40. Retour à Saint-Vaast (partie 1/2)
Martine se lève et le craquement de son lit me tire du sommeil. Lorsque mes yeux s’entrouvrent, elle m’observe intensément, me mettant mal à l’aise. Elle me dit toute pimpante :
— Vous vous réveillez en même temps.
— Qui ?
— Toi et ton troisième œil. Vous avez ouvert les paupières en même temps, au même rythme. Ce qui est normal si votre sang communique, puisque les hormones du sommeil doivent l’influencer.
Je soupire et lui tourne le dos. Je n’ai aucune envie d’aborder le sujet du parasite. Elle observe mon dos nu quelques secondes avant de quitter la chambre, vêtue de sa robe de nuit. Au fil des minutes qui m’éveillent, j’ai des remords de m’être montrée distante. Je me lève, puis avance en sous-vêtements, pieds nus sur le plancher, jusque dans le couloir où la lumière du soleil pénètre déjà. Les jumeaux sont encore endormis sur le côté. Dans la cuisine, Martine chantonne. Elle se retourne et ses yeux parcourent mon corps :
— Vraiment mignonne.
— Ça ne dérange pas que je sois en tenue légère ?
— Moi ? Pas du tout.
— Je peux aider ?
— Tu peux presser les oranges. Comme ça, vous repartirez plein de vitamines.
Je m’avance jusqu’au plan de travail en repensant à la scène que j’ai entraperçue dans la soirée. L’envie de la reproduire avec l’ébéniste m’envahit tout doucement, liée à ce besoin irrémédiable de réconfort. J’aborde la conversation :
— Je vais en presser quatre pour Jésus. Avec une nuit pareille, il va avoir besoin de vitamines. — Martine fronce les sourcils. — Je vous ai vus. C’est cool pour lui, il n’a pas connu de femme depuis sa jeunesse.
— Je culpabilise un peu. Je suis sur le point de retrouver mon mari, mais en même temps, je me dis qu’il n’a pas dû m’attendre. Et Jésus est si génial.
— Il est rigolo.
Elle marque quelques secondes de silence puis demande :
— Je peux t’avouer quelque chose ?
— Bien sûr.
Elle s’assoit à table, alors je l’imite, inquiétée par le sérieux sur son visage. Elle me confie :
— J’ai peur de rentrer.
— Pourquoi ?
— J’ai peur de revoir les gens que je connaissais. Revoir mon mari, découvrir qu’il a une nouvelle vie, ne pas avoir de place dedans. Je brûle de savoir ce que mes enfants sont devenus, et en même temps, leur réaction m’effraie. Je ne ressemble pas à la maman dont ils se souviennent. J’aimerais revoir mes frères et sœur aussi, mais peut-être pas mes parents. À plus de quatre-vingt ans, s’ils ne sont pas décédés, rongés par ma disparition, le choc des retrouvailles va les tuer.
— Ça leur fera plaisir de te revoir, à tous.
— Et culpabiliser d’avoir poursuivi leur vie sans moi.
— Mais non.
— Si j’avais connu Jésus plus tôt, je pense que je préfèrerais poursuivre ma vie avec lui que de rentrer.
— Ah… Mais tu veux toujours rentrer ?
— Oui. Ça m’angoisse, c’est tout. Et je culpabilise parce que tu vas faire du striptease pour que je puisse rentrer.
Je soupire :
— Mais arrêtez tous de croire que je fais ça contre ma volonté ! Moi, j’en suis à me demander si je ne devrais pas faire un nu intégral pour gagner plus d’argent.
— Tu ferais ça ?
— Carrément ! … Je n’en sais rien.
— Tu te poses la question ?
— Oui.
— Donc, c’est que tu serais prête à le faire.
— Je m’inquiète juste de la réaction de Jacques, ou de ce que diraient mes parents.
La voix pimpante de Jésus nous interrompt :
— La réaction de Jacques ? De quoi ça parle ?
— Rien, dis-je. Je t’en parlerai en route.
Je me relève, reprends le couteau et mes oranges. Jésus qui n’a pas entendu de bruissement de robe me charrie :
— Tiens, t’es toute nue.
— Dans tes rêves.
Mon ami s’assoit à table, aidé par Martine qui pose un baiser discret sur ses lèvres. Les jumeaux entrent à leur tour et se figent en m’apercevant. Polis, ils balbutient un bonjour puis s’installent à table. Deux verres de jus d’orange dans les mains, je me tourne vers eux et me régale de leurs yeux qui ne savent plus où se poser.
— Jésus a l’excuse du handicap, mais vous, vous pouvez vous servir vous-même.
