13. Jour sage
Le coq s’égosille sous la fenêtre. Je tourne le dos à la fenêtre, et en voyant Jésus se lever, un sentiment de culpabilité me hante. La culpabilité de me plaindre de ma situation, mille fois plus enviable à la sienne. Certes, je suis loin de vivre un conte de fée, mais si Jacques ne m’avait pas prise sous son aile, mon quotidien aurait pu être bien pire.
L’aveugle cul-de-jatte trempe son gant dans sa bassine et frotte les moignons en fredonnant un air joyeux. Sa jambe gauche est coupée juste sous le genou, la droite juste au-dessus. Aujourd’hui, il va falloir que j’arrête de voir les choses en noir. Je pose mes pieds sur le parquet tiède, puis avance jusqu’à la bassine afin de me décrasser des suées de la nuit. Jésus lâche :
— Ah ! Ça fait du bien ! J’avais les orteils qui me grattaient !
— Très drôle.
— Je ne rigole pas. J’ai toujours l’impression d’avoir mes jambes. Je ne les vois pas, mais je les sens. Au début, chaque fois que je sentais quelque chose me chatouiller sous le pied, j’envoyais mes doigts et merde, plus de jambe.
— Chez nous, on appelle ça des membres fantômes.
— Chez nous aussi.
Il referme son pantalon pour les cacher, puis boutonne sa chemise tandis que mes bras se glissent dans les manches de la robe. Je descends les escaliers en suivant Jésus, et en décidant de ne voir que la chance que j’ai. Après un détour avant tout le monde par la cabane au fond du jardin, je les retrouve autour de la table. Deuxième jour, et rituel déjà habituel, se terminant pas le marché.
Cette fois-ci, c’est en robe que je me mêle à la foule de Saint-Vaast.
— Je vais chercher le pain, proposé-je.
— Je vais y aller, grogne Jacques.
— Mais je peux vous faire faire des économies.
— Je commence à comprendre comment tu gagnes ton argent.
— Mais il faut bien que je vous paie mes repas.
— Cela m’insupporte que tu te rabaisses à de telles obscénités.
— C’est juste mon ventre. Il n’a rien d’obscène.
Jacques s’enfonce dans la venelle, puis il frappe à la porte du boulanger. L’artisan nous ouvre la porte.
— Bonjour Monsieur Tardif. Bonjour Madame. — Son regard déçu croise le mien. — Dix pains ?
— Ouais, et bien cuits.
— Comme d’habitude Monsieur Tardif.
Petite déception partagée. Moi qui espérais faire briller une nouvelle fois les yeux du boulanger. Lorsque nous le quittons, Jacques me dit :
— Si tu veux que je parvienne à convaincre l’un de ces gus de t’engager un jour, il ne faut pas que tu aies une réputation de catin. Alors, fini les effeuillages indécents.
— C’est noté.
J’emboîte le pas à mon hôte, d’étal en étal, polie et réservée comme l’employée parfaite. Tout en observant, je réfléchis à une solution pour payer Jacques.
Nous déjeunons tous juste avant l’arrivée des clients.
Midi. J’aide au service. De ce que j’entends, la fréquentation est particulièrement bonne. Les gens m’interpellent pour une raison ou une autre. Fanny par-ci, Fanny par-là. Christophe se pointe même à l’appel de mon nom tant les clients semblent avoir oublié le sien.
Petit à petit, ça se vide. Jésus détend ses doigts quelques minutes, imposant un silence particulièrement serein. Si je comprends bien, juste après le repas, c’est la messe quotidienne, le prêche bref du prêtre de Saint-Vaast. Bien que curieuse de ce que raconte leur religion, le service m’a trop fatiguée pour que je trouve l’envie d’y aller seule.
Jésus avance sur les mains, les jambes en balancier, connaissant par cœur la pièce, sans heurter un seul meuble. Il ouvre sa bouche en mimant une mâchoire crispée puis réclame :
— À boire !
Jacques lui sert un verre d’eau. Je lui fais remarquer :
— J’aurais pu te l’apporter.
— J’aime bien me dégourdir les jambes après le service.
Il avale le contenu de son verre, puis retourne près de son précieux piano. Il sort la guitare cachée entre le mur et les pieds, puis entonne quelques notes. Je le rejoins :
— Tu joues aussi de la guitare ?
— J’ai développé une oreille musicale. Je joue de l’harmonica, de la flûte également.
— Je connais deux morceaux à la guitare.
— C’est vrai ?
— J’ai appris quand j’étais au collège.
Il me tend la guitare, alors je m’assois sur le parquet à côté de lui. Les souvenirs me reviennent vite, et je joue les notes de Jeux Interdits. Jésus m’écoute sagement, et jusqu’à ce que je rate deux notes, et décide de m’arrêter.
