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Monsieur Darbin s’assoit lourdement dans son siège et laisse planer un silence dans la pièce. J’entends mon cœur qui bat dans mes oreilles alors que Maureen est juste à côté. Je revois le cimetière, la tombe, le mot dans l’enveloppe. Je sens que je pâlis.

— J’imagine que vous êtes tous au courant de l’actualité ? commence le professeur d’histoire.

Hochement de tête général. Je reste seule un peu perdue. Octobre 2017. Qu’est-ce qui s’est passé en octobre 2017 ? L’une des nombreuses notifications que j’ai reçues ce matin me revient à l’esprit.

— J’aimerais qu’on discute tous ensemble de cet hashtag. Je pense que c’est quelque chose d’important, surtout pour vous, les jeunes. Qu’est-ce que vous en dites ?

Flavie est la première à lever la main.

— Oui, mademoiselle Lescouët ?

Monsieur Darbin aimait bien nous appeler par notre nom de famille, parfois. Ça faisait sourire tout le monde.

— Je pense que Sandra Muller a eu raison de lancer #BalanceTonPorc, déclare-t-elle d’une voix ferme. C’est important de libérer la parole.

— Peut-être que ça donnera l’envie de témoigner à d’autres femmes, continue Jojo, à sa droite.

On l’appelait tout le temps comme ça, mais son vrai nom, c’était Jordan Legrand. Et… il était particulièrement grand, justement.

La discussion continue mais au fond de la classe, je me sens un peu exclue. Contre le mur, Maureen ne paraît pas écouter non plus. Elle griffonne quelque chose sur une feuille, la joue posée contre sa paume. Je me perds dans son visage.

Qu’est-ce qui se passe, dans sa tête ?

Est-ce qu’elle va bien ?

Ou a-t-elle déjà… des idées noires ?

La pointe de son critérium se casse. Après un juron très poli – Maureen rechignait à être vulgaire – elle refait sortir la mine et je jette un œil à son gribouillage.

Une lettre.

Ou plus particulièrement, une more. Une more japonaise.

Tout me revient d’un coup.

Avec un sourire, je prends mon stylo et dessine sur le haut de ma page. Je pousse ensuite discrètement mon cahier vers elle ; elle tourne la tête avec surprise.

« 日本語ができる?»

Maureen lève les yeux vers moi, la bouche à moitié entrouverte. Elle me chuchote tout bas :

— Tu sais parler japonais ?

— Un peu, mens-je.

Je me garde bien de lui dire que je viens d’obtenir mon master d’interprétariat – elle me prendrait pour une folle. C’était pourtant notre rêve, à toutes les deux. Sauf que ses parents avaient préféré l’envoyer en prépa littéraire.

— Toi aussi, à ce que je vois ?

— Je débute, rougit-elle.

— Maureen, fait la voix du professeur, vous avez peut-être quelque chose à rajouter ?

Je me surprends à défaillir comme une ado en plein bavardage. Mince, il ne faut pas que j’oublie où je suis.

En voyant ma camarade aussi démunie, je déclare avec confiance :

— Désolée, monsieur. Je lui demandais de me prêter son manuel.

— Bien… En parlant de manuel, allez donc à la page 15. Nous avons assez papoté pour aujourd’hui. Le cours commence !

Un petit soupir échappe à Maureen. Elle m’adresse un sourire, s’apprête à me parler, mais je pose mon index sur mes lèvres. Je lui tends mon cahier une nouvelle fois.

« 後ははなそう。»

« Parlons plus tard. »

Elle hoche la tête. Deux petites fossettes creusent ses joues parsemées de tâches de rousseurs.

Abordage réussi.

Une joie passagère caresse ma poitrine. Pouvoir échanger de nouveaux quelques mots avec elle me remplit d’allégresse. Je ne dois pourtant pas me laisser aller à la futilité : si je suis ici, ce n’est pas pour moi. C’est pour elle. Que se passerait-il si j’arrivais à empêcher… sa mort ? Pourrais-je le faire en un seul jour ? Je ne dois pas perdre de temps.

Sauf que là, je suis en classe.

Dans une tentative de paraître naturelle, je prends des notes comme à la fac. Mais monsieur Darbin finit par nous demander de saisir notre stylo et d’écrire la leçon qu’il nous dicte. T’as tout oublié, ma parole.

Au bout d’une heure, la sonnerie du lycée retentit dans le couloir. Le cours n’est pas fini mais le professeur nous accorde une pause. Je me tourne alors vers Maureen, qui s’étire avec joie. J’ai du mal à savoir comment procéder…

— Ça va ? lui dis-je.

Coline, tu me fais honte.

— Tranquille. J’aime bien l’histoire. Et toi ?

