1.5 Azul - Ierofeï

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Parmi les jeunes que nous avons soutenus, il y en a un dont la rencontre a vraiment tout changé. Tu le connais, il vient ici nous voir très souvent, mais tu n'imagines pas à quel point il était différent, il y a trente ans à peine.

Ierofeï. Ierofeï Aleksandrovich Khitrov. Ce géant au teint pâle n'a jamais réellement cherché à attirer l'attention, mais il était remarquable, contrairement à aujourd'hui. Ses cheveux longs, naturellement auburn, étaient coupés dans une forme ridicule, même pour l'époque, et contrastaient avec le bleu clair de son regard calme.

Nous sommes tombés sur lui à la fin des années 70, en URSS. Son corps avait à peine commencé à se modifier, mais nous l'avons repéré grâce à son odeur d'herbe fraîche et de rosée. L'absence de fumet corporel est sans doute le critère le plus fiable pour détecter nos semblables.

Feï était déjà conscient de traverser des changements inhabituels, qui s'opposaient avec l'approche de la cinquantaine. Les sensations de fatigue et de faim disparaissaient peu à peu et sa vue s'améliorait de jour en jour, à tel point qu'il n'avait plus à plisser les yeux pour lire ses innombrables bouquins. Ses crocs de loup et le caractère réfléchissant de ses yeux sont apparus bien plus tard. Chacun développe ses attributs à son rythme.

Quoi qu'il en soit, nous nous sommes assez vite pris d'amitié pour ce bibliothécaire cultivé qui affrontait sa situation avec beaucoup d'intelligence et de retenue. Il ne parlait jamais pour ne rien dire et, régulièrement, sans raison apparente, il se mettait à chanter dans sa superbe langue, avec une voix si agréable que même Elazar tendait l'oreille en silence. Ce qui ne l'empêchait pas, bien sûr, de lui lancer une pique moqueuse juste derrière, de temps en temps, histoire de rester dans son personnage.

En vérité, Ierofeï était un être rare, avec une vraie beauté sous tous ses aspects. Au dedans, au dehors et sur tout ce qu'il touchait. J'admets que ce doit être difficile à croire, à le voir si distant et taciturne, aujourd'hui. Il y a peu, pourtant, c'était encore pire : l'œil éteint, les lèvres scellées, son corps répondait machinalement aux demandes qu'on lui faisait, comme un chien brisé. Le Chien. C'est d'ailleurs le nom que certains lui donnent. L'idée de mourir avant de le voir revenir à lui m'attriste beaucoup. Mais j'en suis sûre, toi, tu en seras témoin. Après tout, il s'est opposé à Elazar, à ton sujet. Il craignait les conséquences de ton hybridation, même si c'était pour te sauver. Je dois dire que je partageais ses craintes, tu es si jeune... Quoi qu'il en soit, tu ne réalises pas à quel point cette opposition est symbolique, pour lui.

Grâce à sa sagesse doublée d'une nature simple, nous avons eu bien peu à lui apprendre. Il est même possible que nous ayons plus appris de lui que l'inverse.

Fort de son indépendance, Feï s'est très vite affranchi de notre tutelle. Poussé par le désir d'élargir sa culture, il a quitté l'URSS en plein cœur de la Guerre Froide pour rejoindre les Etats-Unis. Et quelques années après, Elazar et moi avons, chacun de notre côté, reçu la lettre qui marquait le début d'un bouleversement inimaginable.

 « Mes amis,

 Les années de célibat et de littérature ne semblent pas avoir englué mon cœur. Je suis amoureux. Mieux encore, je suis aimé en retour. Et nous sommes sur le point de gagner la France pour nous y épouser. Je devine d'ici ta désapprobation, Elazar, et ton rire doit faire trembler les murs des bicoques voisines. J'agirai pourtant tel que nous l'avons décidé, Elena et moi.

 Nous nous sommes rencontrés dans le cadre de mon travail, dans les bureaux des éditions de son époux. Elle a deux enfants de lui, deux jeunes garçons, qui ont choisi de rester vivre avec leur père quand le divorce a été prononcé. Elena a quand-même voulu venir se marier en France, son pays natal. Nous y resterons sans doutes quelques années. J'espère vous voir à la cérémonie, et en dehors.

