La reine Euphème
La prédiction de Silence s’avéra exact : à la disparition du comte de Chester, nul ne souhaita reprendre la tête de la révolte et ceux qui l’avaient suivi se rendirent au roi. Les armées rebelles débandèrent rapidement, Chester ouvrit ses portes à la délégation royale.
Cador eut bien voulu regagner Cornouailles avec son fils, mais le roi Ebain insista pour les amener tous les deux à sa cour et pour adoucir l’injonction, leur promit d’inviter la comtesse Euphémie et sa fille Florie à les rejoindre. Pendant le trajet qui ramenait les victorieux belligérants à la résidence royale à Westminster, Cador prit Mélisande à part.
– Damoiselle, vous m’avez rendu un service inestimable en secourant mon fils par deux fois, à ce qu’il m’a raconté. Je vous dois plus sans doute que je ne possède, mais s’il était en mon pouvoir de satisfaire un de vos désirs, il n’est rien que je puisse vous refuser.
La miresse était très intimidée d’être ainsi abordée par un seigneur de si haut rang ; mais elle sentait sur elle le regard de Silence qui, non loin d’eux, épiait leur échange, et sa hardiesse reprit le dessus.
– Seigneur, m’accorderiez-vous votre fils lui-même ?
L’audace de la demande fit rougir son objet en même temps que son allocutaire. Mais le visage de Silence s’était éclairé tandis que celui de son père affichait une consternation abasourdie.
– Vous voulez dire, dit Cador, en épousailles ?
L’incrédulité du ton navra Mélisande. « Je suis allée trop loin », songea-t-elle en hochant la tête, la gorge nouée.
– Je comprends bien, fit le comte Cador après avoir repris contenance, qu’un grand attachement sans doute vous lie à mon fils et que c’est en son nom que vous avez réalisé tous ces exploits. Néanmoins… Silence n’est pas destiné au mariage.
N’y tenant plus, l’intéressé brisa son mutisme :
– Père, Mélisande n’ignore rien de moi. Elle m’a soigné et connaît ma nature.
Pris au dépourvu, Cador tenta encore :
– Mais Silence… je ne sais si le Ciel m’y autorise. Et puis ce serait une mésalliance.
– Connaissez-vous une noble damoiselle qui ait moitié autant de cœur et de sagesse que Mélisande ? Qui, me connaissant comme Mélisande me connaît, m’accepterait comme elle le fait ?
Silence s’approcha de son père et, lui prenant la main, plongea son regard ardent dans le sien.
– Mon père Cador, j’ai fait votre volonté toute ma vie durant. J’ai tout fait pour être le fils que vous avez désiré. Vous ai-je jamais fait honte ?
– Jamais, reconnut le comte. Je n’aurais pu espérer un meilleur fils.
– Alors mon père, je vous en prie, laissez-moi être heureux à présent.
Cador garda un instant le silence, désemparé. Le regard de son fils lui était presque pénible à soutenir. « Euphémie, ma douce amie, suis-je allé trop loin dans ma volonté de conserver son héritage à notre enfant ? »
– Je dois en parler à ta mère, Silence mon fils.
***
– Cador, mon doux sire, je ne sais ce qui vous fait hésiter. Notre Silence connaît l’amour ! C’est un miracle que je n’osais espérer pour lui ; quels parents serions-nous, après lui en avoir tant demandé, pour lui refuser cette grâce ?
La tranquille assurance de son épouse ôta un grand poids au comte de Cornouailles. Délivré de ses doutes, il accepta de bénir l’union des deux amoureux, songeant que mésalliance valait mieux qu’absence d’alliance. Si l’annonce de cette union éleva quelques murmures – un jeune homme de si haute naissance avec une roturière ! – ils n’osèrent point s’élever trop haut à l’encontre du héros de la guerre contre le comte de Chester. Silence était au comble de la félicité et ne se lassait pas d’appeler Mélisande « sa chère fiancée ». Rien n’eût manqué à son bonheur, s’il avait pu recueillir de sa sœur Florie la même approbation que chez ses parents.
Mais celle-ci, depuis leurs retrouvailles à la résidence royale, le boudait. Même pendant les grandes fêtes que le roi Ebain avait organisées pour célébrer sa victoire, elle l’avait évité et s’était dérobé chaque fois qu’il avait tenté de l’approcher.
Il s’était décidé, ce jour-là, à la retrouver en la chambre qu’on lui avait apprêtée, déterminé à n’en point partir qu’il n’eût au moins obtenu d’elle un sourire. Mais il la trouva d’humeur aussi chagrine qu’à l’accoutumée.
– Florie, ma douce sœur, as-tu tant de déplaisir à me voir ?
– Viens-tu me jeter ton bonheur à la tête, mon frère ?
– Me préférerais-tu malheureux, Florie ? Je croyais que tu m’aimais.
– Ne me disais-tu pas que l’amour t’était interdit ? Que n’as-tu point à présent ? L’héritage, la liberté, la gloire, une fiancée. Que me reste-t-il, à moi ?
– J’ai payé tout cela plus cher que tu ne le crois. Nos parents t’ont-ils contrainte aux fiançailles ?
