I - Le corbeau

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 Près de la fenêtre, un corbeau poussa un cri.

 Cassimara s'interrompit, les doigts suspendus au-dessus de la harpe. Il y avait peu de corbeaux dans les environs, et surtout en plein mois d'été. Comme elle avait cru rêver, elle attendit un moment, puis, constatant le silence parfait qui environnait sa chambre, reprit sa musique. Alors, l'oiseau cria de nouveau.

 Elle posa sa harpe sur un coussin et se leva de son tabouret. En se penchant à la fenêtre, elle vit les jardiniers s'affairer dans le parc et quelques promeneurs déambuler dans les allées. Rien de bien singulier, en somme, mais ses yeux scrutaient les remparts et les tours du palais à la recherche d'un oiseau. Bientôt, elle le vit qui sautillait sur son perchoir de pierre. Plus noir que la nuit, son plumage scintillait sous les reflets du soleil. Il tourna la tête, et son petit oeil luisant croisa le regard de Cassimara. Il ouvrit largement son bec et poussa un croassement à faire trembler n'importe qui. Mais elle ne détourna pas le regard.

Que fait-il donc, cet oiseau, loin des champs et des cimetières ? Il n'y a rien, ici, qui puisse l'intéresser.

 Le corbeau parut la considérer un moment, comme s'il la jugeait. La lueur visqueuse de son oeil fit frissonner la jeune fille ; c'était comme si cette bête n'était pas d'ici, mais bien une créature de l'Outre-Monde. Cela n'aurait rien de surprenant, après tout, ces oiseaux avaient si mauvaise réputation...

 On frappa à la porte, et Cassimara fut bien obligée de se détourner. Quittant la fenêtre, elle revint au centre de la pièce et donna à l'intrus la permission d'entrer. La porte grinça sur ses gonds en s'ouvrant, un surcot pourpre balaya le sol, et elle tomba aussitôt en une révérence profonde.

- Votre Majesté, salua-t-elle, les yeux baissés.

 Le roi pénétra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Il était seul, son habituelle cour de vassaux et de ministres ayant apparemment été laissée de côté. Inclinant la tête, il invita Cassimara à se relever, comme agacé lui-même du protocole qui accompagnait ses moindres gestes.

- Vous ai-je interrompue à l'étude ? demanda-t-il en désignant la harpe abandonnée sur son coussin.

- Nullement mon père, je méditais.

- Vous méditiez ! Et à quel propos, je vous prie ?

- J'ai aperçu un corbeau par la fenêtre.

 Gauvain IV éclata de rire, comme devant les frasques insensées d'une enfant. Cassimara se détendit et lui offrit sa main, qu'il saisit dans la sienne. Alors il l'attira à lui et la baisa au front, d'un geste familier dont il se montrait pourtant avare d'ordinaire. Puis il lui demanda de jouer pour lui.

- Que jouerai-je ?

- Ce que vous voudrez, quelque chose de gai, s'il est possible.

 Elle s'assit sur son tabouret et reprit sa harpe, bien étonnée que le roi la visite en pleine journée à propos de rien, et lui réclame de jouer. Elle s'exécuta de son mieux et, bien qu'elle atteignit quelques fausses notes, il parut satisfait de sa prestation, car il réclama autre chose. Puis il voulut connaître ses lectures, et elle répondit, un peu troublée, qu'elle aimait la poésie.

- Les poètes courtois, mon père, ceux qui chantent si bien les amours légendaires.

- Ma foi, vous voilà bien renseignée. Est-ce que la reine vous permet ces lectures ?

- Oui, répondit Cassimara, en songeant que ses demoiselles lui avaient fait lire quelques vers que sa mère n'aurait certainement pas approuvés.

 Assis l'un en face de l'autre, le père et la fille se regardaient en silence. L'intérêt inopiné qu'il lui portait acheva d'étonner la jeune fille. Non pas que son père ne lui témoigna qu'indifférence ; au contraire, il la choyait plutôt. Mais il était le roi, et les rois avaient des milliers d'enfants sur lesquels il fallait régner. De fait, ces derniers jours l'avaient forcé à s'absenter plus encore qu'à l'ordinaire : trois émissaires étaient fraîchement arrivés de Krivoï, trois seigneurs barbus et leur suite, plus une poignée de gens à pied et, plus merveilleux encore, trois charettes couvertes par des toiles. Ce que voulaient ces ambassadeurs impériaux et ce que contenaient les charettes, on n'en savait rien, aussi spéculait-on beaucoup. Parce qu'ils avaient réclamé une audience privée, le roi s'était enfermé avec eux dans son petit cabinet, dont on ne le tirait guère qu'aux heures des repas. Et maintenant, voilà qu'il venait de lui-même chez sa fille s'intéresser aux menus détails de son existence. Même pour le père le plus aimant - et Cassimara ne doutait pas qu'il l'était - cela avait quelque chose d'insolite.

- Mon père, vous me faites l'honneur d'une visite impromptue, et je n'en connais même pas la raison, reprit-elle sans ambages.

- Un père ne peut-il pas voir ses enfants par plaisir ? demanda le roi en riant. Ou bien peut-être suis-je un dérangement dans vos occupations ?

