pacte avec Ilik, le chef des phénix, répondit Satia sans oser rentrer dans les détails.
–Une légende ? sourcilla Mickaëla. Pour remercier Félénor d'avoir sauvé les siens, Ilik lui fit don d'une partie de son sang, afin de lui permettre d'utiliser à sa guise le pouvoir du Feu qui circule en chaque phénix.
La Grande Prêtresse fixa la jeune femme.
–C'est pour cette raison que tous ses descendants ont le sang violet des phénix qui coule dans leurs veines.
Elle marqua une pause devant le regard interdit de Satia.
–Tu le savais déjà, n'est-ce pas ?
Lentement, Satia acquiesça, la gorge soudain nouée.
–Mais connais-tu l'origine de la formation des Seycam pour diriger chaque Royaume ? poursuivit le Massilien.
La jeune femme fit non de la tête. Ivan s'éclaircit la gorge.
–Quelques années après le sacrement de Félénor en tant que Souverain, l'Empereur Vortis profita d'un relâchement dans la vigilance de la Fédération. Il envoya ses meilleurs guerriers pour assassiner Félénor ainsi que l'ensemble de sa famille. Le meilleur ami de Félénor, Edwin sey Garden, était Massilien. Lorsqu'il découvrit le carnage, son échec lui sauta aux yeux et son honneur lui commanda de mettre fin à ses jours. Alors qu'il était sur le point de se suicider, il entendit des pleurs. Ceux d’un bébé, s’il en croyait leur intensité, là, quelque part dans les décombres de ce qui avait été la demeure de Félénor. En s'orientant vers la source de ces cris, il découvrit un nourrisson dans les bras de Salima, la belle-fille de Félénor. Elle était morte mais sa fille était vivante. Edwin décida alors qu'il veillerait sur l'enfant, jusqu'à ce que l'Empire soit détruit. Il en fit le serment devant Eraïm, engageant sa famille pour toutes les générations futures. Une réunion de crise fut alors organisée entre les différents chefs des Douze Royaumes. Les dirigeants se nommèrent eux-mêmes Djicams, et décidèrent que leur famille continuerait leur tâche après eux, gardant le secret sur la survie de l'enfant afin de faciliter la tâche d'Edwin. Les Seycams étaient désormais liées.
–L'Empire a cru à cette histoire ?
–L'Empire a traqué sans répit tous ceux qui possédaient la moindre goutte de sang violet, déclara Mickaëla. La descendance de Félénor a frôlé l'éradication totale à de nombreuses reprises. Tu es la dernière en date.
Satia garda le silence, réfléchissant à tout ce qu'impliquaient ces révélations. Son père l'avait amenée sur Massilia lorsqu'il s'était senti menacé. Tout s'expliquait.
–Donc je suis surveillée depuis le début ? Vous avez toujours été au courant.
Ivan acquiesça.
–Depuis ta naissance. Le secret a été trop bien gardé : seuls la Prêtresse et moi-même connaissons tes origines.
–Mais tu es la première depuis fort longtemps à présenter autant de dispositions pour ton Don, ajouta Mickaëla. Il te faut aller sur Mayar pour apprendre à le maîtriser.
–Quel Don ? questionna Satia pour gagner du temps.
Elle était inquiète. Les deux Djicams en savaient bien trop sur elle.
–Le Feu, bien évidemment, rétorqua la Prêtresse. N'as-tu jamais remarqué ? Lorsque tu as eu besoin de chaleur, tu en as reçu.
De petits évènements lui revinrent en mémoire. Le thé, glacé puis brûlant. Et la veille, ces cordes qui s'étaient miraculeusement rompues. Sa maitrise lui avait échappée sans qu’elle ne s’en rende compte.
–Eraïm me garde, murmura-t-elle.
–Nous avons discuté avec Dionéris avant que sa maladie ne le frappe. Tu es en danger ici. Les faits d’hier le prouvent. Il te faut rejoindre Mayar immédiatement, dit Ivan.
Satia fronça les sourcils.
–Je ne peux pas, répéta-t-elle avec plus de conviction. Ce soir a lieu une grande fête pour mon anniversaire. Ne pas y assister serait très suspect.
–La Durckma a raison, Ivan, intervint la Grande Prêtresse. Elle ne peut partir avant demain.
Le Djicam resta silencieux, visiblement contrarié par ce contretemps.
–D'accord pour demain, admit-il à contrecœur, ne trouvant aucune alternative. Mais pas plus tard. Nous avons déjà beaucoup trop attendu.
Satia eut soudain l’impression que les deux Djicams en savaient bien plus qu’elle ne le pensait.