— Elle est pleine de surprise, dit-il à Jacques.
— Mmm.
— Voilà, c’était Jeux Interdits. Je connais aussi le début d’une chanson de Noirs Désirs.
— Jeux interdits et noirs désirs, se moque Jésus. Cela semble te correspondre.
— Moque-toi, et je ne joue pas.
— J’écoute.
Il me laisse entamer les premières notes, mais la mémoire flanche, et je ne retrouve plus mon doigté. Jésus me fait alors une démonstration de ses talents.
La fréquentation du saloon est presque inexistante en après-midi. En fin de journée, un des quatre jeunes de la veille vient s’installer. Il a un corps mince, et une bedaine à bière qui siérait mieux à un quarantenaire. Il accroche son chapeau à une patère, dévoilant ses cheveux luisant de transpiration grasse, puis s’installe à une table.
Je m’avance dans sa direction.
— Bonjour Monsieur.
— Bonjour Fanny.
— Tout seul cet après-midi ?
— Ils ne devraient plus tarder.
— Une boisson en attendant ?
— Je vais prendre juste une pinte de bière.
Au comptoir, Jacques me remplit une chope, puis, il décide de l’amener lui-même. Il la pose sur la table, puis une de ses mains écrase l’épaule du jeune homme.
— Comment ça va, mon petit Clément ?
— Bien Monsieur Tardif. Et vous ?
— En pleine santé. Tu seras gentil avec la dame, tu gardes ton argent pour te payer à boire. Sinon je serai obligé d’en toucher deux mots à ta mère.
— Oui, oui.
Jacques retourne vers le comptoir où un de ses habituels vient de s’asseoir.
— Ah Baptiste !
L’homme sert la main de Jacques puis me salue du bout des doigts avec un sourire vague. Profitant que les deux hommes discutent, le prénommé Clément m’interpelle :
— Fanny. — J’avance de deux pas vers la table. — En fait, je voulais te demander… si tu serais disponible un soir pour boire un verre, en dehors du Païen…
— C’est gentil, mais il faut que je travaille pour payer le gîte que m’offre Jacques.
Malgré ma réponse évasive, il entend bien le râteau le fouetter. Ses yeux se baissent sur sa bière. Il est rouge de confusion, cherche ses mots. Pour clarifier la situation, je lui sers un demi-mensonge avec une voix douce :
— J’ai déjà quelqu’un chez moi qui m’attend.
— Ah ! C’est bien.
Ses acolytes entrent dans le saloon. Il s’adosse pour prendre une attitude nonchalante.
— On te cherchait !T’es déjà là ?
— C’est moi qui vous attendais.
Ils s’installent et je demande :
— La même chose que Monsieur ?
— La même chose qu’hier, lâche avec un sourire goguenard le chef de meute.
Jacques qui n’entend pas mais lis bien le vice sur les visages s’éclaircit la gorge pour attirer mon attention.
— Désolée, les garçons. Le patron ne veut pas.
— Des pintes alors, soupire un autre.
Je gagne le comptoir. Le client m’octroie un bonjour si amical et enjoué que je réponds un peu par surprise, puis je transmets la commande à Jacques.
La fréquentation de fin de journée est meilleure que d’ordinaire. Alors que nous dînons, Christophe, le fils du tavernier en fait la remarque.
— C’est l’effet Fanny, sourit Jésus. La nouveauté, ça ramène toujours du monde.
— Et une présence féminine, ça compte, souris-je.
— Ça attire le côté animal des hommes, grogne Jacques. Ils viennent voir la jeune brebis, comme des loups affamés. Mais je ne vais pas cracher dans la soupe, c’est une excellente chose.
— Ça paie un peu ce que je dois, commenté-je.
— Déjà, prends tes marques. Quand les gens seront habitués, ils seront plus enclins à te faire travailler. Reste sage comme aujourd’hui, et je saurai les convaincre.
Le dîner touche à sa fin. Jésus me laisse la chambre, le temps que je fasse une toilette. J’entends le brouhaha de sa voix et celle de Jacques depuis la chambre de mon hôte.
La peau à peu près propre, je m’allonge en culotte sur mon lit, et mes yeux se perdent dans le ciel étoilé par la fenêtre. Mes doigts viennent jouer machinalement avec mon bracelet. Mes souvenirs tentent de faire un parallèle avec les films racontant l’histoire d’une jeune personne qui se perd dans un autre monde. Si ma destinée est celle d’une princesse, alors l’introduction me paraît un peu longue. Ici, je ne chevaucherai aucun dragon et ne croiserai la route d’aucun prophète capable de prédire la fin de mon histoire. Il n’y a que la chaleur permanente, l’odeur de sueur et les machos. Je ne me découvre aucun pouvoir magique si ce n’est celui de séduire en montrant une simple épaule ou mollet. Ce serait si facile de se faire de l’argent si Jacques fermait les yeux deux minutes. Ma réputation est déjà toute faite, pourquoi ne pas l’utiliser ?
