74. Duo entravé
Je me suis couchée tôt, malgré la fin de la répétition. Comme hier, j’attends que Maman soit sortie pour enfiler ma robe. Sentir le parfum de bois du couloir me remplit de plaisir, et je descends l’escalier en suivant les effluves de petit-déjeuner. Tous affichent la bonne humeur.
Puis, une fois le repas terminé, la cuisine rangée, Martine, Jacques et son fils quittent le Païen pour les emplettes, tandis qu’avec Maman et Jésus, nous attendons Marianne… longtemps.
Après avoir frappé au carreau, un homme ouvre la porte, puis pousse le portillon. Il est affublé d’un costume gris et d’une chemise blanche immaculée. Il a le visage fin, les cheveux noirs soigneusement coiffé, et une petite moustache entretenue. Il tient à la main une canne au pommeau sculpté. Ma mère vient à sa rencontre :
— Bonjour Monsieur, nous sommes désolés, nous sommes fermés. Nous préparons le spectacle.
L’homme pose le pied de sa canne sur le parquet :
— Permettez-moi de vous interrompre moins d’une minute. Je suis le père de Marianne Dubois, et je viens vous annoncer qu’elle ne participera pas à ce spectacle.
Il fait demi-tour, alors que je demande :
— C’est vous ou elle qui l’avez décidé ?
Ses pas l’emportent de l’autre côté du portillon. Il ferme la porte sans nous adresser un regard.
— Bon, marmonne Jésus. Il n’y a plus qu’à partir sur un solo.
— Fuck ! m’exclamé-je.
— C’est possible de préparer un solo pour demain soir ? demande Maman.
— Oui, mais… Il va falloir rembourser les gens. Deux cent francs, c’était pour un duo.
— C’est vrai que ça va être compliqué, mais les gens comprendront dit ma mère.
— Avec tout ce qu’on a préparé, ça me bouffe !
Mes deux compères restent silencieux. Maman finit par dire :
— Il faudrait peut-être aller en discuter avec lui, voir ce qui lui déplait. Peut-être peut-on trouver des contre-arguments pour sauver le spectacle. Ça ne doit pas être difficile de savoir où il vit, vu comment les cancans sont rapportés, ici.
— Tu as raison. J’ai horreur qu’on ne me laisse pas le temps de parler. Allons finir la conversation.
— Bon, moi je vais répéter tout seul, conclut Jésus.
La chaleur du matin nous enveloppe toutes entières tandis que nous descendons vers la gare. S’il y a une chose dont je suis certaine, c’est qu’elle habite au pied de la colline vers le quartier sur pilotis. C’est agréable d’être au milieu de ces rues, sans odeur d’essence, sans le froid humide de janvier. Ma mère le remarque :
— Qu’est-ce qui te fait sourire ?
— J’aime bien être dehors.
— Le Païen, c’est un peu un étouffoir.
— Les murs sont épais, mais les danseuses se donnent.
— Même, c’est sombre.
— C’est vrai.
La gare vide se dessine en contre-bas, alors j’emprunte une ruelle de terre battue. Un homme accoudé à sa fenêtre pose un regard salace sur nous :
— Alors les putains, on se promène ? Ça ne vous dit pas une petite cure de jus de corps d’homme ? — Nous l’ignorons. — Je suis sûr que vous avez l’herbe qui sent bon la marée.
Lorsque nous sommes éloignés, ma mère demande :
— Tu as une idée de comment convaincre Marianne ?
— Je ne pense pas avoir besoin de convaincre Marianne. Et si c’est elle qui ne veut plus, je ne veux pas la forcer. Si c’est son père, je sais par quel bout le prendre.
Nos chaussures viennent battre le ponton qui passent au-dessus des prés verts et gris imbibés d’eau saumâtre et permet d’accéder au village. La plupart des maisons sont en bois, il en reste quelques-unes en pierre. J’interpelle une femme qui transporte son linge.
— Bonjour, je cherche la maison de Marianne.
— Je ne connais pas.
— La métisse. — Elle désigne du doigt une maison en pierre, bâtie en hauteur sur la roche. — Merci.
Nous empruntons le ponton permettant de gagner le chemin escarpé menant jusqu’à la grande maison. Nous frappons à la porte, et aussitôt l’homme ouvre. Mon visage s’embellit de mon plus beau sourire.
— Nous n’avons pas eu le temps de finir la discussion.
— Il n’y a rien à discuter.
— Je pensais qu’un homme avec votre ouverture d’esprit savait écouter les arguments.
— Quels arguments pourriez-vous avancer qui me fasse changer d’avis ?
