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Je n’arrive pas à me défaire de cette étrange sensation lorsque je passe la grille. J’ai l’impression d’être dans un rêve – un cauchemar, plutôt. Le lycée n’a pas changé d’un iota : je retrouve les mêmes sculptures de métal insolites à l’entrée de la cour, semblables à des dents de requins sorties de l’asphalte. Je reconnais les immenses marches qui s’accoudent au bâtiment, celles où nous nous asseyions entre les cours, le portable ou le cahier à la main. La cantine, à droite, au fond de l’allée d’arbres. Le stade qui émerge de la colline au loin. Je suis catapultée dans une rivière de sons, d’images et de couleurs où je ne pensais plus jamais me baigner.
Quand j’entends la sonnerie du lycée, j’ai soudain un pincement au cœur. Je reprends mes esprits. Où dois-je aller ? Réfléchis, Coline. Qu’est-ce que tu as fait le premier jour ? Je ne sais même plus quel cours m’attendait. À pas précipités, je me dirige vers les portes du lycée. Je n’ai qu’à aller à la vie scolaire pour recevoir mon emploi du temps.
Tandis que quelqu’un me tient la porte, je me dépêche de passer le seuil, puis retient le battant pour la personne suivante.
Mon cœur manque un battement.
Roland.
Nos regards se croisent, mais il m’ignore – quoique mon look singulier ait retenu son attention quelques secondes. Il ne me connaît pas. Pas encore.
La vie scolaire. Va juste à la vie scolaire.
Il est en train de chahuter avec un autre élève – un garçon, bras ballants, l’air complètement défoncé par je ne sais quel joint. Je le reconnais… Comment il s’appelait, déjà ? Éric. Mais oui, il traînait toujours avec Roland. Ça m’étonne de ne pas me l’être remis tout de suite… Ça m’étonne aussi de ne pas l’avoir vu à l’enterrement. Je me demande ce qu’il devient. Sûrement à dealer pour raccrocher les deux bouts.
J’abandonne le flux d’élèves pour rejoindre la salle vitrée qui fait face à l’entrée. Combien de fois je me suis retrouvée ici pour des retards ?
Je m’annonce timidement :
— Excusez-moi…
Cette dame, je n’ai jamais su son nom, mais elle était toujours ici, derrière son ordinateur. Un instant, je me demande si elle est toujours à cet endroit de là d’où je viens. Je me demande à quoi ressemble sa vie.
— Hm ?
— Je m’appelle Coline Vernier, je suis nouvelle ici… Je n’ai pas mon emploi du temps.
— Mademoiselle Vernier ? répète-t-elle en tapant frénétiquement sur son clavier. Classe de L ?
— C’est ça…
Deux-trois clicks plus tard, elle me tend un carnet de liaison. Une feuille y est glissée.
— On vous l’avait envoyé par email, pourtant. Qu’importe, dépêchez-vous, ça a déjà sonné. Ce matin, vous avez deux heures d’histoire en salle 213. C’est au…
— Deuxième étage, chuchoté-je.
La surveillante me regarde par-dessus ses lunettes rectangulaires, quelque peu surprise.
— Au deuxième étage, en effet.
— Merci, madame, bafouillé-je en faisant demi-tour.
Mais alors que je passe la porte de la vie scolaire, je me retourne. Pas deux fois.
— Comment vous vous appelez ?
Cette fois-ci, elle enlève carrément ses lunettes. On dirait qu’elle n’a jamais entendu cette question de sa vie.
— Je… Madame Aureau.
— Bonne journée à vous, madame Aureau.
Je décampe. Mon nez me picote encore, comme ce matin, mais ça fait moins mal. Si ça se trouve, j’ai vraiment le Covid.
Salle 213. De vagues souvenirs dictent mes pas vers l’escalier où est passé le plus gros des élèves. Je débarque au premier étage, puis trouve un second escalier. C’est dingue. C’est dingue ! Tout est comme avant : la matière du sol, le bleu des murs, la rambarde usée. Je ne peux pas m’empêcher de sourire un peu. Je me rappelle dévaler ces marches le vendredi soir, ou plutôt tous les soirs, en général. Oui… Je n’étais pas très bonne élève.
Le deuxième étage s’offre à moi, désert. Je surveille le numéro des salles à mesure que j’avance, puis me fige devant une porte. C’est là. 213. La boule au ventre, je jette un œil par la petite vitre où les professeurs ont pour habitude de fixer les feuilles d’appel pour les surveillants. Je reconnais mon prof d’histoire, et quelques élèves au premier rang. Je me cache aussitôt.
