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Une sonnerie de réveil retentit. J’ouvre à moitié les yeux bouffis par le sommeil. J’ai une barre monumentale sur le front, envie de vomir, comme après une mauvaise cuite. Je ne me rappelle pourtant pas avoir picolé à l’hôtel. Sans me poser de questions, je cherche à tâtons mon téléphone et coupe l’alarme d’un mouvement de pouce. Le silence revient, j’émerge doucement dans le noir. Puis je fronce les sourcils. T’étais pas censé ne plus avoir de batterie, toi ?

Intriguée, j’attrape mon portable une seconde fois et l’allume. La luminosité m’attaque la rétine, mais c’est surtout ce que j’y vois qui m’étourdit complètement. C’est quoi ce fond d’écran ? J’ai à peine le temps de reconnaître un paysage familier tiré d’un film d’animation japonaise qu’une dizaine de notifications surgissent sur l’écran de veille.

Maman : « Je vais rentrer tard, chérie, mais promis, je serai à la maison demain matin <3 »

Info : « #BalanceTonPorc : Sandra Muller appelle à la libération de la parole »

Nolan : « Eh, sista, bon courage pour ta rentrée. T’es à 200 km, mais je croise les doigts pour toi, promis. »

C’est quoi ce bordel ?

Alors là, j’ai dû me prendre une grosse, grosse, grosse cuite. Je me jette sur la table de chevet pour allumer la lumière, ne la trouve pas. Je me redresse, transpirante, puis finis par sentir un interrupteur sous mes doigts.

Flash de lumière. Mon souffle s’accélère. Je me suis endormie à l’hôtel, alors qu’est-ce que je fais dans… cette chambre ? Je m’essuie le front, me tape doucement la joue. Je me sens comme dans un film. Évidemment, je ne rêve pas. Non, j’ai la certitude déroutante que tout est affreusement réel. Le cœur battant, je pose mes pieds sur le parquet, avance de quelques pas, promène mon regard sur mon bureau rempli de brouillons d’écriture et de dessin. Comme à l’époque. Des dizaines de cartons sont empilés à droite, à gauche. Au pied de ma chaise gît un Eastpak gris, constellé d’écussons thermocollants. Comme à l’époque lui aussi. Mon porte-clef arc-en-ciel pend de l’un de ses fermoirs.

Coline, il va falloir que tu comprennes ce qui se passe tout de suite.

Comme hypnotisée, je recule lentement vers mon lit, titube, tombe à la renverse. Le cri que je pousse est particulièrement aigu. J’attrape mon téléphone, mais il ne ressemble pas au mien. C’est un vieux Samsung… Celui que j’avais en terminale. De nouveau, je l’allume, le déverrouille – je n’ai jamais changé le code.

« 7h30, 14 octobre 2017 »

— Impossible, étouffé-je.

C’est à ce moment que j’entends des pas dans l’escalier. Ça tourne à cent à l’heure dans ma tête. Ok, Coline. Admettons que tu sois bien en 2017, ça veut dire que…

Ma porte s’ouvre. Là, dans l’encadrement, la femme que je vois transforme mon cœur en balle rebondissante. Elle cogne, cogne, cogne.

Et moi, je pleure comme une enfant.

— Coline ? Mon Dieu, Coline, qu’est-ce qui t’arrive ?

Maman se jette dans mes bras, pose sa main sur mes cheveux. Je m’écrase contre sa poitrine, m’agrippe à son gilet de laine, celui qu’elle mettait tout le temps à la maison. Son parfum m’enveloppe, m’embaume, m’étreint. Elle est là, en vie, tout contre moi. Je sens sa chaleur. J’entends son souffle.

Je n’ai jamais rien connu d’aussi magique.

« Maman, je t’aime » sont les premiers mots qui franchissent mes lèvres. J’aurais aimé que ce soit les derniers qu’elle entende, avant qu’elle ne parte sur cette fichue autoroute.

