56. L'évasion du siècle (partie 1/3)
Le soleil rougit sur l’horizon lorsque nous terminons le repas, succulent, réconfortant. Mon estomac semble de moins en moins s’accommoder des trop maigres portions de nos vivres de voyage. Je le sens irradier de remerciement à travers tout mon corps. Le vin me tourne un peu la tête, contrecoup de la déshydratation.
Nous faisons une halte à la fontaine, dans l’ombre des murailles, pour nous y abreuver généreusement. Je dis à Jésus :
— J’ai la tête qui gonfle et dégonfle aussi.
— Moi, ce petit vin m’a fait du bien, sourit-il. Et je n’ai qu’une envie : roupiller.
Il se remet en marche, donc nous le suivons. Jésus grimpe difficilement les marches, et me laisse ouvrir la porte de sa cellule. Il rampe jusqu’à son lit où je l’aide à se hisser. Il se tourne sur le dos puis son œil fixe les miens.
— Bonne nuit, la Punaise.
— Toi aussi, fais de beaux rêves.
Je ferme la porte. Les jumeaux sont encore là. C’est plutôt bon signe qu’ils ne se soient pas déjà enfermés, comme pour me fuir. L’idée de passer quelques jours à tout planifier ne me déplait pas. Nous pourrons peaufiner la stratégie et faire plus ample connaissance. Il reste donc un peu de temps pour les envoûter.
— Vous m’attendez ? souris-je.
— Nous voulons être sûrs que tout va bien, répond Daniel.
Je m’adosse au mur :
— J’ai la tête qui va exploser, mais je suis disposée à vous donner un baiser de bonne nuit.
Ils s’approchent comme un seul homme. Cela me fait sourire, alors je leur demande :
— Je ne suis plus une catin infréquentable ?
— Prendre un baiser, ce n’est pas un grand pêché, sourit Urbain.
Je le laisse m’embrasser. Daniel se colle à moi dans la même seconde, et je passe à sa bouche. Aucun ne parle tandis que j’alterne entre l’un et l’autre. Chaque fois que je suis occupée par les lèvres de l’un, le second couvre mon cou de baisers délicats. Je commence à imaginer les possibilités. L’un m’embrassant sur la bouche, l’autre m’embrassant entre les cuisses. Mon ventre papillonne d’excitation. À l’inverse, le vin me fait tourner la tête, me donne la nausée. L’esprit embrumé, le cœur au galop, je suis incapable de me décoller du mur. Rien ne doit venir gâcher ce moment, pas même mon ivresse. Je déboutonne maladroitement leur chemise et passe une main sur les hanches tièdes de l’un et de l’autre. Les muscles de leurs flancs bougent sous mes phalanges au rythme de leur langue dans ma bouche, leur respiration est gonflée de désir. Sous mes ongles, je rencontre leurs tétons.
— Fuck ! Vous me rendez folle !
— Fanny la Puterelle de Saint-Vaast, articule une voix d’homme autoritaire.
Je sursaute. Six gardes êvaniques nous observent, l’air austère. Deux d’entre eux ont la carabine à peine inclinée vers le sol. Les jumeaux rompent leur étreinte. L’homme de tête, petite barbichette en triangle sur le menton demande :
— Où est l’Estropié ?
Ils suivent mon regard involontaire et deux des hommes ouvrent la porte de sa chambre en criant :
— Debout !
Je rirais si je ne m’inquiétais pas de leurs intentions. Ils sortent en tirant Jésus par les bras puis prennent aussitôt la direction des escaliers. Ivre, Jésus proteste à peine :
— Oh là ! Qu’est-ce qui se passe ?
Le capitaine de la garde me dévisage avec ses yeux sombres :
— Avance sans faire d’histoire, catin.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
L’un des trois sbires restant me saisit par le bras en m’arrachant un cri et en m’obligeant à avancer. L’homme à la barbichette toise du regard mes deux amants.
— J’ai connu votre père. Il ne serait pas fier de vous voir vous diviser pour une putain aussi impopulaire. Présentez-vous à l’abbaye demain, l’Eglise vous paiera ce que vous devait cette catin pour l’avoir conduite ici. Ensuite, vous rentrerez à Saint-Vaast.
