Chapitre 40
Soctoris, Huitième Royaume, Ankaren.
Sanae essora le linge humide avant de le poser sur le front brûlant du jeune homme. Il ne s'était pas réveillé depuis que Guimar l'avait ramené la veille. Le Guérisseur Initié l'avait examiné consciencieusement, avant de retirer les flèches le plus délicatement possible pour éviter d'endommager davantage les organes. Il avait ensuite confectionné un cataplasme pour sa blessure au torse, et avait bandé sa jambe, après quoi il avait chargé Sanae de le surveiller. Elle n'avait pas mangé, mais elle ne s'était pas plainte. Rester au chevet du Vénérian n’était pas une punition.
Elle était tellement concentrée qu'elle n'entendit pas Guimar s'approcher.
–Une amélioration ?
Elle sursauta au son de sa voix.
–Je ne crois pas, Maître.
Il la gifla.
–Croire n'est pas suffisant, Sanae, combien de fois devrais-je te le répéter ? Son état s'est-il amélioré, oui ou non ?
Sanae ravala sa salive au souvenir de la douleur cuisante sur sa joue.
–Non.
–Voilà, quand tu veux. Continue de le surveiller, et n'oublie pas de lui faire avaler de l'eau régulièrement. Viens me chercher dès qu’il se réveille.
–Oui, Maître.
*****
Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar, le soir même…
La Grande Salle de Bal se remplissait d'invités. Des Gardes portant la livrée du Phénix vérifiaient l'identité de toutes les personnes pénétrant dans la pièce. On ne rentrait qu'avec une invitation écrite de la main même de la Durckma.
Vêtue de sa plus belle robe, en soie jaune richement rehaussée de broderies, Satia accueillait en personne les invités. L'épouse du Souverain eut l'impression que son sourire était plus factice qu'à son habitude. Une raideur qu'elle attribua à l'importance de la soirée pour la jeune femme ainsi qu'à la pression qui reposait sur ses épaules.
Domaris se trompait.
Damien était la seule source d’angoisse de Satia. Fils du Souverain et de son épouse, il appartenait de ce fait à la Seyhid. À ce titre, il aurait donc dû être invité. La Durckma l'avait délibérément retiré de sa liste.
Elle n'était cependant pas naïve au point de croire qu'il ne viendrait pas. Il serait furieux. Non, l'adjectif n'était pas suffisant. Il serait hors de lui. Elle frissonna à cette pensée et jeta un coup d'œil furtif à l'entrée de la salle. Il n'était toujours pas arrivé. Dans quelques minutes, elle prendrait la parole avant d'ouvrir le bal. Elle ne serait rassurée qu'à ce moment-là, une fois sûre qu'il ne viendrait plus. Elle devait rester méfiante. Il se sentirait humilié, et n'aurait qu'une seule pensée : se venger.
Le Souverain réclama le silence et le brouhaha des conversations se tut. Il fit signe à Satia.
La Durckma expira lentement, essayant de calmer la fébrilité qui l'envahissait. Dionéris avait fait le déplacement spécialement pour elle. Elle savait qu’il ne resterait pas longtemps, encore trop faible. Pourquoi les guérisseurs Soctorisiens étaient-ils si impuissants ?
Et tous ces gens qui attendaient qu'elle parle. Elle n'arrivait toujours pas à se sentir à l'aise. Elle ouvrit la bouche pour remercier tous les invités, lorsqu'elle aperçut Damien qui entrait dans la salle. Elle pâlit.
Il était furieux et bouillonnait d'une indignation difficilement contenue. Son regard resta fixé sur elle tout au long de son discours et Satia en oublia presque de respirer. Elle ne se sentait pas bien du tout. Damien s'avança alors vers elle, tout sourire.
Il se proposait pour ouvrir le bal avec elle et Satia n’eut d'autre choix que d’accepter. Ou de scandaliser toutes les Seycams. Non, elle supporterait cette épreuve. Il s'inclina à peine, avec raideur. Un feu couvait dans ses yeux. Un regard brûlant de haine. Elle dissimula sa peur du mieux qu'elle put, affichant un masque d'indifférence glacé. Il emprisonna sa main dans la sienne et l'entraîna sans attendre sur la piste de danse.
