75. Duo féérique
Nous n’avons vendu que quatre-vingt-dix places, et nous sommes restés bloqués sur ce chiffre rond. Je me console en me disant que c’est presque salle comble. Depuis la chambre, nous observons la foule dont certains visages fermés affichent le doute. Marianne me confie :
— J’ai le trac. Je suis encore plus angoissée que devant n’importe lequel des jurys que j’ai affrontés jusqu’ici.
— Ne t’inquiète pas. Tu seras peut-être huée au début. Mais sitôt que tu seras dos nu, ils ne diront plus rien.
Elle m’aide à passer les fausses griffes de cuivre. Je ne porte qu’un ensemble de soie rouge vive et de dentelle noire. Marianne me confie en prenant du recul :
— C’est très joli. J’espère qu’on en trouvera pour moi.
— J’en ramènerai de mon pays, le jour où j’y retournerai.
Les portes du Païen se ferment et Jacques tonne de sa lourde voix :
— Messieurs ! Le spectacle de ce soir, comme vous le savez, sera un duo.
Une voix clame :
— On vient pour la blanche !
— Je vous prierai de bien vouloir rester silencieux durant toute la durée du spectacle, y compris lorsque ce n’est pas votre danseuse fétiche qui présente. Ceci simplement dans le respect des artistes, danseuses et pianiste qui ont travaillé des jours durant pour vous offrir cette féérie. Tout débordement sera géré comme il se doit.
Personne ne bronche. Maman coupe la lumière. Marianne prend une inspiration et glisse en robe sur la barre. Jésus entame les premières notes délicates qui composent le thème de ma partenaire. Le néon bleu posé sur la table vient illuminer sa tenue blanche. Marianne danse en passant sur un pied, puis un autre, avec la grâce d’un rat d’opéra. Un sifflement injurieux retentit au fond de la salle, heureusement il n’est pas repris. Marianne fait mine de ne pas avoir entendu. Sa courte promenade lui fait faire le tour de la table, jusqu’à ce qu’elle se tourne face à la barre, à l’instant où le pianiste joue la surprise. Au pied, elle ramasse une boîte à musique. Elle s’assoit gracieusement et l’ouvre. Celle-ci n’émet aucun son, mais Jésus le retranscrit avec des notes aigues et le néon rose vient illuminer le plafond. Je me déploie en sous-vêtements, sous une salve d’applaudissements. Mes bras s’ouvrent, les ergots de mes doigts menaçants, comme une poupée maléfique. Mon corps se tend, se replie avec une facilité démoniaque. Alors Marianne lève les yeux, m’aperçoit et referme la boîte. Le néon rose s’éteint, et je disparais.
Marianne se redresse, boîte à musique dans une main, et tourne autour de la barre. Son visage se ferme sur ses pensées, ses pas félins accompagnent la musique, puis lorsqu’elle lâche la barre, sa main monte à son visage et d’une caresse suave, elle dévoile une épaule hors de son corset. Les visages, absorbés dans la lumière bleue, me dévoilent la séduction qui opère. La main de Marianne descend sur sa robe et s’interrompt en empoignant la robe à hauteur de ses jambes, comme si elle refoulait une envie interdite. Son regard se lève vers la barre et elle ouvre la boîte à musique.
Je réapparais en même temps que la lumière rose. Ma partenaire reste figée, contemplative de mes mouvements aériens. Me laissant suspendre dos au mat enserré entre mes jambes, j’envoie mes mains vers le doux visage de Marianne. Mes aiguilles font mine de l’effleurer. Angoissée, elle ferme la boîte à musique. Les notes, dans une envolée de trilles accompagnent ma fuite vers le haut. Le néon rose s’éteint.
Marianne pose la boîte et reprend sa marche gracieuse, et nos spectateurs emprisonnés dans l’histoire observent un silence religieux. Comme si elle était petit à petit envoûtée par un esprit malin, elle laisse ses mains caresser sa robe et tendre le corsage jusqu’à dévoiler la seconde épaule. Dans sa fièvre, et ses empoignades lascives, elle soulève parfois son costume au-dessus du genou. À en juger par quelques spectateurs qui se replacent, cette simple évocation ne les laisse pas indifférent.
Marianne ramasse la boîte à musique et s’empresse de l’ouvrir, comme cédant à ses démons. Je réapparais dans l’atmosphère rose. Je tournoie puis descends à elle comme un serpent tentateur. Alors que je demeure suspendue, elle laisse mes griffes caresser son mollet. Un des spectateurs agrippe son propre genou. Le Maire a la bouche entrouverte d’attente. Je remonte la robe jusqu’à mi-cuisse, puis Marianne me contourne. Je me redresse sur la barre, et pose mes talons au sol. Nous nous faisons face, comme dans un tango. À chaque pas que Marianne fait pour me fuir, j’en fais un pour la suivre. C’est un véritable défi du regard. Les notes s’accélèrent, créant un suspens. Lorsque je bondis en tenant la barre, Marianne se recroqueville à genoux en fermant la boîte à musique. Je ne repose pas les pieds. D’un grand écart, j’effectue un balancier qui me permet de reprendre de la hauteur.