Le sbire m’éloigne trop pour que j’entende si l’un des deux répond. Sa poigne forte reste enfoncée douloureusement dans ma chair. Nous quittons l’hôtel et marchons vers le monastère. Jésus se laisse toujours tracter sans rien dire, ses moignons frottant sur le pavage. Je proteste, le bras engourdi.
— Vous n’êtes pas obligé de serrer si fort.
Le soldat me tire sèchement sur le bras, manquant de me faire trébucher. Il ne dit pas un mot, se contentant de passer les deux lourdes portes qui fendent la muraille intermédiaire. D’autres hommes en arme la referment après notre passage, tandis que nous entamons l’ascension de larges escaliers, jusqu’à l’entrée du bâtiment.
L’intérieur est sombre, à peine plus frais que l’extérieur. Deux nonnes baissent la tête et se font discrètes le temps que nous passions et empruntions un nouvel escalier. Lorsque nous arrivons à l’étage, fendu d’un large couloir, on nous tire à l’intérieur d’une grande salle de torture. Des chaînes, serties entre deux rails au plafond supportent d’épais cerceaux de bois au-dessus du sol. La peur m'envahit et mon instinct m’ordonne de résister.
— Oh ! C’est quoi l’embrouille ? ! Lâchez-moi !
Les phalanges de mon garde ne cèdent pas, malgré mon bras qui se tend. Une femme en toge noire agrippe mon poignet libre, et ils me tirent jusqu’à un disque de bois. Je hurle :
— On n’a rien fait ! Lâchez-moi !
L’homme plaque ma main contre la première entrave puis appuie de tout son poids sur le poignet que tient la femme, pour la laisser libre de refermer les fers. Je lâche un cri qui éclate en sanglots.
— Pitié ! Vous vous trompez ! On n’a rien fait !
— Lâchez-la ! aboie Jésus ! Elle n’a rien fait de mal ! Nous sommes en pèlerinage !
L’homme saisit ma cheville qui tente de le fuir, puis il me déchausse, avant de refermer l’anneau de métal. Mes pieds ne touchent plus le sol, je suis bloquée en croix, la vue brouillée de larmes. Jésus est suspendu à un autre cercle de bois, à côté de moi, ses demi-jambes pendant dans le vide. Les gardes se retirent et nous laissent seules avec la femme au visage émacié. Elle a une trentaine d’année. La tonsure tatouée sur le sommet de ta tête représente des ossements autour d’Êve. La martyre dessinée semble souffrir plus que d’ordinaire. Je renifle la morve qui me coule du nez. Jésus prend la parole :
— Qu’est-ce vous voulez de nous ?
Sans un mot, la femme se saisit d’une dague, et découpe la chemise de Jésus. Il lui demande :
— Pourquoi vous ne nous demandez pas tout simplement ce que vous voulez ?
Les manches fendues aux épaules, la chemise en lambeau choit en dévoilant son buste musclé. Le fil aiguisé découpe la ceinture de son pantalon qui tombe. La femme s’avance vers moi, et je la supplie :
— Je vous dirai tout ce que vous voulez !
La pointe de sa lame tranche les lacets de mon corset qui choix sur le pavage. Ensuite, elle sectionne le bouton de ma jupe, avant de fendre de bas en haut ma sous-robe.
Les sourcils de la femme bourreau s’étonnent de mes sous-vêtements. Hélas, dans la seconde qui suit, elle tire sur les bretelles de mon soutien-gorge et les tranche. Elle ne cesse que lorsque je suis aussi nue que mon ami. Je suis inconsolable, à peine capable d’articuler.
— Pourquoi vous faites ça ?
Elle s’avance à l’établi pour y poser le coutelas. Une pochette en cuir remplie d’aiguilles est ouverte. Elle décroche du mur une dague dont la lame a été remplacée par un phallus de bois recouvert de clous. Une voix grave et doucereuse articule d’un calme froid dans notre dos :
— Non. Je veux que les choses durent. Et qui sait ? La putain saurait peut-être l’apprécier.