Je dépose les verres de jus d’orange en me penchant un peu, puis m’installe en face d’eux.
— Bien dormi ?
— Euh… oui, répond Daniel.
— Mais le réveil est encore plus agréable, sourit Urbain.
Leur malice prend le pas sur leur stupeur. Ils déjeunent comme s’ils avaient l’habitude de me voir à moitié nue. Ce self-control est surprenant tant les hommes d’ici ne m’y ont pas habituée.
Une heure et demie plus tard, le ventre plein, les besaces remplies de victuailles, nous reprenons tous les quatre la route de La Main. J’ai noué ma chemise pour ne pas gâcher le panorama à mon parasite et je pense aux dix représentations que je vais donner pour récupérer le financement. Dois-je pousser l’érotisme jusque dans la nudité ? Sans sombrer dans la vulgarité, évidemment. Ça me plairait bien de découvrir les réactions. La question est plutôt de savoir si je le fais dès la première représentation pour concurrencer la Goutte Blanche, ou bien sur la dernière pour finir en une apothéose.
Les jumeaux ouvrent la route botte à botte. Jésus fredonne gaiement. Je lui demande :
— Martine est une bonne cavalière ?
— Hmm ? Je n’ai pas dansé avec elle.
— Non, mais elle t’a chevauché. Je vous ai vus.
Jésus sourit comme un adolescent.
— C’était très bon ! J’avais oublié à quel point c’était chaud et délicieux ! Cette femme est une Sainte, elle regarde au-delà du handicap.
— Dans notre monde, les femmes ne recherchent pas un homme pour les entretenir, donc on porte un regard différent.
— J’aime bien les femmes de votre monde.
— Et en parlant de regard. Que penses-tu si à la fin de la représentation, je terminais complètement nue ?
— Pour moi, ça ne changera pas grand-chose.
— Et pour les autres ?
— Des cris et des applaudissements ? Des rêves érotiques et tout Saint-Vaast qui se branle la même nuit.
— Très poétique.
Il rit, j’insiste :
— Non, mais comment penses-tu que les gens vont réagir ?
— Je ne sais pas, la Punaise. Les gens te respectent parce que tu as cette limite. Ils imaginent ce qui est suggéré. Est-ce que ça sera la même chose lorsque le peu que tu portes ne le sera plus ? Je n’en sais fichtre rien. Mais est-ce nécessaire de prendre le risque ?
— C’était pour casser la côte de fréquentation de la Goutte Blanche.
— À moins de coucher avec tes spectateurs, tu n’y arriveras pas.
— Un point pour toi.
Nous parvenons à La Main en fin de journée. Trop tard pour avoir un train en direction de Saint-Vaast. Ma chemise rentrée dans le pantalon, mon col boutonné, mon corset de servante pour cacher le soutien-gorge que le lin laisse transparaître, je me laisse guider par les jumeaux. Nos chevaux fraient dans la foule près de la gare centrale où nous venons d’acheter nos tickets.
Enervé par la difficulté d’avancer, Urbain nous emmène dans des ruelles étroites et moins fréquentées. L’écriteau d’un hôtel indique que des écuries sont disponibles. Les chevaux passent le porche menant à la cour arrière. Du fumier s’entasse dans un coin, un tilbury est rangé à l’opposé, et deux petits chevaux sont déjà dans un box.
Un petit homme rondouillard et crasseux accoure vers nous.
— Bonsoir ! Bonsoir !
— Bonsoir, est-ce qu’il vous reste des chambres ? demande Daniel.
— Malheureusement, il ne m’en reste qu’une avec un petit lit.
Les jumeaux se consultent d’un regard. Je demande :
— Est-ce qu’il y a assez de place pour dormir au sol ?
Urbain surenchérit :
— Est-ce que vous n’auriez pas une cliente seule qui voudrait bien partager sa chambre avec notre amie ?
— Hélas, j’ai deux couples. Le reste des voyageurs sont des hommes. Mais nos chambres sont assez grandes. Nous pouvons mettre trois couchages sur le sol et la jeune femme sur le lit.
Urbain murmure à l’oreille de Daniel :
— Nous pouvons sortir de la ville et dormir à la belle étoile. Nous retrouverons Fanny à l’aube.
— Ce sont les copains du mec que nous avons rencontrés qui m’inquiètent. On ne sait jamais.
Le sentant peu enclins à se décider, je le fais pour eux :
— On prend la chambre. J’ai confiance. Et puis ça nous fera faire des économies.
— Parfait ! s’exclame l’homme. Je vous laisse installer vos chevaux et votre âne. Je vous retrouve à l’intérieur.