Jésus se glisse dans la chambre. Il n’a besoin d’aucune lumière pour retrouver ses affaires. Il se déshabille dans la pénombre. Je lui demande :
— Pourquoi Jacques ne veut pas que je gagne de l’argent en me déshabillant ? Il se braque dès qu’on aborde le sujet. Un mollet, une épaule, un nombril. Ce n’est quand même pas comme si je montrais mon cul.
— Ce n’est pas que tu fasses la belle qui le dérange, ce sont les réactions des clients qu’il craint. Il faut comprendre Jacques. Jacques ne fait confiance qu’à trois hommes dans le monde. Son fils, parce que c’est lui qui l’éduque, et moi parce que je ne peux plus faire grand-chose.
— Et le troisième ?
— Attends. Je vais te raconter son histoire. Il y a encore quelques années, Jacques était marié, et Christophe avait une sœur. La fille de Jacques s’appelait Eugénie. C’était une gamine d’une gentillesse extraordinaire. Quand elle a eu quinze ans, Jacques l’a offerte en mariage à un de ses grands amis.
— À quinze ans ?
— C’est un peu vieux, mais je pense que Jacques n’avait pas envie de la marier trop tôt.
— Vieux ? Non mais chez moi c’est fini ce temps-là, on se marie à trente ans !
— Trente ans ? Mais vous faites quoi entre deux ?
— Je développerai ça après, continue l’histoire.
— Bref, mariage, et tout le toutim. Un soir, elle rentre à la taverne, le visage en sang, tuméfiée, des côtes enfoncées. Il l’avait battue. Jacques et son frère ont déboulé chez le mari le même soir pour le flinguer. Il avait senti que ça allait mal tourner, il avait pris la poudre d’escampette. Trois jours plus tard, Eugénie est décédée, le poumon perforé. — Les larmes me montent aux yeux car la voix de Jésus ne reste pas neutre, chargée en souvenirs douloureux. — Un soir, le shérif est venu chercher Jacques, il avait retrouvé la trace de son gendre. Jacques est parti dans la nuit, avec le fusil et le shérif. Le shérif l’a laissé le buter, et l’a aidé à faire disparaître le corps.
— Donc le troisième homme de confiance, c’est le shérif ?
— Exactement. Et tout le monde connaît l’histoire. Avec le shérif, il y a deux lignes à ne pas franchir. La première qui relève de la loi, la seconde qui le transforme en juge et exécuteur. Ceux qui ont franchi la seconde ligne sont tous enterrés.
— Et la femme de Jacques ?
— La femme de Jacques était une fervente êvanique, qui allait à la messe tous les midis. Jacques ne croyait plus en Dieu et elle ne supportait pas de vivre aux côtés d’un tueur. Elle comprenait le geste de son mari, mais plus elle passait du temps à ses côtés, plus elle entachait son âme. On l’a retrouvée pendue un matin dans le débarras.
La gorge nouée, j’essaie de sécher mes yeux en retraçant le calvaire de mon hôte.
— Trop trash ! Je ne comprends pas qu’il ne se soit pas buté.
— Il restait Christophe qui n’avait que dix ans et puis moi. Jacques n’a continué à vivre que pour son fils. Il boit beaucoup, mais il s’accroche à ses valeurs. Il râle, mais les gens le respectent aussi pour ce qu’il a enduré.
Je fais le calcul. Si Christophe avait dix ans et sa sœur quinze ans, la fille de Jacques aurait eu mon âge. Son côté paternaliste me paraît beaucoup plus limpide.
— Entre toi et lui, je ne sais pas quelle histoire je préfère.
— Moi, je n’envie pas la sienne. La mienne me convient parfaitement, dit-il.
— Et moi la mienne.
Nous restons silencieux. Mes mains croisées sur ma poitrine jouent nerveusement avec mon bracelet. Cette taverne est le gîte des drames.
— Les hommes de votre monde sont-ils aussi mauvais que le suppose Jacques ?
— Non. Mais comment réellement connaître le fond d’une personne à l’avance ?
— Tu m’aiderais à gagner de l’argent ?
— Bien sûr.
— Sans rien dire à Jacques ?
— Promis.
— Demain matin, je ferai semblant d’être malade, et je resterai avec toi, on préparera un petit spectacle.
— Un spectacle ? Tu piques ma curiosité.
J’expose mon projet à Jésus qui, positif jusqu’au bout des moignons, ne me répond qu’avec enthousiasme. Il est persuadé que Jacques nous laissera faire, car il ne voudra pas montrer de la discorde entre nous.
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