Une si grande joie
Si Mélisande était parvenue à résoudre les doutes qui habitait son cœur, elle n’avait certes rien fait qui puisse décourager les rumeurs qui se répandaient : partout l’on jasait sur celle qui semblait avoir conquis le chaste – croyait-on jusqu’alors – chevalier Silence. Si bien que le bruit commença à atteindre les oreilles du mire, qui haussa d’abord les épaules devant ces suppositions absurdes. Mais les commérages devenaient si importants qu’ils commençaient à entacher la réputation de sa fille : c’était plus que le brave homme ne pouvait tolérer. Il fit venir à lui le jeune convalescent, qui le trouva la lippe inquiète et le sourcil froncé. Soucieux de se ménager le père de Mélisande, Silence le remercia pour les soins de sa fille et lui demanda courtoisement s’il pouvait lui apporter une aide de quelque sorte.
– Vous devinez bien ce qui me courrouce, messire. Tous ces bruits sur les… affections que vous dispenseriez à ma fille. Il se dit que vous l’avez déshonorée.
– Je ne puis la déshonorer de la façon dont vous l’entendez, et vous le savez fort bien.
– Je le sais. Mais ceux qui font courir ces rumeurs l’ignorent, eux, et font grand tort à la réputation de ma fille. Or, vous êtes aussi conscient que moi combien la réputation importe en ce monde. J’ai respecté votre secret jusqu’à présent, messire, mais je n’hésiterai pas à risquer votre honneur pour restaurer celui de Mélisande.
– Et si je l’épouse ?
Le mire resta interdit plusieurs secondes.
– Epouser ? Vous ? Elle ?
– Je suis l’héritier de mon fief, mon épouse sera la comtesse de Cornouailles. Ne vous semble-t-il point désirable pour votre fille de devenir une noble dame ?
– Dieu m’assiste ! Vous aimez donc vraiment ma fille ?
– De toute mon âme.
– Sire Silence, vous ne pouvez la marier, quand bien même vous seriez roi. Comment lui feriez-vous des enfants ? Vous portez bien l’habit de chevalier, mais il vous fait perdre le sens des réalités.
***
– Mélisande, attends !
Le phénomène se produisait de nouveau : quelque chose montait dans le corps de Silence comme une marée incontrôlable. Il lui semblait que son cœur était sur le point de défaillir. Mais son amante n’interrompit son entreprise que pour dire :
– Laisse-toi aller, gentil Silence. Je te promets que ça en vaut la peine.
Rarement on avait demandé au chevalier tâche si ardue : lâcher prise n’était certes pas ce qu’on lui avait inculqué sa vie durant. Au prix d’un grand effort pourtant, il tâcha d’obéir à sa compagne et s’abandonna à la vague montante. Celle-ci l’entraînait vers un abîme terrible et excitant ; mais au moment de s’y jeter, il découvrit qu’il avait des ailes. Un cri lui monta aux lèvres qu’il étouffa trop tard dans les plis de la couche. Transportée de son succès, Mélisande le serra avec force pour mieux sentir l’extase qui lui tendait le corps. Puis le jeune homme se remit avec peine, pantelant et tremblant. S’il était possible, elle le chérissait plus encore de s’être si bien livré entre ses bras.
– Mélisande ! Je ne savais pas qu’il était possible de connaître une telle joie ; j’ai cru être aux cieux. N’est-ce pas un blasphème ? Il me semble que je devrais en avoir honte.
– Si l’amour nous vient de Dieu, les plaisirs qui l’accompagnent ne viennent-ils pas également de Lui ?
Silence était prêt à boire aveuglément chacune de ses paroles comme si elles eussent été d’Evangile. Pris d’un brusque élan, il l’entraîna et la fit rouler sur la couche, enfiévré de plaisir, débordant d’amour ; elle rit de fausse frayeur.
– Tu es extraordinaire, Mélisande. Avec toi, il me semble que tout est possible. Si je le pouvais…
Il s’interrompit ; son regard se voila.