La femme bourreau raccroche son outil puis décroche le fouet tout en s’assurant de l’assentiment de la donneuse d’ordre. Toutefois, elle reste en retrait. La voix grave dans notre dos dit :
— Quand je vois ces fesses à peine charnues, je me dis qu’il en faut bien peu aux hommes de Saint-Vaast pour perdre la tête. Et on m’avait dit que le pianiste estropié était aveugle, non borgne.
Disant ces mots, elle s’avance entre nous deux. C’est une femme ronde, aux hanches très larges et à la poitrine généreuse. La fresque recouvre toute sa nuque. Bien qu’elle n’ait pas plus d’une trentaine d’années, il s’agit sans aucun doute de la Mère Suprême. Elle empoigne le fouet que lui tend sa comparse muette. Son double-menton se tourne vers moi avec un regard méprisant plein d’intentions. Le cuir se déroule vers le sol pour s’envoler aussitôt. Il claque en travers de mon ventre, m’arrachant une douleur vive insupportable. Ma gorge échappe un cri de douleur. Mon propre sang coule sur ma peau. La Mère Suprême ricane de voir mon corps contracté :
— Une musculature de paysanne, en plus de cette maigreur hideuse.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demande Jésus. Pourquoi vous ne posez pas vos questions avant de la torturer ?
— Pour le plaisir.
— Alors fouettez-moi !
— Non. Je sais à ton corps mutilé que tu endures les douleurs simples. Mais tu endures moins de voir les autres souffrir, n’est-ce pas ? Vous avez humilié l’évêque De Ribaucourt. Les premiers coups sont offerts.
Son fouet claque entre mes seins, puis revient sur mon ventre. Chaque morsure du cuir me semble plus douloureuse que la précédente. Après cinq coups haineux, elle s’avance vers moi pour caler son fouet entre mes jambes :
— L’épilation du pubis est le témoignage d’un vœu de chasteté, le sais-tu, la putain ?
La voix brisée par les cris, je sanglote :
— Je ne suis pas une pute.
— Non ? Qui danse nue dans une taverne appelée le Païen ?
Ses yeux me torpillent de longues secondes. Ils me haïssent comme si je lui avais personnellement fait du tort. Je lui réponds tandis qu’elle s’éloigne :
— Moi… Mais…
Le coup de fouet me coupe le souffle. Le second me zèbre les cuisses. Je hurle à pleins poumons. Elle articule froidement lorsque mes sanglots ne couvrent plus sa voix :
— Ça, c’est pour m’avoir menti.
— C’est une danseuse ! hurle Jésus. Pas une putain !
Un nouveau coup de fouet me frappe la gorge. Mon cri fait taire Jésus. Elle répond :
— Une femme qui danse nue pour le service de Dieu peut être qualifiée de danseuse. Une femme qui se fait payer en retour est une putain. Maintenant, si tu ne veux pas que ta muse souffre davantage, je te conseille d’être plus judicieux dans tes prises de paroles. Les prochains coups seront pour lui briser les os. — La femme en retrait récupère le fouet qu’on lui tend et remet un bâton à la Mère Suprême. — Je sais que vous vous êtes aventurés dans une mine que j’ai fait condamner, et que lorsque vous en êtes ressortis, vous n’étiez pas seuls. Un démon en forme d’œil a rampé sur vos pas jusqu’à Saint-Vaast. Lorsque ces démons choisissent un esclave, ils viennent prendre place dans le nombril. De par mon expérience en démons, je doute qu’il soit encore en train de ramper. Nous savons également par Monseigneur de Ribaucourt que le démon n’a pas choisi la puterelle.
Elle pose le bâton sur mon coude, prête à me briser les os. Jésus s’exclame aussitôt :
— C’est moi qu’il a choisi ! C’est vrai, j’étais aveugle ! L’œil du démon a pris la place de celui qui ne pouvait pas voir !
Sur ces mots, l’œil se sentant menacé, il bondit de l’orbite de Jésus, puis il file entre les jambes de la Mère Suprême. Elle hurle à plein poumons :
— Attrape-le !