–Tu croyais m'avoir échappé, hein ? marmonna-t-il.
Elle ne répondit pas, tentant de maintenir la plus grande distance entre leurs deux corps. Un rictus narquois s'afficha sur son visage.
–Tu ne peux pas t’enfuir.
Son bras exerçait une pression constante sur sa taille, essayant de la rapprocher de lui, tandis qu'elle luttait pour le contrer. Et toujours ces sourires de circonstances sur leurs visages, tandis qu’ils virevoltaient sur la piste de danse. Il essaya de broyer sa main dans un étau de fer. Gardant son sourire, elle enfonça ses ongles dans sa chair. Il haussa les sourcils.
–Tu oses me résister ? C'est inutile, que tu le veuilles ou non tu seras à moi. Tu seras mienne.
–Uniquement dans tes rêves, répliqua-t-elle entre ses dents.
Une énergie combative se réveillait en elle, et elle ponctua sa phrase en lui écrasant le pied. Surpris, il trébucha et manqua un pas. Le sourire de Satia s'agrandit, mais la fureur de Damien augmenta, son poing broya sa main. Elle résista avec peine à l'envie de crier.
La musique changea de rythme, et la jeune fille réalisa que d'autres danseurs les avaient rejoints. Son soulagement dut se lire sur son visage, car le jeune homme raffermit sa prise.
–Oh non, tu ne vas pas t'échapper maintenant… tu es à moi, et tu le resteras.
Satia se sentit prise au piège. La musique entraînante amenait de plus en plus de personnes sur la piste, et Damien ne la lâchait toujours pas. Et puis une expression de contrariété passa sur son visage, et avant que Satia ne puisse l'interpréter, elle se sentit emportée, et se retrouva face à un Vénusien – le frère du Djicam ? – puis un Niléen suivit, qu'elle ne connaissait pas, et elle finit avec un Massilien. La tête lui tournait entre les changements de partenaires et le soulagement soudain de ne plus être avec Damien.
Elle tenait maintenant sa chance. Il ne lui restait que quelques instants avant le prochain changement ; elle devait agir.
–Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
Satia trébucha, avant de lever les yeux sur le Massilien. Lucas.
–Que… que fais-tu là ? bredouilla-t-elle.
–Les Seycams sont invitées, répondit-il.
Comme s’il était normal qu’il apparaisse toujours quand elle avait besoin de lui. Elle n’était même pas surprise qu’il danse aussi bien que n’importe quel Seyhid.
–Sors-moi de là, s’il te plait.
Il ne parut pas surpris par sa demande et la conduisit vers les rafraîchissements sans poser de questions ; son malaise était une évidence.
Satia prit le temps de boire quelques gorgées d'eau. Elle avait chaud. Cette soirée qu’elle aurait dû apprécier s’était transformée en épreuve de force.
–Encore merci, dit-elle.
–Je ne fais que mon devoir, répliqua-t-il.
Satia sourit. Après Damien qui ne songeait qu’à sa petite personne, il était réconfortant de se trouver auprès d’un Massilien beaucoup plus protocolaire. Lucas fit mine de partir et elle retint d'un geste.
–Attends. Je t'en prie. Reste encore un peu. Je ne me sens pas en sécurité, ajouta-t-elle avec réticence.
–C'est Damien, n'est-ce pas ?
Il n'eut pas besoin de son mouvement de recul pour savoir qu'il avait touché juste. Sa pâleur en témoignait. Pourtant elle ne dit rien. Accordait-elle si peu de valeur à son serment ?
–Très bien, tu ne veux pas en parler, je n'insisterai pas. Je ne peux pas trop m'attarder, ajouta-t-il en mémorisant les groupements qui se faisaient et se défaisaient au gré des conversations. Ce ne serait pas correct.
–Merci.
Elle se sentait réellement soulagée, remarqua-t-il.
Un serviteur passa près d’eux. Si Lucas prit un verre par politesse, Satia vida le sien d’un trait.
–Tu ne m’avais pas dit que tu fréquentais quelqu’un, relança-t-elle.
