1.4 Azul - Les autres

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Je ne peux pas te dire précisément combien de temps s'est écoulé, pendant cette phase d'éducation où nous étions en permanence l'un avec l'autre. Elazar m'a bien appris à compter les lunes, les saisons, à garder un œil sur les grands événements du monde pour ne pas me laisser surprendre. Mais il reste très compliqué pour les gens comme nous de nous représenter précisément les choses, lorsque nous vivons loin des êtres temporels. Des mois ? Des années ? Des décennies ? Toujours est-il que, petit à petit, nous avons chacun développé des activités individuelles, jusqu'à définitivement séparer nos quotidiens.

Lorsque nous nous retrouvions, c'était pour une discussion nocturne, échanger des informations qui nous paraissaient importantes, ou encore pour voyager, explorer le monde... Et rechercher les autres. Les autres créatures comme nous : humanoïdes non humains, indélébiles. À l'époque nous n'avions pas de terme pour nous désigner. Certains parlaient d'infectés, d'intemporels, d'élus ou de maudits. D'autres ne disaient rien, et haussaient les épaules. Chez les plus isolés, cette indifférence à définir leur nature était courante. Ils n'y accordaient aucune importance. Nous n'avions, par ailleurs, pas toujours assez de choses en commun pour nous prétendre d'une même espèce.

La seule vérité qui semblait systématique était la suivante : on ne mourait pas de vieillesse, et on ne pouvait donner la vie. Pour le reste, si la majorité d'entre nous gardait un corps d'apparence jeune, ce n'était pas toujours le cas ; le développement musculaire aussi, n'était pas du même degré chez tout le monde ; et les attributs a priori animaux que beaucoup d'entre nous arboraient, n'étaient jamais les mêmes, ni placés aux mêmes endroits. Nous étions, en fait, une sorte de peuple disparate composé d'individus uniques, très rares, éparpillés dans le monde entier, et que peu de choses reliaient réellement entre eux. En somme, un peuple qui n'en était pas un.

Se tenir hors du temps, pourtant, avait permis à certains d'entre eux de créer des liens, et suivre Elazar dans ces voyages m'a donné l'occasion d'en rencontrer.

Parmi les plus remarquables, je n'en citerais que quatre. Othilie, nordique aux boucles rousses et à l'odeur de pin sylvestre. Armel, qu'Elazar appelait « l' Âgé », bien qu'il eût l'air sans âge ; albinos d'allure élancée, il avait une douce odeur d'ambre mais, en dehors de cela, paraissait parfaitement et entièrement humain, du bout des doigts jusqu'au bout des dents. À l'inverse, Rajni, éternelle doyenne en Inde, portait des écailles grises sur une grande partie de son épiderme et ses yeux jaunes reptiliens contrastaient fort avec sa peau d'un brun presque noir. Enfin, Silas l'Araméen, qui n'avait pour seule étrangeté que de petites griffes au bout des doigts.

Ceux-là, c'étaient les vieux. Ceux qu'Elazar connaissait déjà et que tu auras sans doute l'occasion de rencontrer à l'avenir. Il y en a eu d'autres dont je ne me rappelle pas toujours le nom, mais dont les apparences d'une incroyable diversité me restent bien en mémoire. Certains n'ont pas été simples à trouver, et je me souviens de périples amusants à la recherche de chimères.

Nos voyages suivants ont été plus mouvementés : nous nous étions décidés à trouver et rencontrer des jeunes fraîchement atteints par le phénomène qui, comme moi auparavant, subissaient péniblement leur sort. Je te raconte tout ça en condensé, ça peut donner l'impression que nous en croisions à tous les coins de rue, mais notre condition reste d'une très grande rareté ; nous avons parcouru la terre entière pour n'en rencontrer qu'une poignée.

Nous en avons aidé une partie, en les éclairant sur ce qui leur arrivait, et en les conseillant sur les modes de vie à choisir pour s'adapter. Mais d'autres étaient perdus. Trop d'autres. Ils géraient si mal leur nouvel état qu'ils en venaient à perdre régulièrement, voire totalement l'esprit. On appelle ces malheureux êtres, des Incontrôlables.

Incapables de s'adapter, d'ajuster leur force, d'équilibrer leur attention sous les nouvelles perceptions que leurs sens exacerbés leur envoyaient, ils détruisaient, agressaient, blessaient, tuaient, violaient. La majorité ne pouvaient plus s'exprimer que par grognements. Ils s'auto-mutilaient et poussaient des hurlements déchirants.

C'est la dernière chose qu'Elazar m'a apprise : tuer. Ces pauvres créatures, disparues sous la rage ou la souffrance, nous les avons éliminées. Je ne te décrirai pas comment, tu n'es pas prêt.

Ce n'est pas chose facile que d'ôter délibérément la vie de quelqu'un, même si tu penses que c'est pour le mieux. Elazar faisait ça avec une neutralité effrayante. L'expérience, sans doute. Mais moi, je ne m'y suis jamais habituée.


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