L’œil se glisse sous la porte en profitant d’une jointure de pavage. La sbire se rue hors de la pièce. Jésus grimace et me dit pour tenter de me sauver la vie :
— Désolé, Fanny. J’aurais dû te le dire. Si j’avais su, je t’aurais tout expliqué. Je ne suis pas venu ici pour prier Dieu. Je suis venu ici parce que l’œil du démon me l’a ordonné.
— Cela ne change rien à ton destin, articule la Mère Suprême à mon attention.
Elle ouvre une porte donnant sur l’extérieur. Elle fait pivoter le cercle sur lequel je suis entravée, et elle tourne une roue accrochée au mur. La chaîne qui longe le rail au plafond est entraînée dans les poulies. La chaine et l’esse qui tiennent mon cercle de bois est tracté jusque sous une gargouille qui surplombe la mer. La Mère Suprême referme la porte. L’épar qu’elle place retentit contre le bois. Trente mètres sous mes pieds, les vagues fendent les rochers acérés, illuminées de rouge par le soleil presque éteint. Hormis l’anneau sur lequel est accroché Jésus, quatre autres sont présents. Le dernier supporte le cadavre d’un homme sans yeux, au visage déchiqueté. Les goélands posés à sa hauteur s’envolent jusqu’à deux potences de moi. Ils semblent habitués, rassurés par l’incapacité des prisonniers à bouger. Mes yeux les foudroient d’un regard qui leur promet que je ne me laisserai pas faire. Je secouerai la tête aussi fort qu’il le faut pour ne pas les laisser me crever les yeux.
Cinq minutes passent, sous l’œil attentif des volatiles. La douleur des fers commence à dépasser la résonnance des coups de fouets. Jésus ne me rejoint pas. Je n’en reviens toujours pas de son sacrifice. Si elles trouvent son œil démoniaque, il ne retrouvera plus jamais la vue. Qu’avons-nous fait pour mériter ça ? Pourquoi ces maudits yeux sont-ils entrés dans notre vie ? Si la mine avait été parfaitement condamnée, je serais restée simple danseuse, et tout aurait été pour le mieux.
Mon parasite pousse pour sortir de mon nombril, libérant un très léger filet de sang. Ses tentacules se serrent autour de mon flanc pour le hisser vers mon épaule. Un goéland plonge vers moi. Je crie d’effroi, l’œil s’abrite dans mes cheveux. L’oiseau bat des ailes pour reprendre de la hauteur. Le parasite visqueux s’enroule autour de mon bras. Une fois à hauteur de mon poignet, il tire sur la goupille qui ferme mon entrave. J’observe dubitative, mais, il y parvient. La tige métallique tombe au bout de sa chaîne. Le fer s’ouvre, alors ma main libérée saisit le cerclage de bois. Mon hideux compagnon longe l’arceau jusqu’à ma seconde main. Sitôt sa tâche accomplie, il glisse depuis mes bras, jusque sur mes jambes, son humidité laissant un frisson désagréable. Il libère ma première cheville. Mes orteils le soulèvent en direction de mon second pied. Une fois la dernière goupille enlevée, il enroule ses membres visqueux autour de ma cuisse. Lorsqu’il arrive à hauteur de mon nombril, mes dents se serrent à l’avance. Il s’enfonce à l’abri des volatiles agressifs, puis reste à affleurer en observateur. J’envoie mes jambes vers le haut du cercle, puis me hisse sur la gargouille. Une fois assise à califourchon sur la pierre chaude, j’observe les rochers battus par l’écume.
L’idée de plonger à la mer est totalement exclue. Retourner dans la salle de torture serait de la folie. Vu les épars des portes, inutile d’espérer en ouvrir une. Lorsque l’une d’elles s’ouvrira, les religieuses psychopathes m’obligeront à descendre pour me torturer. Passer la nuit au-dessus du vide n’est pas une option envisageable. La seule issue est une ouverture sur la tour à l’opposé de ma position, un étage plus bas. Cela implique de sauter de gargouille en gargouille. Il y a peut-être deux mètres entre chacune d’elle. Même sans élan, ça ne semble pas impossible. Le plus difficile sera pour attraper la fenêtre. De toute manière, rester à m’affaiblir, finir becquetée vivante par des mouettes ou me faire torturer par les nonnes, aucune n’est préférable à l’idée de mourir sur le coup en m’écrasant en contre-bas. À choisir, la mort sans douleur semble la meilleure option. L’intervention divine des jumeaux relevant du fantasme, je m’encourage à voix haute :
— Sors-toi les doigts du cul, la Punaise.
