I – Les prémices d'un voyage

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 Nous fûmes heureux d'avoir aimé intensément et d'avoir été aimés en retour avec une passion inaltérable. Deux fleurs naquirent le même jour. Une marguerite délicate en Provence et un coquelicot flamboyant au Québec. Malgré la distance, nos corolles semblaient danser ensemble, reliées par une brise harmonieuse. Nos racines, bien qu'ancrées dans des terres différentes, puisaient la même sève nourricière, symbole d'une force invisible et indéfectible. Sous cet azur providentiel, nos boutons jumeaux grandissaient, chacun selon son univers, mais liés par une essence commune, une connexion mystérieuse et sublime : l’amour.

 Lors de notre quinzième anniversaire, les bougies allumées devant nous portaient nos vœux secrets. Au fond de nos âmes que l’océan séparait, un désir muet naissait. En soufflant les flammes vacillantes, nous formulâmes un souhait identique : rencontrer cet autre cœur qui, sans le savoir, battait à l’unisson. Ce soir-là, les étoiles paraissaient briller davantage pour sceller cet engagement silencieux. Nous étions des adolescents, naïfs et pleins d'espoir, convaincus que l'univers entendrait notre appel.

 Bien que celui-ci fût exaucé, il ne le fut pas immédiatement. Les années s’écoulèrent, ponctuées d’études sérieuses, d’amitiés sincères et de premières amours qui, très belles, furent éphémères. Une décennie se consuma et, en 1994, nos chemins se croisèrent enfin. Je travaillais chez Burakku Dayamondo, la filiale japonaise de Black Diamond, un grossiste en bijoux européen, nichée au sein du quartier animé de Nihonbashi à Tokyo, où je fus fiancée à celui que je croyais être mon âme sœur : Hirano Ryouma.

 L'implantation à Chuuou résultait de la vision audacieuse de mon patron, qui avait saisi l'opportunité des prix bas de l'immobilier, conséquence directe de la crise économique ayant frappé durement le monde des affaires de cette préfecture. C’était saisissant : d'anciennes échoppes nipponnes, chargées d'histoire, se dressaient fièrement à côté des sièges des multinationales bancaires. Les autorités locales, cherchant à redynamiser l'économie, tentaient de transformer ce quartier tokyoïte en un nouvel eldorado pour les investisseurs étrangers. Malgré la chute de la valeur des actifs, de nombreux Européens voyaient l’archipel tel un défi d'avenir, un pari sur la réussite. Ce fut ainsi que Burakku Dayamondo naquit, et que je fus mutée, deux ans auparavant, vers cette mégapole qui m'était alors inconnue.

 À mon arrivée dans l’Empire du Soleil Levant, mon être frémissait d'excitation et de nervosité. Depuis l'enfance, ces îles me faisaient fantasmer de par ce melting-pot de traditions ancestrales et de modernité. Mes premiers pas en terre japonaise, au mois de mars, furent marqués par la beauté éthérée des sakuras en fleurs. Ces cerisiers teintaient les parcs et les rues d'une pluie végétale aux délicates nuances de rose et de blanc. Ce spectacle m’apparaissait presque irréel. J’étais déjà sous le charme.

 Je me laissai envoûter grâce à l'étonnante spiritualité qui imprégnait chaque recoin du pays. Les temples et sanctuaires, sereins et majestueux, se fondaient gracieusement dans l'environnement urbain. En explorant Shibuya, je découvris la statue de Hachiko. Les prunelles fidèles du célèbre akita inu surveillaient la foule d’une immuable tendresse. Ce lieu, à la fois symbole de loyauté et de dévouement, dégageait une suavité sans conteste, captivant l'attention de tous ceux qui passaient, y compris la mienne.

 Mon installation ne fut pas dépourvue de difficultés. Mon nouvel appartement à Akasaka, assez étroit, était fonctionnel et offrait une vue imprenable sur les lumières de la ville, notablement sur la Tour de Tokyo la nuit. Cependant, le décalage horaire avec sa cousine la Tour Eiffel se fit rapidement sentir. Mes sommeils initiaux se manifestèrent par des réveils en pleines ténèbres et des matinées embrumées par la fatigue. Mon esprit oscillait entre la liesse des découvertes à venir et l’éreintement persistant. Je devais commencer mon activité le premier avril et la perspective de cette nouvelle aventure professionnelle, compte tenu de mon état général, m'apportait autant de motivation que d'appréhension.

 Ce fut revigorée que je me tenais face à la façade du Matsui Main Building, prête à retrouver la succursale de mon employeur, en ce mercredi premier avril. L'édifice imposant se dressait tel un géant de verre et d'acier, baigné par les rayons timides d’un soleil naissant. Un tourbillon d'émotions me submergeait, mélange subtil d'angoisse et de jubilation. Mes doigts tremblaient de malaise, mon ventre se tordait, pourtant je ne pouvais m'empêcher de sourire. C'était une exaltation semblable à celle de mon premier baiser ou de l'instant magique où j'avais reçu mon diplôme. Je pris une profonde inspiration avant de pénétrer les locaux.

 « Bonjour à tous. Je m'appelle Durand Stéphanie. Je viens de France. À partir d'aujourd'hui, je travaillerai en tant que manager », signifiai-je en exécutant le keirei, une inclinaison d’une trentaine de degrés.

 J’avais apprivoisé la langue lors de cours du soir durant mes années de collège et de lycée. Je m’y étais spécialisée à l’université.

 « Excusez-moi, Durand-sama. J'ai aussi vécu en France, puis-je parler un peu en français ? me répondit un beau jeune homme, qui pratiqua la saikeirei, une marque d’un grand respect, sa tête se penchant d’environ quarante-cinq degrés.

 — Oh, bien sûr ! Vous parlez français ?

 — Oui, j'ai vécu à Lyon pendant cinq ans. Bienvenue parmi nous ! » lança-t-il en se courbant de nouveau, il ajouta un clin d’œil amical que seule moi remarquai.

 Je lui serrai la main, puis il m'invita à visiter les locaux. La zone d’opération était vaste, un agencement esthétique de bureaux ouverts où les employés œuvraient en silence, concentrés, dans une atmosphère où régnaient rigueur et zen. Des panneaux de bois laqué et des sousho shodou - des calligraphies cursives, illisibles pour moi - côtoyaient les écrans des Toshiba Dynabook dernier cri. J’étais vraiment au Japon.

 Lorsqu'il termina la visite par la machine à café, il sortit une pièce de cent yens et m'offrit un latte macchiato.

 « Je ne me suis pas encore présenté, dit-il en me fixant vivement, je m'appelle Hirano Ryouma. Mon nom s'écrit avec les kanjis de la plaine plate et mon prénom ceux du dragon et du cheval.

 — Dois-je vous appeler Hirano-san, Ryouma-san, ou préférez-vous autre chose ? m'enquis-je, ne voulant pas le vexer.

 — Oh ! Vous savez, j'ai vécu en France. Alors, Ryouma fera l'affaire, précisa-t-il en faisant valser sa mèche de cheveux. D’ailleurs, entre nous, inutile de s’encombrer de tant de formalités.

 — D’accord Ryouma. Je suis encore perdue dans la ville, auriez-vous de bonnes adresses à me conseiller ?

 — Après le boulot, je peux même vous accompagner », proposa-t-il, affichant un sourire charmeur auquel je n'avais pas su dire non.

 Ainsi, je rencontrai celui qui partagea ma vie pendant plus de deux ans.

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