 Je vous envoie toutes mes pensées,

 Ierofeï. »

La rencontre avec Elena n'a pas été particulièrement notable. Elle avait un peu plus d'une trentaine d'années, des cheveux blond vénitien et des yeux verts, quelques taches de rousseur, et voilà. Pas particulièrement mémorable dans la foule d'autres humains chauds, moites et acides. Elle avait un caractère un peu rigide. Rien de bien méchant ; l'éducation, sans doute, et dix ans de vie commune avec un enfoiré, d'après ce que j'ai compris. Mais, bon, il faut l'avouer, ils rayonnaient dans les bras l'un de l'autre.

Ils ont fait un beau mariage. Il y avait des couleurs, des cris et des chants. Quelques amis de Ierofeï, de la famille d'Elena. Elle avait réussi à faire venir ses enfants : deux sales petits gosses qui ont passé la majorité du temps à râler.

Pour Elazar, tout ça, c'était n'importe quoi. Même si Elena était au courant de la condition de Feï, et qu'elle ne risquait pas a priori de lui être transmise, c'était quand même se condamner à une galère innommable ! Vraisemblablement, ils ne pourraient partager que quelques décennies, et encore, s'ils avaient de la chance.

  • Elle va décrépir si rapidement qu'il n'aura pas le temps de cligner de l'oeil et elle sera un tas de cendres entre ses doigts ! Ça n'a aucun sens de se condamner tout seul à ça, il faut vraiment être naïf !

Il n'avait pas tort. D'autant que c'était risquer de s'exposer aux yeux de la famille, comme j'avais failli l'être un siècle auparavant dans mon petit village marocain. Mais Feï, lui, ne démordait pas de son bonheur. Rien ne comptait d'autre que ce qui se passait maintenant. Et pour lui, ça valait autant qu'un miracle.

Le vrai miracle, pourtant, est arrivé quelque temps après. Plus qu'un miracle, c'était une bombe !

Elena est tombée enceinte.

Si tu n'as jamais vu Elazar sur le cul, je peux te jurer que, cette fois-là, rien ne pouvait plus le choquer qu'une annonce pareille. Je te l'ai dit, s'il y a bien une chose qui est, ou du moins était, parfaitement identique chez tous nos semblables, c'est la stérilité. Il était donc logiquement impossible que Ierofeï ait été à l'origine de la procréation. Jusqu'à plusieurs années après la naissance de l'enfant, nous nous sommes persuadés qu'Elena avait simplement couché avec un autre. Ça ne pouvait être que ça.

C'était un petit garçon. Ils l'ont appelé Natanaïl. Natanaïl Ierofeïovich Khitrov. À 66 ans, Feï avait encore des papiers à son nom et un âge qui n'empêchait pas la procréation, enregistrer la naissance n'a donc nécessité aucune magouille particulière. Et ce petit garçon a grandi, adorable, avec des cheveux blond-roux, des yeux verts pétillants et quelques taches de rousseur. Tout comme sa mère.

Un peu plus de cinq ans plus tard, Elena a pondu un second miracle. Une petite fille : Lesia, qui ressemblait fort à son frère. Intrigués par le doute, nous avons suivi de près la croissance des deux enfants. Or, plus ils poussaient, plus leurs visages s'allongeaient, plus leurs peaux pâlissaient... A l'aube de l'adolescence, leur filiation ne faisait plus aucun doute : ils étaient bien les enfants biologiques de notre ami.

Quand on y pense, c'était doublement incroyable ! Cette femme devait être sacrément fertile pour donner, passé trente-cinq ans, deux enfants sains à un mystérieux être stérile, et en ressortir indemne. Quoi qu'il en soit, il a bien fallu admettre que nous étions face à une curiosité de la nature.

Elazar s'est définitivement tu au sujet d'un éventuel coup foireux de la part d'Elena. En revanche, il s'est mis à passer pas mal de temps avec les petits. Ou plutôt à les embêter, pour être honnête. Mais ça semblait le distraire, même si Elena l'accueillait sans grand enthousiasme.

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