Une voix nous appelle :
— Fabien, ne les oblige pas à rester sous le soleil.
L’homme s’écarte, et nous permet d’entrer dans la vaste entrée. La maison donne sur un hall troglodyte où il semble faire bon. Sa femme noire est magnifique, habillée d’une très belle toilette. Marianne se tient à côté d’elle, les mains jointes devant sa robe. Je leur octroie un regard poli :
— Bonjour Madame, bonjour Marianne. Je suis la partenaire de danse de Mar…
— Oui, elle m’a dit. Mais mon époux et moi ne sommes pas pour qu’elle fasse ce genre de chose.
— Maman, l’interrompt Marianne. Nous avons besoin d’argent, et ça ne me dérange pas.
J’essaie de m’expliquer :
— Je sais…
— Non, tranche le père.
— Je gage que ce n’est pas la forme classique de danse dont vous rêviez pour elle, mais ce sera la gloire dont vous rêviez.
— Quelle gloire trouvez-vous à vous exhiber ? demande le mari. Tout le monde vous connaît sous le nom de la puterelle du Païen.
— Il n’y a que la bourgeoisie de Saint-Vaast pour ne pas apprécier ce que je fais. Qu’ils confondent la danse érotique avec la vente de rapports sexuels ne m’atteint pas. Ça n’est pas moins insultant que mulâtre. Au moins, je suis jugé sur un choix que j’ai fait sciemment, pas sur mes origines. Vous voulez nourrir votre famille, juste en donnant des cours de violon. Qui donnera du travail à votre fille ou à votre femme, ici ?
— C’est une difficulté à laquelle nous savons faire face. N’essayez pas d’enrôler Marianne dans…
— Je ne viens pas convaincre Marianne de danser. Je viens vous convaincre de ne pas l’en empêcher. Elle est libre de choisir. Je peux très bien danser seule, et le Païen se passera de la mauvaise publicité que lui fait sa couleur de peau. Il faut juste que vous sachiez qu’avant que nous proposions un duo avec Marianne, le Païen faisait salle comble à chaque représentation. Aujourd’hui, il nous reste des places. Donc je ne viens vraiment pas forcer la main.
— Alors passez votre chemin.
— Bien. Je voulais juste m’assurer que c’était le choix de Marianne et non le vôtre.
Ma mère m’emboîte le pas sans avoir dit un mot. Le soleil nous fait plisser les yeux. Maman me dit :
— Ton dernier argument était bien. C’est vrai que le Païen se passera très bien d’elle.
— Tant que je suis là.
— Tu reviendras régulièrement.
J’opine du menton. Nous évitons la ruelle avec le quadragénaire graveleux en longeant la gare, puis nous remontons la colline par les rues principales jusqu’au Païen.
Je pousse la porte pour entendre la mélodie du piano. Marianne nous attend, assise à une table.
— Marianne ? m’étonné-je.
— Mon père n’est pas convaincu, et il ne viendra pas voir le spectacle. Mais j’ai envie de danser.
— Cool ! souris-je. Nous n’aurons pas travaillé pour rien.
— Vous avez fait un détour ?
— Oui, il y a un mec bizarre à une fenêtre qui nous a traité de putains, nous avons préféré être méfiantes.
— Ah lui ? Il ne sort jamais. Il ne fait que dire des trucs dégueulasses.
— Il t’embête aussi ?
— Oui, il dit à chaque fois que je passe qu’il veut me défoncer la rondelle, je ne sais pas ce qu’il entend par-là.
Je prends à parti ma mère :
— Tu vois, la couleur de peau ne change plus rien quand on s’adresse au deuxième cerveau de l’homme.
— Allez vous habiller, il ne vous reste que deux jours avant le grand soir.
Midi. Il n’y a pas l’air d’avoir plus de gens prêts à payer pour une place. C’est plutôt calme et les assiettes se vident. Jésus entame un nouvel air de piano qui m’est familier. Impossible de savoir où je l’ai entendu jusqu’à ce qu’il se mette à beugler :
— Tout ! Tout ! Vous saurez tout sur le zizi !
La taverne entière se tait brutalement pour écouter le pianiste. Les éclats de rires ponctuent les couplets. Entendre un musicien aussi émérite chanter aussi faux me surprend autant qu’il me fait sourire. Mais l’audace des paroles suffit à conquérir le public qui reprend en chœur le dernier refrain.
Un ban d’applaudissement accompagne les dernières notes et Martine me souffle que c’est la seule chanson de notre monde qu’il a apprise par cœur.
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