Pourquoi suis-je stressée ? Je l’étais aussi, avant. Je veux dire, aujourd’hui…
Allons, Coline, montre à ta toi du passé que t’as du cran.
Mais ce n’est pas que ça… Je sais que lorsque je passerai le pas de cette porte, les choses sérieuses commenceront vraiment. Je sais que lorsque je rentrerai dans cette salle, elle sera là.
Maureen.
Et je ne me sens pas du tout prête à la revoir.
Je toque.
— Entrez.
La voix étouffée de monsieur Darbin annihile le peu de résistance que mon corps m’opposait. J’ouvre la porte. J’entre dans un autre univers.
— Bonjour. Je suis… la nouvelle…
— Ah oui, attendez un instant.
Le professeur cherche quelque chose sur sa table. Je sais que près d’une vingtaine de paires d’yeux me fixent dans un silence religieux, mais pour l’instant, je préfère les ignorer. Mon Dieu ce que mon cœur bat vite…
Monsieur Darbin est ce qu’on peut appeler un professeur charismatique. Il s’impose par son physique, a une voix grave et lorsqu’il nous parle, on est comme absorbés par son discours. Il me paraissait intelligent, un vrai puits de sciences et de vérités. Je me demande si mon impression changera désormais.
— Voilà, je vous ai trouvée. Coline Vernier, c’est ça ? Enchanté, et bienvenue.
Une véritable chorale répète son dernier mot. Mes dents se serrent.
Je ne veux toujours pas regarder.
— Vous voulez vous présenter aux autres ?
— Oh, je n’ai pas grand-chose à dire. On verra plutôt à la fin du cours…
Monsieur Darbin acquiesce avec un sourire, puis se tourne vers la classe. Bon sang.
Tout à coup, je me souviens parfaitement de ce qui va suivre.
— Voyons voir, « Vernier » … Vous n’avez qu’à vous mettre à côté de mademoiselle Van Schoor, tout au fond. Maureen, vous pouvez lever la main ?
Un souffle, une inspiration. Je pivote et des doigts fins s’élancent vers le plafond.
Je croise son regard.
Des larmes brouillent aussitôt ma vision.
Maureen me paraît extrêmement jeune – après tout, elle n’a que dix-sept ans. Sous son œil droit demeure ce grain de beauté, sa frange fournie souligne son regard distrait, ses cheveux auburn tombent en volutes sur ses épaules. Elle est exactement comme sur les photos de mon téléphone.
— Où en étais-je… Ah oui ! Sortez vos manuels. On va un peu discuter avant le début du cours.
Tandis que j’avance dans le couloir des tables, des visages familiers se tournent vers moi et me sourient. Flavie, Jojo, Léo-Paul, Mallory, Agnès, Gatien… Tous d’anciens camarades de voyage, de naufrage, de guerre même parfois, si on peut le dire. Un vrai clan quand j’y repense. J’ai partagé tant de choses avec eux. Soudain, je m’en veux d’être partie si vite du cimetière. Peut-être que ça aurait été sympa de tous les revoir, après l’enterrement.
Je m’arrête au fond de la salle et pose mon sac par terre. Son parfum est le même qu’autrefois – un mélange de fraise et de cerise. Maureen est en train d’ouvrir son manuel. Elle tourne rapidement la tête vers moi, me lance un « bonjour » timide, puis ses beaux cheveux bouclés me cachent sa figure.
— Salut.
Ma voix se casse. Mes yeux me piquent. Merde, ne pleure surtout pas, Coline.
Je passe une main nerveuse sur mes paupières, m’assois et sort machinalement ma trousse en plus d’un cahier vierge. Je m’étonne d’avoir aussi bien préparé mon sac la veille. Malheureusement… je n’ai pas de manuel : normal, je ne suis pas encore allée le chercher.
— Excuse-moi, soufflé-je. On peut partager ?
— Pas de soucis.
Nos yeux se croisent encore. J’avais oublié à quel point ils étaient merveilleux. Vert de printemps, pastels, magnétiques. La première fois que je les avais vu, ils avaient aussitôt soulevé mon cœur. Aujourd’hui, ce que je ressens est parfaitement différent. Je les trouve toujours aussi beaux, c’est vrai. Mais ce que je trouve encore plus beau, c’est de les voir pétiller.
Exactement comme ceux de maman.
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