39. Questionnements

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Le soleil commence à teinter d’or le sable, à étirer les ombres. Jésus chevauchant botte à botte avec moi me dit :

— Jacques a raison, tu attires les emmerdes.

— Mais on s’en sort bien à chaque fois.

Martine s’immisce dans la conversation :

— Tu peux remercier ton œil. C’est lui qui nous a sauvés la vie.

— Mouais. Il ne serait pas là, nous n’aurions pas eu les inquisiteurs sur le dos.

— Il a quand-même fait le choix de te sauver la peau.

— La mienne ou la sienne ?

— Les deux. Et peut-être que ça arrivera à nouveau. Puisque tu n’as pas d’autre choix que de le porter, il faut créer une sorte de lien entre vous. Comme ça, le jour où tu seras à nouveau acculée, il n’hésitera pas. Tu devrais le laisser zyeuter un peu, pour le récompenser.

— Elle n’a pas tort, insiste Jésus.

— Si ça vous fait plaisir.

Je laisse l’œil s’installer à sa convenance. Les replis de mon nombril s’écartent. Après tout, c’est vrai qu’il a mérité d’apprécier le paysage. Martine insiste :

— Ça va, toi ? — Je hausse les épaules. — C’est difficile de tuer quelqu’un.

— Non. C’est d’être faible qui me… Ça me fout la rage d’avoir pleuré, de m’être sentie si… faible. Pathétique.

— Je ne t’ai pas trouvée pathétique.

— Demoiselle en détresse, ce n’est pas l’image de la femme de 2018.

— Dans cette situation, comment crois-tu qu’un homme aurait réagi ?

— Je n’en sais rien.

— Pas différemment.

— Peut-être. Mais il n’aurait pas pleuré.

— Ça, permets-moi d’en douter.

Ne voulant pas poursuivre sur cette conversation, je n’ajoute rien.

Lorsque nous parvenons au village, le soleil a commencé à écraser l’horizon. Martine nous conduit aux écuries du village. Un enclos enherbé, irrigué en permanence. Je bouchonne Marmiton avec une poignée de paille. Mes pensées vont à cette journée pleine d’espoirs brisés. J’ignore si je dois être heureuse d’avoir trouvé un chemin vers ma réalité, ou si je dois désespérer de la difficulté de la tâche. Daniel m’appelle :

— Tu viens ?

Ma main tapote l’encolure de Marmiton, puis mes pieds traînent en direction de mes amis. Martine est en train d’installer la table lorsque je parviens à l’intérieur, sous le regard compatissant des jumeaux. Sitôt que j’entre, elle me dit :

— J’ai fait le calcul. Il faut embaucher au moins cinq hommes pour faire le travail. Il y en a pour au moins un mois à tout dégager, et sans doute autant pour écoper. Il faut donc prévoir pour deux mois, cinquante mille francs de rémunération. Et il faut prévoir le casse-croute du midi. Pour le logement, je pense que ce sera plus simple de revenir au village, nous sommes à une heure. Ce n’est pas loin.

— Ça fait perdre deux heures par jour, grimace Jésus.

— Bien, soupiré-je. Nous rentrons à Saint-Vaast. Je reviendrai avec quelques affaires et cinquante mille franc. En dix représentations, c’est plié.

— Il y a peut-être un autre moyen de gagner de l’argent, propose Martine.

— D’aussi rapide ? demandé-je.

— Passons à table. Nous en reparlerons après avoir mangé. Tu vas me raconter comment le monde a changé !

Autour d’un repas végétarien, je commence à rassurer notre hôtesse sur l’engouement pour l’alimentation vegan. Je lui parle de ces associations et entreprises éthiques qui se développent en parallèle d’une industrie qui ne cesse de perdurer et de faire évoluer les technologies. Téléphonie, musique, voiture… En vingt ans, la société moderne poursuit son évolution exponentielle. Les trois hommes nous écoutent avec attention, tentant d’imaginer cette réalité à la fois proche et si différente de la leur.

Le repas terminé, Martine m’a fait étaler mon tapis de camp dans la partie en pierre, près de sa propre chambre. Le vent n’est plus là, mais une petite hélice placée dans le ruisseau permet d’alimenter un néon blanc près d’un miroir. Mon troisième œil s’y reflète et je lui demande :

— Qu’est-ce que tu me veux ?

Evidemment, il ne répond pas. L’intérieur du nombril se referme brièvement, comme s’il clignait. Je gratte le sang séché sur ma peau sans inquiéter mon indésirable compagnon. Le reflet de Martine nue passe derrière-moi. Après avoir enfilé une robe de nuit par-dessus ses seins lourds, elle me demande :

— Vas-tu dormir debout ?

— J’essaie de comprendre ce qu’il veut.

Elle s’approche puis me dit :

— Il n’a pas l’air hostile, en tout cas.

— Les Gremlins non-plus.

— C’est vrai.

Elle fronce les sourcils, puis se place à côté du miroir pour me regarder droit dans les yeux. Elle s’accroupit puis observe l’intrus :

— Il a toujours été bleu comme ça ?

— Oui. Quand on l’avait enfermé dans le bocal, il l’était déjà.

— C’est exactement le même bleu que tes yeux.

— On me l’a dit.

— Ça veut dire qu’il est fait pour toi. Peut-être que quand vous êtes entrés dans ce monde, un œil a été créé pour t’accompagner. Vous êtes liés, j’en suis certaine. Il est fait pour toi. C’est pour ça qu’il t’a retrouvée.

— Jésus est aveugle, ce serait pour ça qu’il n’en n’aurait pas ?

— C’est ce que je crois.

Mon reflet ne m’inspire ni confiance, ni animosité. Je ne sais quoi penser. Martine me désigne la bassine près de la fontaine.

— Tu veux faire une toilette ? Je t’ai mis un linge propre

— Euh… non merci, je ne me sens pas à l’aise.

— Ne t’inquiète pas, je sors. Je reviens d’ici une heure maxi.

Martine quitte la pièce après un clin d’œil.

Un brin de toilette plus tard, en sous-vêtements propres, j’hasarde quelques pas dans le couloir obscur pour accrocher ma chemise et mon pantalon à un fil, histoire que si le vent revient, il les fasse sécher un peu. Mes pensées sont obsédées par l’incident avec l’inquisiteur. L’écho de l’effroi que j’ai ressenti est encore très fort et s’y mêle la menace de l’Église Êvanique. L’exorciste était aussi déterminé que ces deux-là. Combien d’autre fous sont au courant et risquent de nous menacer ?

Je jette un œil au salon et n’y trouve que les deux jumeaux allongés sur le dos, parfaitement endormis et torse nu. L’obscurité dessine des contrastes nets sur leurs muscles fins et révèle quelques cicatrices. Etonnée de ne pas trouver Jésus, j’erre jusqu’à la cuisine obscure. La respiration haletante, Martine le chevauche, entièrement nue, tandis que les mains de l’aveugle la découvrent. Un peu dérangée de les surprendre, je m’éclipse en silence.

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