– Si tu le pouvais ? Eh bien, que veux-tu dire ?
– Si je le pouvais, j’attacherais ma vie à la tienne. Je ferais en sorte que nous puissions jamais être séparés, par rien ni par personne.
– Pourquoi dire ça sur un tel ton de défaite ?
– Eh bien… puisque je ne peux rien te taire, Mélisande, ton père est venu me trouver ; il était fort mécontent de moi, car je salis ta réputation. J’ai voulu me racheter en… eh bien… en demandant ta main.
– Voilà une demande, beau chevalier, que tu aurais pu me faire avant d’en parler à mon père.
– Pardonne-moi ; j’étais pressé par l’instant. Mais ton père a rejeté ma demande avec mépris… Il a raison… Je ne saurais être un vrai mari et moins encore un père pour tes enfants. Un jour tu souhaiteras un homme qui pourra t’offrir tout cela.
Mélisande leva ostensiblement les yeux au ciel.
– Les hommes ! Vous êtes bien tous les mêmes, toujours à croire savoir mieux que les femmes ce qui peut faire leur bonheur. Qui t’a affirmé, dis-moi, que je souhaitais mariage et enfants ?
Silence se troubla ; les paroles de son amante lui rappelaient celles de sa sœur ; peut-être bien ne comprenait-il rien à ce que désiraient les femmes.
– Que souhaiterais-tu, alors ?
– Voilà une meilleure question. J’aime la médecine et voudrais pouvoir la pratiquer toujours. J’aspire, moi aussi, à t’aimer chaque jour et sans secret ; mais je ne voudrais pas rester cloîtrée dans un château, aussi prestigieux soit-il, à attendre un mari perpétuellement en guerre ou en tournois.
– Mélisande, si tu étais mienne, je te jure que tu ferais ce que tu désires. Je te suivrais où ton cœur te porte, nous vivrions où tu le souhaites ; si telle est ton exigence, j’abandonnerai les armes et me ferai trouvère…
– Ne sois pas si prêt à tout abandonner pour moi : tu finirais par m’en vouloir de tout ce que ton amour t’a coûté. Promets-moi seulement une chose, c’est que si tu devais partir, tu ne me laisseras pas derrière toi, quel que soit le péril.
Le ton était grave et Silence, à deux doigts de prêter tous les serments de la terre, prit le temps de s’arrêter à cette demande.
– Mais parfois, Mélisande, j’irai sur des champs de bataille.
– C’est bien ce que je dis. Je suis miresse, ne l’oublie pas : je puis m’y rendre utile. Crois-tu que je souffrirais de te savoir risquer ta vie et de t’imaginer mourir peut-être de tes blessures sans que j’y puisse rien, loin de moi ?
Silence hésitait ; il tremblait d’entraîner son amante dans les tourments de sa vie guerrière ; mais elle ne fléchit pas sa volonté. Il finit par promettre ce qu’elle lui demandait. Puis un souvenir revint à sa mémoire qui relativisa l’importance du serment :
– Si ton père met sa menace à exécution, peut-être n’irai-je jamais sur un champ de bataille.
– Quelle menace ?
– Celle de me révéler à tous, pour sauver ton honneur.
La jeune femme s’empourpra.
– Mon père ne commettra pas une telle indignité, si j’y peux quelque chose.
– Il a été très bon envers moi, de taire ma nature et de t’envoyer pour me soigner. Il doit penser à présent que sa bonté se retourne contre lui – et contre toi.
– Précisément, il se désavouerait lui-même s’il disait à présent ce qu’il sait. N’aie donc pas de crainte : j’irai lui parler. Il m’aime trop pour ne pas préférer une fille perdue de réputation à point de fille du tout à ses côtés.
Elle eut un mouvement comme pour se lever et exécuter immédiatement ses intentions ; mais Silence la retint en passant un bras autour de sa taille.
– Tu iras plus tard ; pour le moment, je n’aurais de cesse de te faire connaître une aussi grande joie que celle que tu m’as procurée.
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