Mes jambes se croisent et me lèvent sous le regard de défi d’un oiseau de mer. La brise du crépuscule agace mes blessures tandis que mes épaules font face à la première potence. Mes genoux se fléchissent, mes poumons se remplissent, mes yeux s’ouvrent grands. Mon corps se détend, bras en avant. Le goéland s’envole. Mon buste heurte violemment la pierre. La peur du vide prend le contrôle de mon corps et me hisse avant-même que je sente l’impact contre mes côtes. Allongée sur le ventre, je reprends mon souffle, le cœur trépidant. La douleur dans ma poitrine s’étend.
— Fuck ! Plus que cinq sauts… Plus que cinq. Allez Fanny !
Les jambes tremblantes, je me relève. D’avoir réussi le premier accroît ma détermination. Il n’y a plus de peur à avoir, je viens de prouver que c’était possible. Je réitère le saut trois fois, me reposant quelques minutes entre chaque.
Lorsque je parviens au-dessus de l’anneau avec le cadavre, le soleil rouge n’émerge plus des flots. Il fait sombre et la fenêtre est à peine discernable, un peu plus bas que le prisonnier. Elle est plus éloignée que ce que j’en avais perçu. Si je saute du haut de la potence, je suis assurée de ne pas atteindre le mur et de m’écraser trente mètres plus bas. Les goélands me surveillent depuis mon précédent perchoir, n’attendant que ma chute pour se disputer les restes avec les poissons.
D’avoir atteint la dernière gargouille pour y rester coincée serait un comble. En revanche, je peux utiliser l’anneau comme balancier, alors j’aurais un élan assuré. Le hic, c’est le corps répugnant qui y est accroché… mais c’est la seule solution. Ma raison et ma répulsion s’affrontent une minute. Mais il n’y a nul autre choix qui s’offre à moi.
— Oh ! Fuck !
À contrecœur, je me glisse derrière le macchabée et me retrouve collée contre son dos. Ma respiration se coupe et ma tête se détourne pour réprimer mon dégoût. Sur la pointe des pieds, je tâche de garder quelques millimètres de distance entre sa peau tiède et ma poitrine. C’est encore pire que l’étreinte de la femme-miroir.
Ne voulant pas me plaquer à lui, je défais une à une les goupilles de ses mains. Le corps tombe en avant, les chevilles se brisent dans un craquement sec, mais le maintiennent suspendu à l’anneau. Je m’accroupis en évitant de le regarder. Tandis que mes paupières demeurent closes, mes mains tremblantes libèrent les goupilles qui verrouillent les deux entraves. Son poids quitte le bois. Lorsque mes yeux s’ouvrent, il a disparu. Si je survis, j’en aurais des histoires à raconter.
Mes orteils se tournent vers la fenêtre. Prenant mon inspiration, je commence un mouvement de balancier. Je n’ose pas trop l’accentuer, de peur que le cercle de bois se libère de l’esse. Je poursuis, incapable de prendre la décision de sauter. Mon cerveau passe en revue mille et une raisons qui pourraient m’éviter d’avoir à me jeter dans le vide. Il imagine mille hasards fantasques qui permettraient aux jumeaux de me trouver. La vérité, la seule, c'est que je n’ai pas d’autre choix que compter sur moi. Les jumeaux ignorent où nous sommes, Jésus est à nouveau aveugle et trop handicapé pour s’échapper. Il suffit juste de me croire dans une épreuve télévisée de Ninja Warrior. À quoi bon toutes ces années de gymnastique si elles ne me servent à survivre ?
