III – Rendez-vous manqué

5 minutes de lecture

 À dix-neuf heures précises, je me tenais en attente à l'intersection de Chuo-dori et Harumi-dori, près de la statue admirée la veille. Je tentais de distinguer Denis au sein de l’agitation fluide et métronomique des Tokyoïtes alentour. Chaque minute écoulée me poussait à tapoter nerveusement du pied en scrutant chaque profil.

 Il apparut enfin, au bout d’une heure, tenant un bouquet de quatre roses d'une beauté saisissante. Les pétales, d'un rouge éclatant, semblaient emprisonner l’étincelle du crépuscule, projetant une lueur qui m'envoûtait.

 « Elles sont splendides ! Le fleuriste devait tirer une de ces têtes !

 — Comment tu sais-tu ?

 — C'est un secret », lançai-je, les yeux rieurs, amusée par son accent et son expression déconcertée.

 Les passants nous lorgnaient, visiblement troublés par cette gerbe, car le chiffre quatre, synonyme de mort au Japon, constituait le pire nombre à choisir. Il était mignon, entre son air égaré et son visage perplexe, tel un oisillon cherchant un nid familier au sein de l'immensité céleste.

 « Allons au Miyuki-kan, il s’agit d’une institution », lui proposai-je, le tirant résolument à l’adresse de l'un des bars célèbres de la mégapole.

 Comme promis, nous dégustâmes une bière de riz happoshu en terrasse. L'atmosphère se montrait légère et insouciante, mais Tomoe, le typhon capricieux, nous rattrapa en un battement de cils. Les premières gouttes tombèrent inopinément, nous forçant à ouvrir nos parapluies. Je lui fis signe de m’accompagner, l'entraînant vers la station de métro à proximité.

 Nous y prîmes la ligne Ginza G09 en direction de Shibuya. Le trajet s'accompagna d'un silence complice, ponctué de sourires discrets et de regards prolongés. Quand nos prunelles se rencontraient, nos joues fleurissaient de pourpre, et ce, jusqu’à notre arrivée à la place Hachiko, où il resta un temps ébahi devant le symbole de loyauté et de fidélité.

 Il se pencha dans le but de contempler le gardien de bronze.

 « Quels beaux p'tits yeux ! s'exclama-t-il.

 — Il est touchant, n'est-ce pas ?

 — J'parlais des tiens. »

 En me fixant d'une calme intensité à la fois puissante et libératrice, il se tourna et, sans un mot de plus, m'embrassa tendrement. Immédiatement, un éclair illumina le ciel, comme si Raijin, le dieu du tonnerre, bénissait cette union bourgeonnante. Ce fut un véritable coup de foudre, un moment tellement figé qu'il aurait pu être une œuvre de Kawara On. Nous vécûmes alors la quintessence du bonheur imprégnant toutes les secondes subséquentes.

 Je passai le reste de la nuit parmi les nuages, accompagnée du dragon Kuraokami et des Kumo-no-Kami, enveloppée par un tourbillon de songes et d'émotions contradictoires. Je voulais rester, ne serait-ce que quelques instants supplémentaires, auprès de lui, néanmoins, ce nouveau travail m'appelait. Le retour en Jumbo Jet le lendemain, les adieux à cette flamme naissante, à l’auguste pays des yokai, Ryouma qui incarnait toujours un rôle précieux dans mon esprit ; tout me pesait énormément. De ce fait, le débarquement à 4h30 en Ville Lumière se fit avec un malaise persistant.

 Paris, majestueuse et imposante, étroite et étouffante, ne pouvait rivaliser la douce chaleur et la sereine tranquillité laissées en Asie. Éreintée, tourmentée par mes affects, tiraillée entre mes deux mondes, je traversai l'aéroport, les bras ballants et la tête basse.

 À la sortie de Charles de Gaulle, je hélai un taxi. À son bord, je serrai fermement la clé qui m'avait été confiée. Elle ouvrait la porte de mon appartement de fonction rue de Grenelle, un magnifique cinq pièces lumineux, comme l'avait honnêtement décrit le PDG. J'y vécus les mois qui suivirent.

 J'achetai hebdomadairement des cartes téléphoniques prépayées en vue d’appels longue distance et rédigeai des lettres tous les dix jours, car les réponses en prenaient vingt. L'expectative, parfois grotesque, demeurait pourtant si romantique, si satisfaisante. J'en appréciai davantage les pattes de mouches de mon futur époux.

 Mi-novembre, je reçus un courrier qui changea tout.


Montréal, le 1er novembre 1994

Ma chère Stéphanie,

Il est des instants où la vie nous invite à une pause, à réfléchir aux choix qui dessineront le futur. Ces derniers temps, ton souvenir m'a accompagné, rendant plus ardent encore mon désir de te conquérir, de revivre nos moments de complicité et de tendresse à Tokyo.

Paris me paraît lointaine, telle une chimère insaisissable. L'idée de traverser l'Atlantique me hante autant que celle de rester ici, seul. Chaque coin de rue murmure ton nom, évoquant tes joies, tes rires, nos minutes volés à la routine.

J'ai imaginé faire table rase dans le but de nous réunir, cependant une voix intérieure me rappelle le devoir de prévoir l’avenir, celui de bâtir quelque chose de solide pour notre couple.

Chaque lever de soleil loin de toi représente une éternité. Depuis notre séparation, tu es le fantôme des mes rêves : tu les possèdes !

Avec tout mon amour,

Denis


 Une décision s’imposait : proposer la création d'une succursale à Montréal et m’emparer de sa supervision. Les débats furent intenses. Convaincre mes collègues de la pertinence de s'implanter au Québec nécessita des arguments inflexibles et implacables. J’exposai l'idée selon laquelle le développement d'une infrastructure de recherche logistique au Canada nous permettrait de bénéficier de nombreux crédits d'impôts. De surcroît, cela offrait une porte d'entrée stratégique visant le marché nord-américain. Après de nombreuses discussions et analyses approfondies, j'obtins finalement leur accord.

 Lors de l’ultime décade du mois, à bord de l'Airbus, mes réflexions se tournèrent vers Ryouma ; je réalisai que la source de mes sentiments s'était tarie. Toutefois, il garderait un emplacement privilégié au sein de ma mémoire. Mon cœur, désormais, volait pour atteindre Denis.

 Durant l’atterrissage, le climat rigoureux de la Belle Ville en automne, malgré des températures négatives et une neige abondante, me transporta à destination d’une autre dimension, aussi dépaysante que mon premier jour à Tokyo. Les contrastes saisissants de cette métropole éveillèrent en moi une rhapsodie florale au fond du jardin de mes pensées. Je voulais rallier mon âme sœur afin de visiter le musée de la Biosphère, nous photographier devant l'Habitat 67 et nous retrouver devant la basilique Notre-Dame de Montréal. Mais je dus d'abord honorer des rendez-vous auprès d’investisseurs.

 Les contrats enfin signés, je me rendis à son domicile. La crainte dura des heures. Il ne vint pas. L'inquiétude céda rapidement son trône au désespoir. En larmes, à l'hôtel, je cherchai refuge sous la couette, telle une adolescente en mal d'affection.

 À l'époque, je ne connaissais pas les actions folles et déterminées de Denis, semblables aux miennes. Il avait quitté son emploi de journaliste et tentait de me rejoindre. Nous étions deux insensés, deux âmes éperdues d'ardeur, égarées par leur propre idéalisme.

Annotations

Vous aimez lire Anthony Dabsal ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0