II – Un amour en transition

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 Nous nous plûmes bientôt, établissant une connexion dépassant le cadre du travail. Notre relation louvoya avec une fluidité naturelle, comme si nous nous étions toujours connus.

 Si notre binôme symbolisait une journée, au réveil, tout fonctionnait parfaitement. Nos primes heures demeuraient lumineuses et prometteuses, chaque matin garantissant une initiation à l'autre. Si le coq chantait, il nous aurait souvent aperçus pendant que nous préparions le petit-déjeuner, échangeant des gestes complices et des sourires discrets. Cette harmonie récente mijotait un futur, qui s’annonçait radieux.

 Puis vinrent les premières chamailleries, autour de nos assiettes. Ryouma préférait natto et misoshiru, tsukemono et tamagoyaki, quand j'optais pour un croissant et un café. Ces petites différences culturelles mutèrent rapidement en sujets de discussions animées. Fort heureusement, avant le repas de midi, nous avions appris à solidariser nos mœurs, enrichissant ainsi notre couple.

 Puis en résulta le déjeuner chez ma belle-famille. La rencontre fut formelle. J'avais apporté un omiyage, une petite attention de mon hexagone natal que, telle le veut la coutume, ils refusèrent trois fois avant de l'accepter. Je m’étais adonnée à l’ojigi formel, auquel ils répondirent par un convivial eshaku. Ils me firent rondement comprendre que je décrochai leur assentiment. Ils n'étaient pas des plus traditionnels. Ils ne questionnèrent ni mon niveau socio-économique, ni mon université, préférant me cerner en tant qu'individu. Ils étaient à l'image de leur fils unique : parfois solennels et trop hospitaliers, quelquefois sérieux mais toujours décalés.

 En début d’après-midi, logiquement, Ryouma me guida au Parc Arisugawa-no-miya Memorial. De façon sobre, il demanda ma main. En pleurs, j'accédai à sa demande et faisant fi des regards, je l'embrassai. Ce fut un moment intense et émouvant, qui devait sceller notre avenir.

 Surgit alors, au dîner, une opportunité qui frappa à ma porte : rejoindre le CA de Black Diamond à Paris. Ils m'offraient une énorme promotion, un tournant décisif. Mon fiancé me promit de décrocher un deuxième job, de gagner un meilleur salaire, d’incarner le kachou, le pilier. Ses tentatives désespérées en vue de me convaincre étaient touchantes, mais, plus que la barrière culturelle, celle du cœur sourdait sans interprète. C'était ma carrière, c'était son pays. Les deux révélèrent leur incompatibilité.

 Au coucher imminent, succéderait une aube nouvelle, en son absence.

 Mi-juillet 1994, je me retrouvai seule. Les tensions au bureau évoluèrent de manière insupportable, les expressions austères, ainsi que les murmures incessants, me rappelaient mon positionnement indésirable. Je me sentais à l’instar de Tsukuyomi après l’élimination d'Ukemochi, mise à l'écart et traîtresse aux yeux d'Amaterasu, l'âme du Japon.

 Un cycle lunaire enfin révolu, les choses finirent par se tasser. Mes subordonnés, voyant mes efforts, commencèrent à me pardonner, à l'exception de mon ex. Assimilant qu'il deviendrait le nouveau manager, il se radoucit. Nos adieux eurent une tonalité amicale, bien qu'une certaine distance persistât.

 Alors que je m’apprêtais à quitter définitivement le Japon, Susanoo semblait veiller dans le but d’empêcher mon départ. Il avait certainement invoqué le typhon Tomoe qui bloqua mon vol, me contraignant à séjourner quelques jours de plus.

 Me voilà le jeudi 25 août 1994, devant l'aéroport de Narita. Le ciel se montrait sombre et menaçant, des rafales de vent balayaient les alentours avec une violence inouïe. Des branches arrachées tourbillonnaient, tandis que les panneaux de signalisation cliquetaient sous les bourrasques. Les gouttes de pluie tambourinaient sur le sol, comme pour le transpercer. Les gens couraient, cherchant désespérément un abri, leur visage crispé par la peur et l'inquiétude : des touristes.

 Providentiellement, un chauffeur de taxi, à l'air sévère mais compatissant, voyant mon exaspération, avait toléré de me ramener. Le trajet fut plus long que d'ordinaire. Les routes partiellement inondées et les embouteillages ralentirent notre progression.

 Mon logement rendu, j’étais tenue de trouver un hôtel. Je pensais à l'Elegance Hotel Ginza, situé en centre-ville, avec lequel mon entreprise avait un partenariat destiné à ses employés de passage. Mon anticipation était correcte : j'obtins une suite, trois nuits coûtant environ 75 000 yens, déductibles de mes notes de frais.

 La soirée et l'orage étant tous deux de sortie, je rongeais mon frein dans ma chambre. Cette atmosphère oppressante et ce calme me poussèrent à sortir. J'enfilai un imperméable et décidai de m’orienter à proximité afin de voir la statue de Kobayashi Kiyochika et, si possible, boire un verre. Face au dernier maître de l'ukiyo-e, je m’estimais autant idiote que les canards dans une de ses célèbres estampes : j'avais oublié de me munir d’un parapluie.

 Un très beau garçon approcha, bien bâti, la mâchoire carrée, ses traits sculptés telle une œuvre d'art. Silencieusement, il partagea son parapluie, créant autour de nous une petite bulle de protection contre ce déluge.

 « Merci, soufflai-je, reconnaissante.

 — Oh, une Française ! s'étonna-t-il, un accent montréalais marqué.

 — Habitez-vous ici ? l’interrogeai-je, spontanément.

 — Non, j'suis en vacances. Mais, y paraît, pas à la bonne saison.

 — Voulez-vous prendre une boisson ?

 — Ça serait pas d'refus, toute c'te pluie-là, ça donne soif. »

 Nous nous dirigeâmes vers un jazz-bar voisin, dont l'enseigne lumineuse caressait l’espoir de défier Ama-no-murakumo-no-tsurugi, l’arme des nuages célestes. Il ne parlait pas un mot de japonais. Par conséquent, j’endossai le rôle de traductrice. Je commandai un Nikka que j'appréciais particulièrement, espérant que cela nous réchaufferait dans ce rendez-vous impromptu.

 « Denis Tremblay.

 — Comment ? demandai-je, arquant un sourcil.

 — C'est mon nom, que'c tu pensais ? répondit-il, une fossette au coin des lèvres.

 — Pardon. Moi, c'est Stéphanie Durand. »

 La conversation coula naturellement, entre anecdotes et confidences. Il racontait ses aventures, ses iris pétillant d'une joie sincère. Sa voix dégageait un enthousiasme communicatif. Il évoquait ses voyages à travers le monde, ses découvertes culinaires et les situations improbables qui avaient jalonné son parcours.

 Je sélectionnai quelques feuilletons de ma vie à Tokyo, de mon emploi et des défis culturels que j'avais surmontés. Chaque échange conciliait nos mondes et je me surpris à rire de bon cœur à ses histoires.

 Alors que la fatigue se distinguait, je m'excusai poliment, dans l’optique de rentrer me reposer.

 « J't'attends pour descendre un autre coup, demain, même heure », s'exclama-t-il.

 Je souris et acquiesçai, par la suite, j’ouvris le shouji. Un peu de compagnie ne peut pas faire de mal, songeai-je en sortant de l’établissement. Un sentiment de légèreté, malgré la tempête extérieure, m’accompagna jusqu’à mon lit.

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