— Mais… Coline, rit-elle, ma chérie, moi aussi, je t’aime. Tu as fait un cauchemar ?

Est-ce qu’une telle joie est bien permise ?

— Je crois plutôt que je suis en train d’en faire un…

Maman penche la tête sur le côté. Revoir ses yeux bleus étincelants d’amour, c’est un miracle.

— C’est à cause de ta rentrée, c’est ça ? me dit-elle en passant une main sur ma joue. Écoute, je suis certaine que tout va bien se passer. Mais là, il faut que tu te lèves ! Sinon, on va arriver en retard.

Elle se lève du lit et je ne peux m’empêcher de la retenir par la manche. Si tout cela est une plaisanterie, je veux la savourer toute entière.

— Quoi ?

Il faut que je vérifie…

— Maman, je crois que j’ai le Covid.

— Le quoi ?

Mes yeux s’ouvrent en grand. Un picotement, dans mon nez, m’arrache soudain un gémissement, comme si je venais de recevoir un coup de poing.

— Le Covid, répétai-je, reprenant mon calme.

— C’est encore un truc de jeunes, c’est ça ? s’ennuie-t-elle. Tu n’en as pas marre de me rappeler tous les jours à quel point je suis vieille ?

Un rire dément m’échappe. Cette situation est théoriquement impossible. Pourtant, dans la pratique, je suis bien là. Elle est bien là. Cette chambre est bien là.

— Bon écoute, je vais te préparer des toasts. Habille-toi vite, on part dans trente minutes.

Maman pose un baiser sur mon front, puis quitte ma chambre d’un pas léger. Toute l’émotion que j’ai ressentie retombe en moi comme un soufflet. Ok, il s’est vraisemblablement passé un truc de folie. Mais maintenant… Qu’est-ce que je fais ?

Je me dirige vers ma penderie et m’observe un instant devant mon miroir. Je n’en crois pas mes yeux. Je suis peut-être la première personne sur Terre à ressentir ce décalage déroutant entre mon corps et mon esprit. J’ai un corps de jeune fille, une conscience de jeune femme. Mon visage est plus rond, mes cheveux… Oh, Coline, c’est vrai que tu t’étais fait ça… Une décoloration, un carré blond polaire plongeant, rasé sur un côté. Comme si j’avais quelque chose à me prouver à l’époque.

Ouais, ma fille, tu ressembles vraiment à une lesbienne.

Mon doigt remonte vers mon sourcil brun, titille un piercing argenté. Je ne peux pas m’empêcher de rire nerveusement devant mon reflet. La Coline que je suis vraiment n’a plus rien à voir avec celle-là. Elle est beaucoup plus sobre, banale, sage. Plus sereine, très certainement.

Je retrouve avec nostalgie mes vêtements d’ado, décide d’enfiler un pull marron relégué au fond de l’armoire – tiens, je ne me souvenais plus de celui-là – et un jean noir. Classique. Puis je sors de ma chambre, et la panique commence à fourmiller dans mes jambes. Comment je vais faire pour retourner… en 2024 ? Est-ce que je peux même le faire ? L’idée de revivre ma rentrée dans ce lycée diffuse en moi une peur sournoise. Revivre cette journée… Le porte-clef arc-en-ciel, soudain, me revient à l’esprit. L’enterrement me revient à l’esprit.

Maureen me revient à l’esprit.

Tout comme les paroles de Flavie : « Elle n’était pas très bien au lycée ».

Alors que je descends les marches de l’escalier, je me demande si tout ceci est dû au hasard. Je me suis endormie en pensant à elle. Je me disais que… si je le pouvais, je changerais les choses. Je m’humidifie les lèvres. J’ai conscience que ce que je dis n’a aucun sens, mais bordel, la raison a totalement quitté l’équation ! Peut-être que quelqu’un ou quelque chose m’a envoyée ici dans un but. Peut-être que si je suis là, c’est pour toi. Pour te sauver.

C’est le regard dans le vague que je m’installe autour de la petite table du salon. Pas besoin de plus grand : dans cette maison, il n’y avait que moi et maman.