Tandis que je guide Marmiton vers le foin, Urbain me dit :
— Nous allons chercher un hôtel.
— Pourquoi ? Je vous fais peur ?
— Non, répond Daniel. Mais c’est plus correct.
— Et tu pourras être dans une tenue confortable, ajoute Urbain.
— Je crois, sourit Jésus, qu’ils ont peur d’être troublés par ta beauté.
— Je peux dormir habillée.
Ils se regardent.
— D’accord, acceptent-ils en chœur.
Nous descendons nos paquetages, puis gagnons l’étroit hall de l’hôtel. Les chambres se répartissent sur quatre étages et l’étroitesse du site limite grandement leur nombre. En contre-bas de l’accueil, les autres occupants de l’immeuble sont réunis pour diner. L’odeur de nourriture chaude fait grogner mon estomac. L’hôtelier nous demande :
— Est-ce que je vous réserve une table ? Le temps de déposer vos affaires.
— Oui, répond Urbain après que nous nous soyons concertés d’un regard.
— Petit-déjeuner ?
— Evidemment.
— Donc, quatre repas, une chambre, quatre petits déjeuners, ça nous fait cinq cent quarante francs.
— C’est moi qui paie, indiqué-je.
Le maître d’hôtel écarquille les yeux, choqué que ce soit la femme qui invite. Je sors les billets avant même que les jumeaux ne réagissent. L’homme les consulte d’un regard pour s’assurer qu’ils approuvent, puis il prend les billets pour les recompter :
— Le compte est bon.
— Vous doutiez ? demandé-je. Les femmes ne savent pas compter à La Main ?
Les jumeaux rient.
— Voici votre clé. Dernier étage.
— Merci, souris-je.
Je monte la première, suivie de Jésus. Quatre étages ! Un des jumeaux finit par l’aider. La clé ouvre l’une des deux chambres aménagées sous les combles. En effet, trois couchages peuvent être placés au sol. Un de chaque côté du lit, un entre le pied et le guéridon sur lequel repose la bassine de toilette. Je sens bien une nervosité chez les jumeaux. Je laisse mon chapeau sur le lit puis gagne la porte en enjambant leur couchage.
— Je vais chercher le petit coin, je vous retrouve au restaurant ?
Après un petit détour par les étroites toilettes sèches du rez-de-chaussée, je gagne la table préparée à notre attention. Par la fenêtre, les nuages commencent à couvrir le ciel avec l’arrivée de la nuit. Jésus descend les quelques marches, les jambes en balancier. Ma voix le guide :
— Je suis là !
Il se sert de ses moignons comme butoir pour se guider, et parvient sans encombre jusqu’à moi. Il s’arrête lorsqu’il rencontre le pied de la chaise. Je lui confie :
— Tu m’impressionnes toujours.
— Pourquoi ?
— Tu trouves ton chemin aisément.
— C’est ma chaise ?
— Si tu veux.
Il la décale et se hisse sans la faire vaciller. Assis face à moi, il soupire de soulagement :
— Ah ! Elles sont molletonnées !
— Oui. La salle est assez coquette. Les jumeaux ne sont pas descendus ?
— Ils se font beaux avant de descendre.
— Pourquoi ?
— Peut-être pour plaire à leur employeuse.
— Ça fait deux jours que je les vois transpirer, c’est peine perdue. Tu me diras, c’est surprenant chez les hommes de votre monde. Vous n’êtes pas nombreux à faire des efforts de coquetterie.
— À femme exceptionnelle, efforts exceptionnels.
Les jumeaux arrivent à ce moment, coiffés et souriants, alors je ne lance pas le sujet. Ils s’assoient de part et d’autre de la table. Ils sont beaux mecs, et sont certainement plus attentionnés et galants que tous les hommes de ce monde. Néanmoins, je ne saurais lequel je préfère. Peut-être en les connaissant mieux, serais-je tentée de faire un choix. Dans ce cas, il me viendrait la peur de les diviser.
— Alors ? Vous parliez de quoi ? questionne Urbain.
— De vous. J’étais inquiète de ne pas vous voir. Jésus me disait que vous ne tarderiez pas.
Le patron s’avance vers nous :
— Êtes-vous installés à votre convenance ?
— Ma fois, oui, répond Jésus.
— Ce soir, nous proposons des huîtres de poulet. Cela conviendra-t-il à chacun ?
Ignorant ce dont il s’agit, je hausse les épaules. Jésus approuve de grands hochements de têtes :
— Allons-y !
— Et une boisson ?
