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— Attends.

Soudain, on pose une main sur mon bras. Je reconnais la mère de Maureen. Elle a pris quelques années, quelques cheveux blancs aussi. Mais ce sont surtout ses cernes qui me marquent. Elle qui d’ordinaire était toujours parfaitement maquillée…

— Madame Van Schoor, je suis vraiment…

— Je sais. Ça me fait plaisir de te revoir, Coline. Tu as sacrément grandi…

Je souris faiblement, profondément mal à l’aise comme à chaque fois avec elle. Je me suis toujours demandé si elle aurait été aussi bienveillante à mon égard en sachant ce que je ressentais pour sa fille. Mieux vaut pour moi ne pas le savoir.

— Dans une autre… lettre – le mot lui écorche la voix – Maureen m’a demandé de te donner quelque chose.

Je sens comme un souffle glacé tourbillonner dans ma cage thoracique. Quelque chose ? Pour moi ?

Sa mère me tend une petite enveloppe que je récupère humblement. Penser que Maureen ait touché le fermoir quelques instants avant de mourir, ça me remue l’estomac. Une nausée me prend. Non. Je n’ai pas envie de l’ouvrir. J’ignore ce qu’il y a dedans, mais je ne veux pas le savoir.

— Je ne l’ai pas ouverte, me dit-elle. Elle ne le voulait pas.

— Merci, madame Van Schoor.

Après un discret hochement de tête, je prends aussitôt congé et ne me retourne plus. C’est fini. Je ne veux plus voir sa tombe. J’ai un vertige monstre, je tangue de droite à gauche. À la sortie du cimetière, je manque de perdre connaissance ; mes doigts ont effleuré l’enveloppe enfouie dans la poche de mon trench noir. Je continue malgré tout vers ma voiture, cachée sous mon parapluie, ignorant la voix de mes camarades de classes qui s’échangent quelques mots sur le parking.

Pas moyen que je passe le reste de la journée avec eux. Non, non. Vraiment pas moyen.

Le soir, dans ma chambre d’hôtel, je remonte fébrilement le fil de nos discussions sur mon téléphone. Je sais que je ne devrais pas le faire, et que ce n’est pas ça qui m’aidera à trouver le sommeil. Mais voir ses mots… c’est comme des éclats de vie palpables. Elle est encore là, quelque part, et je m’accroche à cette idée absurde.

Que n’ai-je su voir entre ses lignes ? M’a-t-elle déjà tendu une perche, rien qu’une fois ? Ai-je pu passer à côté d’un double sens, d’une fausse plaisanterie, d’un appel à l’aide dissimulé ? D’un smiley ambigu ? Les lèvres pincées, je ne discerne pourtant rien. Rien. Rien. Alors, je me réfugie dans mes albums photos et je revois nos deux têtes d’ado. Je m’arrête trop souvent sur son sourire, ses cheveux auburn et bouclés. Sur le petit grain de beauté juste en-dessous de son œil droit. Je sens qu’un voile humide tombe sur mes yeux, mais rien n’arrive à le percer pour que je puisse m’en débarrasser.

Vers deux heures du matin, mon téléphone s’éteint. Plus de batterie. Cette fichue chambre d’hôtel n’a pas de prise assez près du lit et je n’ai pas la force de me lever. Alors je reste couchée là, bien dix minutes à regarder le plafond, à essayer de mettre un mot sur tout ce que je ressens.

Tristesse. Incompréhension. Honte. Impuissance.

Colère, malgré moi.

Amour, malgré tout.

Mes doigts se posent sur la table de chevet où attend toujours l’enveloppe de Maureen.

La nuit blanche me guette…

Je m’assois sur le lit et fais glisser la relique entre mes mains. Pour retarder le moment de l’ouverture, je soupèse d’abord l’emballage. Ce n’est pas une simple lettre en papier, c’est trop lourd. Il y a une forme à l’intérieur, mais je n’arrive pas à définir ce que c’est. La peur au ventre, j’écarte le fermoir et renverse le tout : sur la couverture glisse un porte-clef aux couleurs de l’arc-en-ciel. Les larmes éclatent au coin de mes yeux. Ce gri-gri, je le lui avais offert pour la récompenser d’avoir obtenu une très bonne mention à son bac. Il était à moi, avant. Le revoir dans pareille circonstance me détruit.

Retour à l’envoyeur.

Un petit mot s’échappe de l’enveloppe. Fébrile, le regard embrumé, j’y lis : « 14 octobre 2017. Tu t’en souviens ? J’aurais tant aimé revivre cette journée, rien qu’une fois. »

Je laisse le chagrin m’ensevelir complètement. Je pleure à m’en donner mal au crâne. J’ai mal… Et je m’en veux, je m’en veux terriblement. Je m’en veux de ne pas avoir été là pour elle. Qu’elle se soit retrouvée seule face à la mort, comme ça… qu’elle ait trouvé la fin comme unique solution, ça m’anéantit.

J’enfonce ma tête dans l’oreiller et crie aussi fort que je le peux. Ça me fait du bien, mais la culpabilité reste là. J’aurais voulu empêcher ça. Oui, j’aurais voulu le faire. Moi aussi, j’aurais tant aimé revivre cette journée, tout recommencer.

Tu ne peux pas imaginer à quel point, Maureen. Ni pourquoi…

Si je le pouvais, je le ferais.

Les heures défilent et le sommeil gagne peu à peu mes paupières gonflées par les larmes. Je comate, les souvenirs de cette année de terminale dansent devant mes yeux, je suis en plein délire. Puis petit à petit, le calme vient. Un silence mort s’empare de mon corps, je ferme les yeux, et c’est le black-out. Je sens que je pars, complètement. Je sens que d’une manière ou d’une autre, je quitte ma peau, je quitte cette chambre, je quitte cette réalité. Seul demeure dans mon poing le porte-clef que je serre, à m’en faire blanchir les phalanges.

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