- Jamais, Sire ! Si ma curiosité vous a froissé, je vous demande de me pardonner, car elle était sans malice.

 Il continua de rire, et elle ne put, elle-même, s'empêcher de sourire. Il se pencha en avant et lui reprit la main, qu'elle gardait fermée sur ses genoux. Puis, comme il serrait fort ses doigts, elle songea que, décidément, il lui cachait quelque chose. Dehors, le corbeau avait cessé de crier dès l'arrivée du roi, comme s'il écoutait leur échange.

- Voyons, ma chère fille, vos intentions sont nobles, mais vous n'êtes pas sotte. Vous avez vu juste, ma venue avait un autre but que le plaisir de votre compagnie. Voyez-vous, j'ai à vous entretenir d'une affaire, une affaire qui vous regarde.

 Elle attendit en silence qu'il veuille bien lui révéler davantage. Son père n'était pas du genre à faire traîner inutilement ce qu'il voulait dire ; toutefois, il paraissait un peu embarrassé, comme s'il ne savait par où commencer.

- Voyez-vous, il arrive un moment où le père d'une fille se doit de prendre une décision concernant son avenir. Vous êtes très jeune, et je ne croyais pas devoir y songer avant un ou deux étés encore, mais les dieux en ont décidé autrement, et je me dois de considérer un choix vous concernant.

 Puis, comme il fallait bien se jeter à l'eau, il prit le parti d'une franchise un peu brusque et lui révéla tout de go :

- Ma fille, on vous demande en mariage.

 Cassimara demeura stupéfaite.

- Comment, moi !

- Mais oui, vous ! Je n'ai pas voulu vous le dire avant d'envisager moi-même la chose, mais puisque cela vous intéresse, il fallait bien vous en toucher un mot.

- Mais comment... balbutia-t-elle, mais qui...

- Comment ? Par le biais d'une lettre, fort bien écrite d'ailleurs, et de trois charettes chargées de présents. Quant à savoir qui vous demande, je crois que vous pouvez le deviner, mais s'il le faut, ceci vous éclairera.

 Il sortit de sa poche un parchemin roulé et un peu froissé, sur lequel brillait un sceau rouge vif, et le tendit à Cassimara. Lorsqu'elle le tint, elle examina le sceau et reconnut les trois couronnes imprimées sur la cire.

- L'empereur, murmura-t-elle.

- C'est-à-dire, pas l'empereur lui-même, mais son fils. Du moins, c'est lui qu'on vous propose. Qu'en dites-vous ?

 Elle considéra longuement le sceau brisé, comme absorbée par une réflexion dont elle ne comprenait pas le premier mot, puis releva la tête.

- Comment s'appelle-t-il ?

- Ivar, l'ignoriez-vous ? Il a presque votre âge, à peine sept ans de plus, ce qui est fort négligeable, vous en conviendrez.

 Elle hocha la tête tandis qu'une foule de questions se bousculait en son esprit. Mais son père n'aurait pu répondre à la moitié d'entre elles, et il fallut se contenter de ces deux précieuses informations.

- Mon père, je voudrais savoir connaître d'abord votre avis. C'est une nouvelle qui me surprend, et je serais fâchée de répondre l'inverse de ce que vous voulez.

- Quelle parole prudente, et sage qui plus est. Enfant, si je vous le demande, c'est que j'y consens moi-même. Mais ce n'est pas moi qu'on marie, et il me faut votre accord.

 Un léger sourire étira les lèvres de Cassimara. Depuis un an qu'elle avait atteint sa majorité, elle rêvait du jour où on la demanderait en mariage. C'est drôle, pourtant, songea-t-elle, j'imaginais toujours que ce serait un prince qui viendrait lui-même à la cour de mon père faire sa demande. Certainement, cette idée relevait d'une illusion improbable, mais tout de même... elle n'aurait pas rechigné à accorder sa main à un héros de conte, et d'autant moins s'il avait pu surmonter quelques obstacles pour la conquérir...

Allons, ne fais pas l'idiote. Tu sais très bien que la réalité ne se fait pas ainsi.Tu voulais un prince, en voilà un, et pas des moindres. Le fils de l'empereur, le futur souverain de tout le continent !

- Qu'en dites-vous, ma fille ? Ne croyez-vous pas qu'il s'agit d'un parti digne de la couronne de Westie ?

 La couronne, bien sûr. Ce n'était pas elle qu'on demandait, mais bien la princesse du royaume westien. De tous les pays fédérés par l'Empire, c'était de loin le plus prospère, et ce n'était, de fait pas la première proposition qu'on lui faisait. Toutefois, c'était la première que son père paraissait considérer d'un bon oeil.

Si j'étais l'héroïne d'un conte, cela serait facile. Seul le héros me serait destiné, et mon sort serait certain. Ici, rien de tel, nulle trame pour guider mes pas. Puisque je ne suis pas une dame de chanson, je ne puis disposer de moi-même. Il faut obéir, et avoir confiance en mon père, qui veut mon bien et celui du royaume.

 Alors elle se leva et, d'une révérence, fit savoir son consentement.

 Dehors, le corbeau se remit à crier.

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