1.1 Azul - J'ai eu un fils.
J'ai eu un fils.
C'est sans aucun doute la seule chose qui importe, dans ma vie à moi. Ma mère, mon enfance, mes frères et sœurs, mon village, mon mari... Ma dévotion pour eux ne sortait pas de l'ordinaire, pour une très modeste espagnole en fin de dix-huitième siècle. C'est si lointain, d'ailleurs, que j'y ai peu repensé. Je ne suis pas tellement sûre que ça m'ait façonnée. Trop de choses sont venues surpasser mon éducation, depuis. Je ne pense à ce temps qu'en de très rares occasions et sans la moindre nostalgie.
En revanche, mon fils... Mon fils, quand il est né, ça c'était quelque chose ! J'avais dix-sept ans et ma vie entière lui était consacrée. Il était la plus belle créature en ce monde. Mon petit à moi, mon premier amour.
Il s'appelait Lope. Lope Arias Pelagius.
Il te ressemblait un peu.
Il me ressemblait, surtout. Nos cheveux noirs, nos yeux brun lisse, notre peau ambrée... c'était nous deux et le monde autour. Mon époux lui-même ne pouvait pas s'immiscer entre nous. C'était une relation unique, insurpassable ; mon cœur explosait chaque fois que je posais les yeux sur lui, chaque fois que j'entendais sa voix.
C'était un garçon plein d'énergie, un peu coquin, pas toujours sage. J'étais trop jeune, et malgré les semonces de ma mère, je l'aimais trop pour me montrer sévère. Et je préférais prendre à sa place les coups que son père lui réservait.
Malgré tout, il a bien grandi. C'est devenu un très beau jeune homme, qu'on s'apprêtait à marier à une fille qui lui allait bien, pas trop éloignée de son âge. J'étais fière !
Mais il y a eu la guerre.
La Guerre d'indépendance.
C'était le 10 novembre 1808, je m'en souviens très bien. La Bataille de Burgos.
Mon petit a été embroché par une baïonnette et piétiné dans la cohue. Mort aux premières minutes.
Je l'ai perdu.
J'ai perdu ma raison de vivre.
Heureux d'aller combattre, il n'aura pas été le héros qu'il imaginait. Il n'aura pas été lâche non plus. Il n'aura rien été du tout. Juste un corps parmi d'autres.
Quand on me l'a amené... Penchée sur son cadavre poisseux, couverte de son sang à demi coagulé, mon esprit s'est vidé en même temps que mon estomac. C'est mon dernier souvenir. La brûlure des sucs gastriques dans mon œsophage, sur mes lèvres, et la sensation que mon cœur se frayait un chemin jusqu'à ma gorge pour m'étouffer.
Lope !
Lope. Mon petit...
Annotations
Versions