–De quoi parles-tu ? demanda-t-il, perplexe.
–La Massilienne, dans tes appartements. Vous n’êtes pas ensemble ?
–Ah, Shaya ? C’est une T’Sara, répondit le Messager comme si c’était une évidence.
–Oh, dit Satia en rougissant.
Décidément, elle serait toujours mal à l’aise avec les coutumes de certains Royaumes. Pourtant elle ne se considérait pas guindée comme les habitants de Vénéré.
Et pourquoi attachait-elle tant d’importance à ce détail ? Lucas était Messager ; c’était normal qu’il reçoive de telles propositions.
Cela n’aurait jamais dû la gêner autant.
–J’aurais pu refuser, reprit le jeune Massilien, son attention revenue sur les danseurs.
–Il existe des exceptions ? demanda Satia, curieuse.
–Le deuil en est une, oui, répondit-il de sa voix impassible.
La jeune femme se maudit pour son manque de tact.
–Comment fais-tu ?
Les yeux bleu-acier revinrent se poser sur elle.
–Pour ?
–Gérer tout ça. Tout semble si facile pour toi.
Lucas ne répondit pas immédiatement et Satia retint son souffle.
–Je suis Messager, dit-il enfin. J’appartiens à la Seycam. C’est mon devoir de montrer que tout est sous contrôle.
Était-ce une pointe d’amertume qu’elle discernait ? Elle aurait tant voulu pouvoir l’aider à son tour.
–Est-ce seulement par devoir que tu veilles donc sur moi ? Le devoir et l’honneur… y trouves-tu ton bonheur ?
–Mon devoir est de te maintenir en vie. Te savoir heureuse suffit pour le reste.
Surprise, Satia voulut lui répondre, mais il l’interrompit.
–Ne te tracasse donc pas tant, reprit-il d’une voix douce. C’est ta soirée. Profites-en. Je vais te conduire auprès d’Andréi sey Mathodrer. Il ne t’ennuiera pas.
–Merci, dit Satia avec un sourire.
Le fils du Djicam du Cinquième Royaume était marié depuis plusieurs années. Si elle se souvenait bien, il venait même d’être père pour la deuxième fois. Andréi serait surement avec son épouse.
Le Messager ne fit que quelques pas avant de s’immobiliser soudain, le regard fixé dans le lointain.
–Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme, surprise.
Le Messager ne répondit pas, comme parti sur un autre monde. Son verre glissa de ses doigts sans qu'il ne fasse un geste pour le rattraper, et le bruit du verre brisé passa inaperçu au milieu du brouhaha ambiant. Il tituba, comme ivre, une main crispée sur son cœur alors que la souffrance s’inscrivait sur ses traits.
–Lucas ! s'écria Satia, inquiète pour le coup.
Qu'est-ce qu'il n'allait pas ? Un empoisonnement ? Il s'appuyait au mur pour ne pas s'écrouler. Petit à petit, il reprit une certaine contenance, le souffle court, le teint pâle mais son visage à nouveau de marbre.
–Lucas ?
Le Messager chancela un instant.
–J'ai besoin de m'asseoir, murmura-t-il.
Satia balaya les alentours du regard, avant de le guider jusqu’à une chaise toute proche. Le Messager s'y laissa tomber comme si ses jambes n'arrivaient plus à le porter. Elle était soucieuse. Jamais elle ne l’avait vu dans cet état.
La jeune femme se redressa en quête d’assistance. Quatre Massiliens fendaient déjà la foule dans leur direction, dont le Djicam en personne et l’un de ses fils.
–Qu'y a-t-il, Lucas ? demanda Ivan, l’air préoccupé. Nous avons tous perçu comme un écho… Que s'est-il passé ?
Lucas paraissait vraiment secoué ; une attitude qui ne lui ressemblait pas.
–Les phénix, murmura-t-il avec effort. Les phénix sont en train de mourir.
Satia eut un hoquet de surprise. Le Djicam s’assombrit.
–Qu'Eraïm nous protège tous. Vous devez partir immédiatement.
Muette, la Durckma acquiesça. C’était une catastrophe.
*****
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