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Dans sa lettre, Maureen disait avoir enfin trouvé la paix. Pourtant, j’ai beau penser à ses mots en boucle, je suis incapable d’imaginer à quel genre de guerre elle s’est livrée. Et je crois que c’est surtout cette ignorance coupable qui me coupe la voix ce jour-là, tandis que son cercueil disparaît lentement sous la terre.

Six ans que nous ne nous étions pas vues. Lorsque j’ai reçu le message de ses parents il y a bientôt une semaine, je n’y ai d’abord pas cru. Maureen, si douce, souriante, rêveuse. Maureen que je pensais connaître, pour avoir tissé avec elle les liens d’une profonde amitié toute notre année de terminale. Que ne m’a-t-elle pas dit ? Ainsi perdue dans la masse des costumes noirs, je retrouve comme dans un brouillard les visages de mes camarades de lycée venus pour l’enterrement : d’anciens compagnons littéraires, d’autres un peu plus scientifiques. Une sorte d’étrange nostalgie enserre ma gorge, imprégnée par l’odeur suffocante de la terre chargée de pluie. Ils ont tous un peu changé. Moi aussi.

Le cortège se clairseme petit à petit. Aux lourdes gouttes qui martèlent les parapluies s’ajoute le raclement des bottes et des baskets. Je reste figée sur place, à contre-courant. D’autres m’imitent, comme si leur présence pouvait retenir quelque chose. Comme si partir, c’était accepter la fin, sa fin. Lui tourner le dos pour de bon.

Encore une fois.

Au milieu de tous ces gens, il y a ce jeune homme. Il passe nonchalamment sa main dans ses cheveux bruns, brossés et laqués. Un geste qui me crispe aussitôt.

Roland Imbert.

Est-ce qu’il sortait encore avec Maureen avant le drame ? Oh, comme j’ai pu le haïr autrefois. Mais maintenant… tout cela n’a plus beaucoup d’importance.

Nos regards se croisent. Merde. Si j’ai pris soin jusque-là de me cacher au mieux sous mon parapluie, ce n’est pas pour dissimuler la rougeur de mes yeux. Je n’ai ni l’envie, ni la force de me mêler à ces spectres du passé. Sauf que maintenant, il m’a vue… et moi aussi, je l’ai vu.

Un rapide coup d’œil autour de Roland m’apprend la présence de ses amis, des matheux insupportables qui me cassaient les tympans dans les couloirs du lycée. Léo-Paul, Jérem, Anthony… La vache, ils se sont tous laissé pousser la barbe.

Arrête de faire ton ado effarouchée. On a vingt-quatre ans, maintenant. On est des adultes, alors agis comme tel.

Le pas lourd, j’avance vers Roland. Je m’arrête à bonne distance, prétextant la promiscuité de nos parapluies. C’est bien l’unique raison pour laquelle je suis heureuse qu’il pleuve.

— Salut, Spider-Gouine, m’appelle-t-il avec un sourire.

Jérem et Anthony tentent de ravaler de ridicules ricanements, mais loin de leur donner une quelconque forme de contenance, cela leur confère plutôt l’allure de poulets glougloutant. Léo-Paul, lui, se contente de baisser la tête.

Nous n’avons peut-être pas la même notion d’être adulte.

— Salut, réponds-je, impassible.

Ce surnom m’a-t-il déjà atteint ? Sûrement. En tout cas, il sonne cruellement puéril à mes oreilles aujourd’hui.

— T’as pas changé, Roland, ajouté-je.

Toujours aussi con.

— Toi non plus. Dommage de se retrouver… comme ça.

Pourquoi ai-je cette insupportable sensation de malaise ? J’ai grandi, bon sang. Je ne suis plus la même. Nous ne sommes plus au lycée, où tout ce qui compte est de savoir garder la face. Non, ça ne peut pas être ça.

