Ça n'a jamais été un secret, que papa est atteint d'une sorte de condition. Nous, tout ce qu'on trouve un peu bizarre chez lui, ce sont ses dents qui ressemblent à s'y méprendre à celles d'un chien disposées envers et contre tout dans sa mâchoire humaine. Ça crée une légère gonfle des lèvres à l'endroit où se croisent les canines, mais c'est discret. Il n'a d'ailleurs pas de difficulté à les dissimuler quand nous ne somme pas seuls. Même devant Grany. Mais entre nous, quand il rit de tout son cœur ou quand il chante en prenant soin d'articuler chaque mot, nous ne pouvons que les voir.

Toute petite, j'insistais pour qu'il me laisse les examiner et je lui tirais les lèvres avec mes doigts boudinés en lui posant mille questions. On a donc très vite su qu'on avait aussi de ce sang mystérieux qui rend les gens étranges et forts. Ils l'ont découvert grâce aux analyses sanguines du Docteur Zedan que Svenhild avait dépêché chez nous pour nous prendre un peu de fluide vital. D'après les résultats, Natanaïl en a beaucoup plus que moi ; c'est sans doute ce qui est à l'origine de la lueur bestiale que Grany voit dans ses yeux. Quoiqu'il en soit, notre vie se poursuit sans grande vague, et à part le fait d'avoir un père qui a des crocs de loups, nous sommes tout à fait normaux. Enfin c'est ce qu'on a la prétention de penser. Mais on va vite déchanter.

Naïl doit avoir dans les 15 ou 16 ans, donc, et il change. Il devient plus distant, plus grognon. Parfois, il se tait pendant des heures, le regard dans le vide, l'air assez grave, et il n'entend pas ce qu'on lui dit à moins qu'on insiste. Si je le secoue pour le réveiller de sa torpeur, il a un geste sec, qu'il retient avant qu'on puisse parler de violence. Mais j'avoue qu'il commence à me faire un peu peur.

Et à juste titre.

Un soir, comme souvent depuis qu'il est entré au lycée, nous allons nous coucher avant qu'il soit rentré, car il a prévu une soirée avec des amis. C'est assez courant, rien d'inquiétant a priori. Le lendemain, quand je me réveille, je passe la porte qui sépare nos deux chambres et ouvre en grand ses rideaux pour le réveiller. Habituellement, je me tourne vers son lit, il se redresse sur ses coudes en plissant les yeux à cause de la lumière, et il me sourit d'un air blasé.

Mais cette fois, quand je me retourne... L'image me glace encore aujourd'hui : la première chose que je vois, c'est la couleur de ses draps. Rouges. Presque noirs. Ils sont tâchés de sang coagulé. Je reconnais car j'ai déjà vu des animaux écrasés sur la route, ou chassés par des gens du village, et mon père m'a expliqué.

Quand Naïl redresse la tête dans la lumière, son visage est éclaboussé de la même teinte. Il entrouvre la bouche. Il a l'air perdu. Sa main se lève vers le rayon de lumière qui l'ébloui, et il la voit. Il voit son bras, noyé de sang jusqu'au coude. Son front se plisse à cette vue, et ses yeux horrifiés se lèvent vers moi.

Je crois qu'en un instant, durant cette longue minute, j'ai perdu toute mon enfance d'un coup, effondrée, morte et sèche, à mes pieds, comme une mue de serpent. Je me vois courir vers lui, répondant à la détresse qu'il m'envoie. Il ne dit rien quand je saisis ses poignets. Il pleure juste. Et moi, je garde mes lèvres serrées. Je le conduis hors de ses draps souillés. Son buste nu n'a de couleur normale que les épaules et un bout du ventre. Son pantalon est encore mouillé et dégoutte de quelques taches rougeoyantes sur le parquet de la chambre.

En silence, je le guide jusqu'à la salle de bain mitoyenne pour qu'il se lave, et reviens essuyer les traces sur le bois avant qu'elles ne deviennent indélébiles. Je récupère le pantalon trempé, l'enroule dans les draps et enfourne le tout dans un grand sac de voyage. Il reste une tache sur le matelas.

On dira qu'il a saigné du nez.

La tache est au milieu du lit ; s'il avait été fille, ça aurait été plus simple à justifier, mais là, il faudra que les employés de maiso imaginent qu'il a eu un sommeil agité et que sa tête se trouvait là quand son nez a saigné. Pour bien faire, je reprend de nouveaux draps, une nouvelle couverture de laine, et je les met sur le lit en espérant que le sang est encore assez humide pour les marquer. Là, voilà, ça fera l'affaire.

Qu'est-ce que je fais ? Pourquoi je fais ça ? Je n'ai jamais rien caché aux parents... Mon comportement est étrange. A la hauteur de l'étrangeté du moment. Encore plus bizarre, moi qui suis une reine de curiosité, je ne me pose pas de question. Je n'essaie pas de savoir. J'ai sûrement trop peur de savoir. C'est mon frère, mon frère adoré ; je l'aide parce que ses yeux m'ont appelé à l'aide. Et c'est tout.

Ce premier drame est passé inaperçu. Nos comportements paraissent étranges aux adultes, mais ils pensent que nous nous sommes disputés, à cause des changements de caractères de Naïl. Ils disent qu'à l'adolescence, c'est inévitable. Même Grany pense qu'il n'y a pas de quoi s'alarmer.

Quand maman vient me voir le soir pour en parler, je fond en larme, mais ne dis pas un mot au sujet du sang. Je lui demande s'il arrive à un moment de la vie où on a plus le droit d'être des enfants, que les choses deviennent soudain terribles à vivre. Si on est obligé de connaître ce qui rend triste les adultes. Je lui demande si elle pense qu'on peut le devenir avant 21 ans. Elle répond que tous les humains sont différents, que les parents sont là pour aider les enfants à traverser leurs premières expériences d'adulte, que je ne dois jamais hésiter à venir lui parler si j'ai besoin de conseils. Que jamais elle ne me jugera, ni moi, ni Natanaïl, ni Evan, ni Mark. Que jamais elle ne cessera d'être là pour nous et de nous aimer.

Elle mentait.