3.3 Ian - Automne
Automne 2013
Rire.
C'est étrange, le rire. Max l'a déclenché chez moi et l'a rendu quotidien. Pourtant, chaque fois que ma poitrine vibre, j'ai le sentiment de sortir de moi-même.
Je suis Ian, mais Ian ne rit pas. Alors qui rit ?
Il y a peu, Max me chahutait, nous riions... En une vague qui balaye tout, le visage de Lesia m'est apparu.
Lesia.
Je n'y avais pas songé depuis...
Y ai-je seulement jamais songé ?
La vague est passée mais, la nuit suivante, j'ai fait un rêve. Un vrai rêve, cette fois, un rêve qui naît du sommeil profond. Lesia courait devant moi sur une place pleine de monde. Il y avait Ierofeï et Elena, qui se tenaient la main en nous regardant. Lesia riait tellement que son corps s'est tordu en avant, et qu'elle a trébuché. Quand je me suis approché d'elle, son visage s'est modifié. La brillance de ses yeux a terni, ses sourcils écarquillés se sont abaissés et ont donné à son regard un air d'une étrange dureté. Ses traits ont vieilli d'une dizaine d'année, et le pli de ses lèvres s'est crispé. Elle a détourné les yeux des miens, l'air honteux.
Je me suis éveillé en sursaut, la poitrine comprimée, la gorge serrée, la tête brûlante. J'ai eu envie, l'espace d'un instant, d'ouvrir la fenêtre et de sauter du balcon, pour échapper à cette... Culpabilité ? Il m'a semblé que c'était ça. Comme si j'avais fait quelque chose de terrible. De si terrible, qu'à cause de ça, il avait fallu que je cesse d'exister.
Que je sois Ian.
Max, à mes côtés, s'est redressé et m'a pris dans ses bras. Ses lèvres pressées contre ma nuque m'ont aidé à revenir à la réalité. Mais j'ai eu peur pour lui, l'espace d'un instant. J'ai eu peur de le briser, sans rien faire, comme ça, juste en étant.
J'ai appris à l'observer, dans ces moments où j'ai peur. Penser à lui m'empêche de penser à moi. Son visage, pourtant objectivement simple, m'est fascinant. J'ai cessé de me retenir de tendre les doigts vers les plissures que forment ses expressions pour les toucher. Il y a un moment, maintenant, que ni lui ni moi ne nous retenons de plus rien.
Sa peau est chaude, plus chaude que la mienne.
La très belle et gênante petite amie a pris ses distances, depuis. Je n'ai pas bien compris pourquoi, mais n'ai posé aucune question à Max. Elle m'inspirait tant d'émotions violentes que je suis bien content de la voir moins souvent.
Mon quotidien ne s'en est pas apaisé pour autant. Le rêve de Lesia était exceptionnellement clair, mais la plupart du temps, je suis frappé par une série de flashes qui m'arrachent d'un demi sommeil, en nage. De nuit, ou de jour, ça me tombe dessus sans crier gare, du moment que je somnole. Et je somnole de plus en plus.
A certains moments, je crois être dans la peau d'une bête, d'un insecte, un atome sans pensée dans la terre... A d'autres, j'entends la voix d'Elena, sans distinguer ses paroles. Ou bien je suis à quatre pattes dans une mare de sang, les yeux trempés de larmes. Je tiens dans mes bras un corps inerte... Le corps tombe dans un fleuve en furie. Ierofeï me gifle avec une telle violence que je chute au sol. Un rire grave et rauque résonne dans le noir. Quelqu'un me porte... Granny hurle, elle appelle Elena. Je m'enfuis. Une femme tiens mes doigts dans sa main. Mon bras est brisé net en deux comme un bâton. Je suis dans la foule. Ierofeï chante. La femme aux yeux chocolats regarde quelqu'un. Deux yeux se plongent dans les miens. L'un est d'un bleu de glace couronné d'outremer. L'autre d'un brun commun, piqué de nuances sombres.
Je sais. Je sais que l'imagination humaine est telle qu'elle peut créer ainsi des rêves d'un réalisme et d'une force incroyable. Mais pourtant, quelque part... Et bien que beaucoup de ces images soient absurdes, je crains qu'elles ne soient rien de moins que des souvenirs.
Et que, sous Ian, soit tapis un monstre forcé au silence.
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