C’est Roland. Il triture sa belle montre Rolex, avec autant de nervosité que lorsque je le croisais dans les couloirs, avant un exam de philo – matière qui n’avait d’ailleurs jamais été son fort. Dans d’autres circonstances, je n’aurais pas fait attention au sourire pincé sur ses lèvres, à son regard fuyant, à ses pupilles quelque peu dilatées. Mais ici, maintenant, je ne vois que ça.

— Ouais, murmuré-je. T’étais encore… avec Maureen ? Je veux dire, avant qu’elle ne fasse ça.

— Oh, non, répond-t-il aussitôt. Ça faisait un moment qu’on était plus ensemble. Un an ou deux.

— Et t’avais rien remarqué ?

Oups, mon ton a un peu dérapé. En même temps, j’ai le droit de me poser cette question. Moi, je n’aurais pas peiné à repérer son mal-être si… nous avions pu être plus proches.

Enfin, avec tout ça, je ne suis plus très sûre de rien.

Roland fronce les sourcils. Son équipe de poulets l’imite.

— Qu’est-ce que je pouvais en savoir ? Je viens de te dire que ça fait peut-être deux ans qu’on s’est pas vus, elle et moi. J’ai aucune idée de ce qui a pu se passer depuis.

Si seulement Maureen nous avait dit dans sa lettre pourquoi elle en était arrivée là, j’aurais sans doute été moins sur les nerfs. Mais j’ai besoin de savoir. Et lui, Roland, est le plus à même de me donner une réponse. Alors je fonce comme un taureau enragé.

— T’es quand même resté quatre ans avec elle depuis la terminale.

— C’est quoi ton problème, Spider-Gouine ? C’était pas toi sa meilleure pote ?

Touchée. Tu parles d’une meilleure pote… Six ans que je fais silence radio, sauf pour les anniversaires, Noël et le nouvel an – faut pas déconner. Six ans de calme tout de même. J’aurais pu lui proposer qu’on se revoie, qu’on se prenne un verre, qu’on parte se promener, qu’on fasse une rando sur je ne sais quelle montagne, comme on l’avait fait durant nos dernières vacances ensemble. Mais avec le décès de ma mère, mon déménagement, mes études… Je n’avais pas la tête à ça. Peut-être que je n’en avais pas vraiment envie, non plus. Pas envie de repenser à tout ça. Pas envie de l’entendre parler de Roland.

Et puis mince, elle aussi elle aurait pu reprendre contact. Je me suis sentie tellement abandonnée pendant six ans.

Je sais que je devrais me taire, baisser les yeux, voire même partir sur le champ. Mais je ne peux pas, c’est plus fort que moi. Un cocktail de mille émotions boue dans mon cœur, la haine que j’ai toujours ressentie à l’égard de ce petit gosse de riche s’embrase dans mes tripes. Et je ne fais rien pour l’en empêcher.

— Je savais bien que t’étais pas bon pour elle, chuchoté-je.

— Pardon ? Qu’est-ce que t’a dit ?

Les regards se tournent vers nous. Je vois Léo-Paul qui s’agite, à côté. Qu’est-ce qu’il veut ? Que je me calme ? Ce n’est pas lui qui va me faire changer d’avis, même si je dois reconnaître qu’au fond, c’est un type bien. Il a toujours traîné avec les mauvaises personnes, c’est tout.

— Répète, Spider-Gouine.

L’électricité flirt avec la pluie. Un orage approche. Une grosse tempête, même. Si puissante que nos parapluies s’envolent d’un coup.

Je viens de me jeter sur Roland.

— Mon Dieu !

— Calmez-vous !

— Eh ! Bon sang ! Aidez-moi à les séparer !

Quand quelqu’un me prend les épaules pour me tirer en arrière, j’ai encore la sensation de mon poing en plein dans sa mâchoire. Roland titube, sonné, aussi trempé que moi. Tout le monde est un peu choqué, ce que je comprends parfaitement. Je dois ressembler à une chienne enragée, une louve, une hyène, que sais-je. Quelque chose de très peu flatteur, ça c’est sûr.