*****
Sagitta, Douzième Royaume…
Le soleil était haut sur l'horizon lorsqu’Itzal ouvrit les yeux. Il bailla, puis étira lentement tous ses membres, la tête encore embrumée. Le contact avec un corps qui n'était pas le sien acheva de le réveiller et les souvenirs affluèrent.
Toi réveillé ? Toi avoir dormi longtemps… Roïk avoir très faim !
Le petit fauve bondit sur le jeune Massilien, qui ressentit douloureusement la morsure de ses griffes sur sa poitrine.
Tu pourrais faire attention…
Roïk désolé…mais Roïk avoir vraiment très faim !
Itzal se leva lentement, espérant ne pas réveiller la jeune femme toujours endormie à ses côtés. Il récupéra ses affaires éparpillées dans la pièce et s'habilla, harcelé par le petit panthirion.
Avec tout le raffut qu'il faisait, il se demandait comment Laria pouvait encore dormir.
Roïk avoir faim, Roïk avoir faim, Roïk avoir faim…
Dis donc, tu peux pas arrêter ? J'ai compris.
Les coussins et les tapis jonchaient le sol. Il espérait seulement ne pas glisser parmi cet amoncellement de tissus.
–Tu cherches quelque chose ?
Itzal se retourna lentement. Laria lui faisait face, un grand sourire aux lèvres. Il se concentra pour rester fixé sur son regard.
–Heu non…heu, si, en fait…Roïk a faim…
–Allons lui préparer quelque chose alors. Viens.
La jeune femme l'entraîna vers son salon où elle gardait de quoi grignoter. Itzal ne quittait pas l'Atlante du regard. Elle avait négligemment drapé une étoffe autour d'elle, et le Massilien ne pouvait qu'admirer chaque parcelle de son corps qui s'offrait à sa vue à chacun de ses mouvements.
Laria s'immobilisa près de la fenêtre ouverte.
–Itzal, est-ce encore un de tes amis ?
Sa voix était tendue, et sa main s'était portée à sa hanche en un réflexe pour attraper sa dague, justement absente.
Le jeune homme s'approcha. Devant la jeune Atlante se trouvait une sorte de … de …tigre ? La bestiole était indubitablement féline. Et énorme. À côté, Roïk était vraiment minuscule.
Roïk pas minuscule !
Le regard noir pailleté d'or se posa sur lui et Itzal se figea. L’animal dégageait une aura de puissance impressionnante.
Le jeune panthirion, intrigué, s'approcha à son tour. Quand il aperçut la bête, il couina et alla chercher refuge derrière le Massilien.
Lui faire peur. Toi devoir faire quelque chose.
L'irruption de Roïk dans ses pensées rompit la fascination à laquelle Itzal était soumise.
Tu dois me conduire à celui que vous appelez Lucas, Ailes Noires.
Par Eraïm, lui aussi parlait !
Évidemment. (Itzal perçut comme un certain mépris). Vous autres Deux Pattes n'êtes pas les seuls êtres pensants de l'Univers.
–Qui es-tu ? demanda le jeune homme.
–Tu crois vraiment qu'il va te répondre ? fit l'Atlante avec scepticisme.
Le fauve gronda sourdement comme pour infléchir ses soupçons.
–Heu, mieux vaudrait être prudent et ne pas l'agacer, non ?
Qui es-tu ? redemanda Itzal, cette fois-ci mentalement, en s'efforçant de se concentrer sur le fauve.
Inutile de crier si fort ! Ziandron est mon nom, Aile Noire.
Pardon, s'excusa Itzal. Désolé si je suis malpoli, mais tu appartiens à quelle espèce ?
Itzal eut l'impression que Ziandron contenait difficilement son indignation.
Je suis un tylingre. Ceux qui ont des Ailes ne peuvent l'ignorer.
–Bon, qu'est-ce qu'il fait là ? s'agaça la jeune femme qui ne pouvait suivre l'échange silencieux.
–C'est un tylingre, il s'appelle Zian…quelque chose, et cherche Lucas, résuma brièvement Itzal.
–Je ne tiens pas à être mêlée à vos histoires. Tu es libre de partir maintenant.
–Mais je … enfin …
–Itzal. J’ai autre chose à faire, moi aussi.
L’Atlante n’aurait pas pu être plus claire. Elle le congédiait. Itzal s’efforça de ne pas paraitre blessé. Il avait cru savoir dans quoi il s’était engagé, mais la réalité se montrait plus cruelle qu’il ne l’avait imaginée.
Le jeune Envoyé rajusta son uniforme.
–Merci pour cette soirée, Laria, dit-il en s’inclinant.
Lucas serait fier de lui, songea-t-il. Poli et distant comme un Mecer.
–Un plaisir partagé, répondit cette dernière avec un clin d’œil qui le fit rougir malgré ses bonnes résolutions. Qui sait, on pourra remettre ça à l’occasion ?