À quoi je m’attendais ? On se connait à peine.

— Ça peut aller. Ça me fait bizarre d’être… ici.

— Tu viens d’où ?

Tout à coup, un attroupement prend d’assaut notre table.

— Eh, Maureen, ne la garde pas que pour toi !

— Salut, moi c’est Amaury ! s’exclame un jeune garçon avec une choucroute noire sur la tête.

Je ne me rappelle pas avoir dû faire face à pareil foule. Je tâche de sourire à tout le monde, mais j’ai l’esprit ailleurs. Pourquoi Maureen est-elle soudain si silencieuse ?

Lorsque je tourne la tête, je la vois qui s’efface. Ses yeux se baissent vers sa trousse, un sourire figé ourle ses lèvres. Un nuage gris passe dans ses iris.

Je n’y avais jamais prêté attention.

— Tu viens d’où ? me redemande Jojo, surplombant la foule d’une bonne vingtaine de centimètres.

— De Normandie… réponds-je.

— Salut Coline, moi c’est Chaïma !

— Et moi Agnès !

Heureusement que je les connais déjà tous. Mon cerveau pédale complètement dans le vide.

— Calmez-vous un peu, ne la brusquez pas, fait la voix calme de Léo-Paul.

Quelques rires résonnent dans la salle de classe. Enfin, l’excitation retombe. J’arrive à prendre la parole.

— L’ambiance est cool, dans ce lycée ?

En disant cela, je ne peux m’empêcher de regarder Maureen, mais elle reste silencieuse. Ce que je prenais pour de la discrétion cache vraisemblablement quelque chose de bien plus terrifiant. La peur me lacère l’estomac.

— Ouais, répond Flavie. Tu verras. Bon, il y a quelques abrutis, mais il faut de tout pour faire un monde, hein Jojo ?

— Quoi ? s’exclame la grande perche.

De nouveau, des rires. Je me souviens m’y être joyeusement mêlée le jour de ma rentrée. Mais là… ils sonnent bizarre. Ils sonnent faux. Maureen ne sourit pas. Non, ce qu’elle a sur les lèvres, ce n’est pas un sourire. J’ai envie de tous les envoyer balader, d’être avec elle. Juste avec elle.

La sonnerie retentit une seconde fois. L’interclasse vient de prendre fin. Dans un grognement général, tous les élèves reprennent leur place et le silence revient. Je souffle, puis glisse à Maureen :

— Ça va ? T’as pas eu l’air… très à l’aise.

Ma remarque la surprend. Elle a peut-être été habituée à ce que personne ne fasse attention à ses absences. Je me sens si lamentable…

— Ah ? Peut-être un peu… Je préfère être au calme.

— Moi aussi.

Ça s’arrête là. Je suis à court d’idée.

Quand le cours se termine, nous sortons tous dans le couloir pour profiter de la récréation et je m’accroche du mieux que je le peux à Maureen. Hors de question que je la laisse seule. Les autres essaient de m’accaparer, mais lorsqu’elle me dit qu’elle va aux toilettes, je me dépatouille et l’accompagne aussitôt.

On s’échange des banalités sur le chemin et elle me demande comment j’ai commencé à apprendre le japonais. Je me rends compte que ça risque d’être dur, très dur d’aborder des sujets personnels aussi vite. Impossible, même. Comment vais-je faire pour changer quelque chose en une seule journée ?

Maureen entre dans une cabine des toilettes et me laisse seule avec mes pensées. Appuyée sur l’un des lavabos, je sors alors machinalement mon téléphone. D’autres notifications sont arrivées.

Nolan : « Bah alors, sista, t’oublies ton meilleur pote ? J’espère que ça se passe bien dans ton nouveau lycée. Perso je me fais bien chier sans toi… »

Un tendre sourire aux lèvres, je tapote rapidement le clavier numérique.

« Salut Nolan. Désolée, plein de choses à assimiler aujourd’hui. Ça se passe bien. »

Dans le brouhaha du couloir, je reconnais soudain la voix de Flavie.

— Garde-moi ma place en philo, je vais à l’infirmerie. C’est notre dernier rendez-vous, ce sera rapide.

— D’acc, lui répond Agnès, sa meilleure amie de l’époque. Bon courage…

Intriguée, je range mon portable et passe la tête dehors. Flavie allait régulièrement à l’infirmerie ? C’est terrible, je me sens comme une parfaite commère. Mais pas le choix. Les sourcils froncés, je fouille dans mes souvenirs et me refais toute notre discussion à l’enterrement. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que j’ai mis le doigt sur quelque chose. Après un dernier regard aux portes des toilettes, je m’élance dans le couloir.

Si je veux avoir une chance de changer quoi que ce soit, il faut que je mène l’enquête.

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