— Tu as mis ce pull ? s’étonne-t-elle.

— Oui… réponds-je, perplexe. Je n’aurais pas dû ?

Maman reste béate une seconde et se reprend :

— C’est juste que… Tu n’arrêtes pas de dire que tu veux le jeter, que tu le trouves affreux.

— Il l’est ? m’inquiété-je.

— Non ! Absolument pas.

Silence. Maman m’observe étrangement, je baisse les yeux. Il est pourtant très bien, ce pull. Doux, chaud, parfait pour un mois d’octobre. Parfois, je me demande bien ce qui pouvait passer dans ma tête d’ado.

On mange rapidement, puis je remonte me brosser les dents, les cheveux, et récupérer mon sac. J’ai du mal à me rendre compte de ce que je fais.

— Tu es prête ? lance maman au rez-de-chaussée.

— J’arrive…

Donc c’est ça, Coline. Tu vas retourner au lycée.

Comme un automate, je rejoins maman dans le garage, puis je monte dans la voiture. Nous partons bientôt et je reconnais sans peine la route que nous empruntions chaque matin. Mes yeux se perdent à travers la vitre. Je repense à Maureen. À ce que je suis censée faire ici. À ce que tout cela veut dire. Peut-être que ce cirque durera une journée entière, puis que demain, je serai de retour dans ma chambre d’hôtel. C’est ce qu’il y a de plus logique.

— Tu n’as vraiment pas l’air dans ton assiette, ma petite Coco.

Devrais-je tout lui raconter ?

— La rentrée, comme tu as dit, tenté-je.

Si je ne suis pas vouée à rester ici, autant ne pas paraître tarée le temps de mon retour.

— Nolan, il t’a envoyé un message ?

Surprise par sa question, je déverrouille mon téléphone et relis le texto. C’est pas croyable. Nolan est peut-être le seul ami que j’ai gardé depuis la primaire. On est toujours restés en contact lui et moi, même après mes déboires une fois le bac en poche. Alors, me retrouver projetée dans notre relation telle qu’elle était en 2017… C’est dingue. Je n’ai pas d’autres mots.

— Ah, oui, c’est gentil de sa part.

Maman acquiesce en silence. Le stress monte petit à petit à mesure que je réalise pleinement ce que je m’apprête à vivre. Je vais replonger dans cette vie-là, dans ce lycée. Me retrouver confrontée à tous ces gosses idiots, immatures.

La voiture se rapproche de l’établissement. Il est 8h04. Maman a l’air perdue, me jette des coups d’œil, puis pile à quelques mètres de la grille où fument une dizaine de lycéens.

— Bah alors, tu ne me demandes pas de m’arrêter au bout de la rue ?

Les larmes me viennent d’un coup. Je regarde maman, me mords la lèvre. Quelle idiote j’ai été d’avoir eu si honte d’elle. C’est le lot de beaucoup ados, mais quand même. Si j’avais pu troquer trente secondes de plus chaque matin… Est-ce qu’elle m’aurait autant manqué plus tard ?

— Non, maman. C’est fini, ça.

Le baiser que je pose sur sa joue la rend parfaitement abasourdie.

— Je t’aime. J’espère que tu le sais.

— Oui… Coline, tu es sûre que ça va ?

Après une profonde inspiration, j’ouvre la portière, puis la referme. Maman baisse alors la vitre et me crie, les yeux brillants :

— Moi aussi je t’aime, ma bichette ! Bonne journée !

Aïe. J’avoue que là, j’aurais préféré qu’elle ne dise rien. La voiture s’en va en ronronnant et je me retrouve toute seule, rouge de honte, devant les grilles où tout le monde me regarde avec un petit sourire. Mes poings se referment sur les bretelles de mon sac à dos.

Si je dois revivre cette journée, je veux comprendre pourquoi, même si au fond de moi, j’en connais déjà la raison.

Et elle s’appelle Maureen.

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