Le jeune Massilien se détourna avant qu’elle ne se moque de ses joues brûlantes. Qu’avait-elle à souffler ainsi le chaud et le froid ?
Toi pas m'oublier !
Le petit panthirion sauta dans les bras d’Itzal comme celui-ci se dirigeait vers la porte.
Froussard.
Itzal sursauta, ne sachant si la remarque était destinée à lui-même ou à Roïk. Piqué au vif, le panthirion répliqua immédiatement.
Roïk pas peur. Roïk juste… froid.
Le grand félin ne répondit pas mais eut ce qui ressemblait fort à un reniflement de mépris. Retenant un soupir, Itzal prit la direction de la caserne, espérant trouver Lucas au plus vite.
*****
–Entre, Itzal, fit la voix du Massilien.
Itzal poussa prudemment la porte, s’engageant dans les appartements de Lucas. À la caserne, il avait appris que le Messager habitait désormais au Palais. Lucas, un membre de la Seycam ? Il aurait dû le deviner dès qu’il avait su qu’il était le frère d’Aioros sey Garden.
Habillé comme à l’accoutumé de son uniforme blanc, Lucas s'occupait de nettoyer minutieusement ses armes.
–Un souci ? lui demanda-t-il sans même quitter des yeux son travail.
–Heu, on peut dire ça… Y'a un tylingre qui est venu me tirer du lit, disant s'appeler Ziandron et qui souhaitait absolument te voir.
Lucas suspendit net son geste à l’évocation du nom.
–Ziandron ?
L’imposant tylingre s’avança et Lucas tomba à genoux pour étreindre l’énorme fauve, devant un Itzal bouche bée. Depuis quand le Messager était-il un adepte des démonstrations d’affection ? Un instant, l’Envoyé se demanda s’il avait raté quelque chose, puis Lucas se releva, de nouveau impassible.
–Il ne t’a rien dit de plus ?
–Non… il aurait dû ?
–Ziandron était le Compagnon de mon frère Valérian. Tu as été témoin de l’attaque des Strators que nous avons essuyée hier soir, mais elle n’était pas la seule. La Seycam toute entière était visée. Nous sommes peu à avoir survécu.
Sa voix s'étrangla soudain dans sa gorge. Que lui arrivait-il ? Avec effort Lucas lutta pour se concentrer sur le jeune homme en face de lui.
–Dis-moi ce qu’il me veut, s’il te plait.
Itzal comprit soudain pourquoi tous les Mecers de la caserne portaient un brassard noir sur le bras, comme Lucas.
Sa famille, presque détruite. Itzal se demandait comment le Messager faisait pour ne pas s’écrouler. C’était horrible. Il savait maintenant pourquoi Lucas était à fleur de peau.
Tu dois lui expliquer, Ailes Noires.
Quoi ? Je ne comprends rien à ce qui se passe…
Le Messager, bras croisés, était assis sur le sofa. Le tylingre fit quelques pas et s’allongea près d’Itzal.
Son frère Valérian, était mon Lié.
Était, releva Itzal. Il est mort ? Mais… je croyais que le lien du Wild ne se rompait que dans la mort ?
Tu n’es donc pas si ignorant, en fin de compte, renifla le félin. Effectivement, j’étais comme lui terrassé par la souffrance, mais il a défait le lien qui nous unissait avant d’être emporté par l’Ombre Noire, me condamnant à une douleur sans fin.
Pourquoi ? C’est cruel ! s’indigna Itzal.
Cette pratique est interdite depuis longtemps, confirma Ziandron. Il lui a fallu mon accord. Je suis là pour veiller sur Lucas. Dis-lui, maintenant, toi parmi les rares Élus qui possèdent le Don du Wild.
Les dernières paroles de Ziandron étaient étranges, et Itzal décida de n'en pas tenir compte.
–Ziandron a été envoyé par ton frère afin de veiller sur toi. Il s'agissait de sa dernière volonté, ajouta-t-il plus bas.
–Je reconnais bien là Valérian, marmonna Lucas.
Son regard se posa sur le tylingre.
–De quelle façon vas-tu pouvoir m'aider alors que je suis incapable de communiquer avec toi ? Je suis déjà lié à Lika.
Dis-lui que je veillerai sur toi. Roïk est bien trop jeune pour t’apprendre ce que tu devrais savoir.
–Quoi ? s’étrangla Itzal.
–Éclaire-moi.
–Je crois qu’il cherche à ce que je ne sois pas un fardeau pour toi, maugréa l’Envoyé.
Lucas sourit.
–Tu n’es pas un fardeau, Itzal. Mais son expérience te sera profitable. Tu verras.
*****
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