– Ils y ont renoncé, il est vrai. Mais je n’espère pas obtenir d’eux, comme toi, d’épouser l’élu de mon cœur quel que soit son rang. Je n’aurai pas de fief, moi, il me faudra donc épouser quelque seigneur. Je devrai toujours être la fille modèle et soumise aux traditions.
– Comme j’ai dû être le fils modèle, Florie…
Silence se tut et poussa un soupir, trop lassé pour poursuivre la querelle. Il tira de son sein, avec beaucoup de précautions, un objet que Florie reconnut pour être, quoique fanée et jaunie, la couronne de fleurs tressées qu’elle lui avait offert à la joute de la cour de France. Elle écarquilla les yeux.
– Tu l’as gardée !
– Jusque sur le champ de bataille. Petite sœur, une mer nous a séparés pendant des années. Devons-nous laisser la jalousie nous éloigner plus encore ?
Les yeux de Florie s’humidifièrent et elle prit la main de son frère.
A ce moment, on tambourina à la porte et ils sursautèrent tous les deux. L’importun se révéla être un serviteur de la reine.
– Enfin je vous trouve, sire Silence ! La reine demande votre présence à ses côtés.
Silence pâlit, échangea un regard paniqué avec sa sœur. Comme il tentait d’atermoyer, le serviteur s’impatienta :
– Allons, on ne fait pas attendre la reine ! Suivez-moi sur l’heure.
***
Silence caressait l’espoir que le serviteur qui l’emmenait chez la reine resterait à leur entretien. Il fut vite détrompé : sitôt que Silence eût pénétré dans la chambre, le serviteur claqua la porte derrière lui, faisant tressaillir le chevalier. Il jeta un regard circulaire dans la pièce mais n’y vit que la reine. Euphème ne semblait pas avoir pris une ride depuis qu’il avait été banni d’Angleterre par sa faute. Elle rayonnait toujours d’autant de grâce, mais Silence redoutait plus son sourire que l’épée acérée du comte Conant.
– Sire Silence, enfin. Vous n’avez pas eu la courtoisie de me rendre la moindre visite depuis votre retour en Angleterre.
– Ma reine, ai-je manqué de vous saluer comme il se doit pendant les festivités ?
– Au milieu de tout ce monde ! Cela vous suffit ? Mon ami, ne vous souvenez-vous point de notre amour passé ?
– Non, dame, je ne me souviens pas qu’il y ait jamais eu « notre amour » ; il n’y eut que le vôtre ; et cet amour eut l’effet d’une haine !
– Allons, ne soyez pas si rancunier. Vous avez eu vos rigueurs, j’ai eu les miennes ; nous avons tous deux changé. Je suis devenue plus sage et plus raisonnable ; quant à vous, vous étiez effrayé de moi car vous étiez encore bien jeune, mais vous êtes un chevalier accompli à présent.
La reine en parlant s’approchait comme pour mieux constater ledit accomplissement, tant et si bien que Silence doutât fort qu’elle eut acquis la sagesse qu’elle revendiquait. Euphème poursuivit :
– N’accordez plus d’importance au passé, mon ami ; recommençons tout.
– Le passé n’a pas d’importance, ma dame, tant que le présent ne le répète pas.
– Que voulez-vous dire ? Croyez-vous encore ne pas mériter un tel honneur ? Allons : vous êtes aussi beau que je suis belle, nous sommes tout deux de haute naissance ; bien que mon rang soit supérieur au vôtre, vous avez montré une valeur qui vous rend digne d’une reine. Ne voyez-vous pas que nous sommes faits pour nous aimer ?
Euphème tendit les bras vers Silence comme pour le saisir ; il se recula vivement.
– Non, ma reine. Vous êtes au roi et quant à moi, je ne dispose plus ni de mon cœur ni de mon corps car j’ai promis les deux à une autre. Je ne puis absolument pas changer mon cœur. Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais ; renoncez-y à présent et pour toujours.
Ce disant, il voulut s’élancer vers la porte, mais Euphème se précipita contre le battant, lui barrant le passage.
– Ah vraiment ! Est-ce là ton dernier mot ? Oses-tu me faire le même affront qu’autrefois ? Impudent, personne ne me vaut ! Mais je vois que tu n’as grandi qu’en apparence ! Cette fois, je le jure, tu auras le châtiment que tu mérites. Ce sera ta parole contre la mienne, nous verrons bien qui aura gain de cause !
Euphème saisit sa guimpe et la jeta à terre, puis commença à la fouler des pieds et poussant des cris aigus. A la grande horreur de Silence, elle se frappa elle-même du poing si bien que le sang coula de son nez.
– Ma dame, arrêtez !
Il lui saisit les poignets pour l’empêcher de se brutaliser encore, mais la lâcha aussitôt, terrifié qu’on le trouvât dans cette position. Il fit bien : une seconde plus tard la porte s’ouvrit et un garde, alerté par les vociférations de la reine, apparut. Le soldat effaré vit le tableau qui s’offrait à lui et en tira la seule conclusion évidente : en un instant il eût arrêté Silence, qui, assommé par cette nouvelle perfidie, ne songea même pas à se défendre.
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