— Une bonne bouteille de vin rouge, suggère Jésus. Fêtons cette dernière soirée ensemble.
Le maître d’hôtel s’éloigne d’un pas lent. Daniel baisse la tête et soupire :
— Et oui, dernier soir ensemble. Tu as raison.
Sentant la pointe d’amertume, je leur dis :
— Vous viendrez bien me voir danser.
— Je ne sais pas si j’aurais envie, confie Urbain.
— Pourquoi ?
— Voir tous ces hommes lorgner, ça me mettrait mal à l’aise. Je pense que ça serait différent si c’était une danseuse que je ne connais pas.
— Je suis tout à fait d’accord, enrichit Daniel. Du fait que nous te connaissons, ça nous mettrait mal à l’aise.
— Si vous venez, j’enlèverai tout.
— Le malaise sera d’autant plus grand, souligne Urbain.
— Ce ne serait pas de la jalousie ? les titille Jésus.
— Non, se défend Daniel. Je pense que durant ces quelques jours, nous avons découvert une femme cultivée, intéressante, et… Une femme respectable dont la place n’est pas celle d’une femme qui se déshabille pour gagner de l’argent.
— Cela veut-il dire que les autres danseuses ou les prostituées n’ont pas de respectabilité à vos yeux ? questionné-je. Qu’elles n’ont aucune valeur ? Qu’elles n’ont pas été des petites filles avec des rêves ? Qu’elles n’ont ni été amoureuse, ni… je ne sais pas… Enfin toutes les femmes sont des femmes.
— Et bien… C’est un bon débat, reconnaît Daniel. Je pense que tu as raison. Mais ce n’est pas ce que nous pensons, c’est comment nous les percevons.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire, répond Urbain que même si on ne peut que répondre à l’affirmative à ta question, reconnaître qu’une femme, quelle que soit la tragédie ou la chance qui fait sa vie, reste une femme… Même si on le sait, la société nous fait forcément porter des a priori sur ces métiers. Je pense sincèrement qu’aucune femme ne devrait exercer ces métiers. Sinon elle n’obtiendra aucun respect de la majorité des gens. Et personnellement, ça me peine qu’une femme que je connais en soit.
— Mais si c’est une inconnue ?
— Si c’est une inconnue, ça me peine un peu, mais je me sens moins impliqué émotionnellement.
Je fais une moue admirative.
— Quoi ? demande Daniel.
— Rien. J’apprécie d’entendre des hommes de votre monde parler d’émotions.
Notre hôte nous amène des assiettes avec des petits morceaux de volaille grillée. Jésus interrompt de ce fait la conversation en commentant avec appétit le fumet du plat.
Vingt minutes plus tard, la salle s’est vidée. Il ne reste que nous autour d’un plateau de fromage et un panier de prunes vertes. Profitant que nous soyons seuls, j’ouvre mon corset, ainsi que le col de ma chemise, de manière à ce que mes mouvements vers l’avant, écartant ma chemise de ma peau, laissent apercevoir mon soutien-gorge. Le regard des jumeaux s’y accroche toutes les minutes.
Lorsque nous quittons la table, le silence dans l’hôtel et la rue est total. Minuit est passé. Etant passée la première aux toilettes, je monte seule les escaliers. Je m’étends sur le lit dans la pénombre puis ferme les yeux. La lucarne qui perce la sous-pente diffuse la lueur faible de la nuit, assombrie par des nuages noirs. Jésus est le premier à me rejoindre et il se coule au fond de la pièce, à gauche de mon lit.
— T’es monté tout seul ?
— Ouais.
— Tu vas ronfler ?
— Avec tout ce que j’ai bu ? Impossible.
Cela signifie oui. Je maintiens les yeux fermés en espérant m’endormir avant lui. Les jumeaux finissent par entrer à pas de loup. Mon oreille perçoit leurs mouvements lorsqu’ils ferment la porte, se déchaussent. Sans un mot ils s’allongent.
Quelques minutes plus tard, les ronflements de Jésus m’éjectent de ma somnolence. Je me tourne et observe l’un des jumeaux dans l’obscurité, torse nu, la main dans le pantalon. Ses mouvements sont imperceptibles, son visage immobile et serein. Sans un bruit, je l’observe jusqu’à ce que ses muscles se tendent brièvement. Sa main se retire de la ceinture avec un mouchoir en tissu qu’il range après s’être tourné vers son paquetage. Je gage qu’il pensait à moi.
Mes paupières se ferment, le ronron de Jésus s’atténue. Je m’assoupis jusqu’à ce que la pluie commence à frapper la lucarne et les tuiles.
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