IV - Le Sphinx comme témoin

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 Un quiproquo nous avait éloignés : je siégeais dans son pays, lui dans le mien. Suite au contact avec mes proches, nous dominâmes le malentendu et pûmes enfin inaugurer notre symphonie. Nos retrouvailles, un allegro, s’avérèrent une sonate douce et chaleureuse, où nous apprîmes à mieux nous connaître. Nous partagions rires, conversations profondes, nos plus belles erreurs et nos réussites. Nous nous cultivions, nous nous épanouissions au sein de ce premier mouvement que nous orchestrions.

 Celui-ci vit sa coda, son final, lorsque nous décidâmes d'emménager ensemble, consécutivement à l'ouverture. Un trimestre, tout au plus, mais nos instruments paraissaient faits pour se concerter. L’andante préluderait par une harmonie, une nouvelle nuance, un accord vertueux, et ce, jusqu'au printemps 1996.

 Lors de cette strophe mélodieuse, nous nous offrîmes un voyage dont nous rêvions. Mon appétence à l’égard de la mythologie l'avait contaminé, bien que ma préférence restât partisane du Shinto. L'Égypte nous sembla la destination idéale : son histoire, ses monuments, sa chaleur insémineraient autant de graines que le potager de nos cœurs pouvait recevoir.

 À bord d'une croisière luxueuse et romantique, nous voguâmes le long du Nil. Tous les soirs, simultanément à la cantilène charmante de l'eau en amont de la coque et au chant du vent sur les roseaux, qui chaperonnaient les percussions de notre tendresse, nos peaux s’unissaient. Je pensais vivre les plus beaux moments possibles. Les vacances débutaient.

 Nous visitâmes le temple d’Amon à Louxor, admirâmes les colosses de Memnon et nous laissâmes envoûter par les mystères de la Vallée des Rois. Nos promenades au bord du fleuve étaient ponctuées d’intervalles méditatifs. Ma main serrait la sienne, sa mâchoire reposait contre mon épaule. C'était l'amour. C'était sacré.

 Nous devions accoster, après une poignée d’aubes, afin de rejoindre Le Caire. Nous achèverions la dernière semaine au Mena House, savourant la douceur de Râ, où Poirot, notre personnage de fiction préféré, avait séjourné. Néanmoins, une dissonance entre les cors et les violoncelles, certes discrète, se manifesta. Il arborait des paumes moites, il dormait peu, il tremblait en tenant ses couverts. J’étais persuadée qu'il dissimulait quelque chose. C’était indubitable.

 Le staccato vint rapidement hanter mes dernières nuits à l’intérieur de la cabine. Tel le stradivarius désaccordé de La Danse macabre de Saint-Saens, la stridence me sortait de la torpeur. Systématiquement, Denis n'était plus à mes côtés. Je le retrouvais toujours sur le pont. L'insomnie nous avait tous deux infectés. Il restait évasif. Il refusait de répondre à mes inquiétudes. Il composait sa tablature en solo. Je le détestais quand il faisait sa tête de cochon !

 Malgré ce léger malaise, cette traversée fut la plus belle de mon existence. Bès revint nous guider, bénir nos rêves et illuminer les ténèbres de la suite donnant sur les Pyramides, où, lovés dans les bras l'un de l'autre, nous solidarisions la magie et la couleur de nos passions. Nous tentions d’insuffler la vie à un nouvel instrumentiste, d’agrandir notre famille.

 Nous appréciions, durant l'entracte, contempler le plateau de Gizeh depuis notre terrasse. Les tons célestes pourpres et dorés, puis orangés, nous transportaient au panthéon. J'étais son Isis, il était mon Osiris. J'aurais été prête, moi aussi, à recoller chaque morceau de son corps. Pourtant, il semblait distant. Il jouait un menuet, moi un scherzo.