— T’es cinglée, putain ! crie Roland. On se casse, les gars. J’en peux plus de cette journée !

Les voilà qui s’enfuient la queue entre les jambes, et j’éprouve un plaisir coupable et morbide de les savoir tous loin de Maureen. Le calme revient dans le cimetière, on m’oublie aussi vite qu’on m’a remarquée. La personne qui me tenait encore les épaules me lâche doucement.

— Salut, Coline…

Flavie me rend mon parapluie, qui avait fini sa course par terre et qui s’agitait au vent comme un scarabée retourné. Je le prends sans mot dire, le visage fermé, encore mouvementée par l’ouragan qui a rugi en moi. Maureen aurait-elle aimé pareille violence devant sa propre tombe ? Le plaisir fait tout à coup place à la honte.

— Merci, me dit-elle.

— Pour quoi ? m’étonné-je.

— Pour Roland. Ça fait du bien. J’arrive pas à… à croire qu’il a eu le culot de se pointer.

La grimace qui s’inscrit sur ses lèvres ne lui ressemble pas. Flavie a toujours été la plus joviale de la classe des L, au temps où cette filière existait encore – belle époque ! C’est comme si j’avais crevé un abcès qui n’avait cessé d’enfler pendant des années. Après tout, elle aussi avait eu son histoire avec Roland, l’année avant que je ne débarque dans ce lycée. Sans doute n’avait-elle jamais osé donner elle-même ce simple coup de poing.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— T’es pas au courant ? Il a craché sur Maureen quand ils se sont séparés. Il l’a traitée de tous les noms… Paraît qu’elle le trompait depuis des années.

— Quoi ? m’indigné-je.

Alors là, je me prends une sacrée gifle. Jamais, jamais Maureen n’aurait fait ça. Je ne peux pas y croire.

— On est d’accord, acquiesce Flavie en roulant des yeux. Un tissu de conneries si tu veux mon avis. Ce serait pas la première fois. En tout cas, Roland n’a jamais rien dit de plus. Mais toute cette histoire… ça a dû faire sacrément de mal à Maureen. Ça jasait sur les réseaux… t’as vraiment jamais rien vu de tout ça ?

— Non… Je t’avoue que ça fait un moment que je ne suis plus trop connectée.

Le poids de la culpabilité me donne presque le vertige.

— Tu crois… que c’est à cause de cette histoire…

— Pas que, je pense, me répond Flavie. Tu sais, je… j’aurais aimé parler un peu plus avec Maureen. Elle n’était pas très bien au lycée. On en avait discuté une fois, c’est tout.

— Dès le lycée ?

Flavie s’arrête. Je suis pendue à ses lèvres, estomaquée de ne jamais rien avoir remarqué. Maureen était du genre introvertie, c’est vrai, quelque peu renfermée même parfois. Mais je ne pensais pas… Comment aurais-je pu imaginer un tel scénario ?

Flavie perd un peu de ses couleurs. Sa main tremble. Mais ça, ce n’est pas nouveau. Elle tremblait déjà lorsqu’elle me tendait mon parapluie.

— Je ne préfère pas en parler, finit-elle par me dire. J’en ai assez de ressasser ces souvenirs. Ça ne la ramènera pas, de toute façon.

— Oui… Tu as peut-être raison.

— Écoute, on se retrouve après avec les gars de la L. Boire un verre ou marcher un peu. Peut-être les deux. Tu devrais te joindre à nous, ça nous fera du bien d’être tous ensemble. Je suis sûre que les autres seront contents de te revoir.

— Je ne sais pas… Je verrai. Merci, Flavie.

Puis elle me laisse là. Je me retrouve alors seule, avec les membres de la famille de Maureen, et je commence à me dire que je suis de trop, ici. Je promène une dernière fois mon regard sur la stèle, encore abasourdie de voir son prénom gravé sur pareil objet.

Maureen. Promis, je ne t’oublierai pas. Promis, je ne t’en voudrai pas.

J’esquisse quelque pas, je me retourne.

Mon cœur se brise.

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