Mes poumons s’emplissent d’une bonne dose de courage, mes hanches accentuent le balancier, puis tout mon corps s’élance dans le vide. Je plane une demi-seconde. Mes doigts agrippent la margelle de pierre, mes côtes s’écrasent sur le rebord, mes genoux et mes orteils heurtent la pierre de la tour. La douleur étouffe mon cri, sans me faire lâcher le granit qui meurtrit mes doigts. Mes bras me hissent à l’intérieur, alors je m’assois pour reprendre mon souffle. Chaque inspiration élance une douleur insupportable dans mes côtes. J’observe les obstacles parcourus, en entourant mes flancs meurtris de mes bras. Les larmes de douleur me griffent le visage. Je suis en vie ! Il reste maintenant à m’évader.
L’étage de la tour est une sorte de chapelle. Quatre autres fenêtres sont disposées les unes en face des autres. Deux autres comme la mienne font entrer la clarté de la nuit sur des bancs en cercle autour d’un autel. La dernière est au-dessus de la porte d’entrée. Mes pieds se placent sur la corniche, puis dos au mur, les orteils dans le vide, mes talons la longent précautionneusement. Progressivement, je parviens à la fenêtre au-dessus de la porte. Elle donne à l’intérieur du monastère, sur un large escalier remontant à l’étage de la salle de torture.
Le claquement d’une porte retentit. Je reste tapie du côté de la salle lorsque les pas résonnent dans l’escalier. La voix de la Mère Suprême résonne entre les murs tandis qu’elle descend les escaliers :
— C’est une bonne nouvelle. Je vais envoyer un émissaire à la prochaine marée pour prévenir de Ribaucourt que nous avons trouvé l’œil et que nous l’avons détruit. Mettez l’aveugle dans un cachot, je pense qu’il aura beaucoup de choses à nous apprendre.
— Bien, ma Mère. Dois-je laisser la prostituée mourir ?
— Non. Si l’aveugle la sait morte, il résistera à la question. En revanche, il ne la laissera pas souffrir par sa faute. Laissez-la jusqu’au matin et, un peu avant l’aube, enfermez la dans un cachot avec une pomme et de l’eau. Demain, il faudra la faire crier sans trop l’abimer. Ce que je veux, ce sont les aveux complets de l’aveugle. Il ne faudra pas la tuer avant l’arrivée de Ribaucourt. Il voudra la voir souffrir.
— De Ribaucourt va venir ?
— J’en suis certaine. Dites à la petite nouvelle de se faire belle, de se tenir prête à l’accueillir et de combler ses moindres désirs. Et faites-lui bien comprendre combien elle sert l’Église, de ne pas s’étonner, même si de Ribaucourt lui demande d’ôter sa bure. Tant qu’il croit avoir le pouvoir, nous restons à notre avantage.
— Je lui ferai comprendre.
— Bonne nuit, ma sœur.
Les pas s’éloignent. Ressentant l’œil quitter mon ventre, je m’assois sur le rebord de la fenêtre, et ferme les yeux. Sa vue vient remplacer la mienne pendant qu’au ras du sol, il traque les talons des deux ignobles femmes. La Mère Suprême pénètre dans une pièce sur la droite, tandis que sa disciple poursuit le long du couloir plongé dans l’obscurité. L’œil se glisse juste avant que la porte se ferme. Les néons blancs viennent illuminer une chambre somptueuse. Le sol est recouvert d’un grand tapis rouge aux broderies colorées. Des bougeoirs en or reposent sur un secrétaire. La fenêtre, une étroite meurtrière sertie d’un vitrail ne lui permet pas de s’apercevoir de ma disparition. Sa voix fait vibrer l’air distinctement :
— Voilà une excellente journée.
Elle défait sa soutane, dévoilant un corps gras et nu, à l’échine intégralement tatouée d’une bataille entre démons et humains, scène de la genèse êvanique, sans aucun doute. L’œil prend garde à rester dans son dos tandis qu’elle se sert un verre de vin. Elle l’engloutit presque cul sec, avant de s’empiffrer d’un cake. Le parasite patiente sans effort. Ignorant comment agir, je demeure sur mon rebord de fenêtre. Il faut m'armer de patience pour que le monastère s’endorme et que je puisse partir à la recherche des cachots.
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