 Stravinski et Prokofiev le prouvèrent. Nous étions destinés à nous unir, en un 3/4 dynamique. Denis le savait. Donc, à la veille de notre retour, il me conduisit devant le Grand Sphinx et posa un genou à terre. Je pleurais déjà, avant même qu'il ne formulât nul mot.

 « Stéphanie, murmura-t-il, depuis qu’on s’est rencontrés à Tokyo, t’as transformé ma vie. Chaque épisode passé auprès de toi est une bénédiction. J’prends le Sphinx à témoin pis j’te dis que t’es la note parfaite dans la symphonie de mon existence. J’peux pas imaginer un futur sans toi. J’t’aime. Veux-tu m’accorder l’honneur de devenir ma femme ? »

 Déboussolée et sans peur, je me rêvai alto ; à contrario, je me drapai dans le silence en mimant ma réponse.

 « Oui, chéri. Mille fois oui. »

 Il passa autour de mon annulaire le plus joli des solitaires, un diamant sobre orné d’un anneau d'or blanc ciselé.

 Je vivais le plus merveilleux des instants. Je m'engageais. Cependant, mon cerveau, violoniste amateur de ses buzz et de ses glissades, me rappelait ma partition japonaise, mes fiançailles ratées. Je me maudissais. Il avait vu mes craintes, il se releva. Ses deux saphirs me scrutèrent et balayèrent l'archet de mes doutes. Un tendre et fougueux baiser scella nos lèvres.

 J'avais sans cesse imaginé me marier sous les pétales des sakuras. Ce fut impossible au Québec, alors, nous choisîmes l’hiver enneigé. Les trompettes culminèrent lors de la sortie de l'église, et ce, jusqu'en juillet 1998.

 S’initia, ainsi, un quatrième mouvement : triste, grave, rappelant l'intensité dramatique d'un adagio de Mahler. Ma mère décéda.

 Je souffrais. Elle avait rejoint mon père. Je devins orpheline. Je n'étais pas maman. Je me sentais seule.

 Les malheurs, perpétuellement en groupe, s'accumulèrent. Mon mari, retenu par son travail, se trouvait incapable de m’accompagner. Nous étions désynchronisés.

 J’assistai à l’enterrement, sans lui. De ce fait, en rentrant à Montréal, je redoublai d’effort dans le but d’illustrer mon ressenti. Je le repoussais. Je l'empêchais de me toucher, de m'embrasser, de me regarder.

 J'en vins à dire des mots horribles. Lors d'une dispute, je fis valser de ma bouche une phrase que je regretterais.

 « Je ne t'aime plus... »

 Ma frustration, ma bouderie, ma stupidité, durèrent longtemps, très longtemps, trop longtemps. En mauvaise cheffe d’orchestre, je tentai de reproduire la complexité d'une fugue atonale d’après Ludus Tonalis de Hindemith. Je n'obtins qu'un chaos contrapuntique.

 Denis demeurait bel homme, d'un charme fou. Je n’étais pas éprise de son physique. J’aimais sa culture, son ouverture d'esprit. Je connaissais, en outre, son penchant pour les femmes. En revanche, je n'avais pas songé une seconde qu'il pût, à cause du mutisme que j'imposais, se jeter contre des mandibules acérées.

 Migraineuse, le samedi 3 octobre 1998, je rentrai tôt. Ils se vautraient là, au fond de mon lit, lui, mon âme-sœur, avec cette mante religieuse. Ce traître, surpris et pétrifié, tenta de justifier l'injustifiable, ses vocables mineurs devinrent le vacarme de ma souffrance.

 Ce que je croyais être une symphonie se révélait une cacophonie. Le buste haut, sans croiser leurs regards, sans verser la moindre larme, sans souffler une parole, je pris mes affaires les plus précieuses, posai mon alliance et mon solitaire sur la table de chevet et cessai ce concert désastreux. Je claquai la porte si violemment que l’écho aurait dû résonner éternellement.

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