Marianne hasarde l’ouverture de la boîte, je croise les chevilles pour me suspendre, puis au rythme de notes dissonantes et agressives, je saisis le lacet de la robe et fais mine de déchiqueter sa tenue du bout des aiguilles. La boîte à musique se referme, les lumières s’éteignent. L’ambiance bleue revient, alors le dos courbé, ma partenaire s’extrait de sa robe comme d’un cocon. Ils retiennent leur souffle. Elle se redresse délicatement, sa poitrine ronde tend le tissu et ses bras nus ondulent. Le solo de Marianne est d’une douceur délicate, fleurie de notes chastes. Petit à petit, elle se déploie, dévoilant ses cuisses aux spectateurs charmés. Une de ses jambes s’enroule autour de la barre, elle tournoie en s’y lovant lascivement. Elle n’a pas besoin de savoir exprimer le désir, les hommes sont tous charmés. Lorsque ses mains reprennent leur danse fiévreuse, un spectateur lâche un hululement joyeux. Marianne ouvre la boîte à musique en la laissant sur le sol, puis se redresse à genoux, bras ouvert pour m’attendre.
Dans la lumière rose qui annonce mon retour, j’opère quelques poses lascives avant de terminer toujours suspendue comme une créature maléfique. Le visage de Marianne se retrouve à hauteur du mien. Sa bouche s’entrouvre face à la mienne et elle se redresse d’un cambrement souple. Son nez effleure ma peau de mon cou jusqu’à mon nombril. Je me laisse glisser le long de la barre, et rampe sur la table, comme un varan, avant de me relever en tournant autour de la barre. Marianne, prend garde à me maintenir face à elle, comme si le mat pouvait la protéger de mon emprise. La valse dure quelques longues minutes, puis elle cède et pose son front sur la barre. Je passe derrière elle, mes griffes glissent le long de ses cuisses et tout son corps se love à mesure que remontent les ergots. Ils découvrent jusqu’à ses hanches, alors sa tête se rejette en arrière et je tourne autour de la barre tout en faisant rouler mon ventre. Je me colle au mat, face à elle. Sa cuisse vient emprisonner ma taille. Alors ma main se pose sur sa cuisse. Sans nous détacher, nous dansons face à face, les yeux clos, comme si nous profitions de notre union. Au fur et à mesure, mes doigts glissent, dévoilent tout du profil de sa fesse charnue. Les notes meurent, la lumière s’éteint, et un ultime accord annonce que c’est la fin.
Le public se lève spontanément en applaudissant. Maman rallume les néons blancs. Je donne la main à ma partenaire, et nous saluons notre public. Marianne en a oublié qu’elle est dans une robe à dos nu. Un sourire immense arrondit ses pommettes. La joie qu’elle ressent à cet instant dépasse l’entendement, comme en remerciement de tous ses efforts. Les applaudissements ne cessent pas avant une longue minute. Le Maire nous envoie des baisers du bout des doigts. Me concernant, la peur de l’avoir forcée à danser s’évapore.
Nous buvons les brocs d’eau sans nous soucier des rétines lubriques qui ne nous quittent pas. Les clients viennent nous remercier.
— Fanny ! Ne nous quitte plus jamais !
— Marianne ! Tu as le plus beau cul de Saint-Vaast !
— Pour les filles du Païens, hip hip hip !
— Hourra !
Le Maire s’approche.
— Mesdames ! Vous vous êtes surpassées ! Une histoire, de la poésie… que demander de plus ?
La foule met du temps à partir. La liesse me met en confiance pour le prochain spectacle. Nous ferons salle comble.
Lorsqu’il ne reste plus que le Maire, je défais la herse qui ceint la table. Je m’assois pour défaire mes chaussures à talon, puis Marianne me suit. Le petit homme à la moustache blanche nous interpelle.
— Mesdames, un instant.
Il joint ses mains avec le sourire et l’œil pétillant tant d’alcool que de vice.
— Quand est-ce que vous nous offrez une deuxième représentation ?
— Dans deux jours, réponds-je. Si la presse est élogieuse.
— Si la presse est élogieuse ? Madame Fanny, laissez-moi vous dire que Thomas, de la Gazette de la Colline était là, et vu l’enthousiasme avec lequel il parlait il y a quelques minutes, votre spectacle fera la Une jusqu’à Port-Briec.
— Nous ferons donc encore une ou deux représentations. Après, je raccompagnerai ma mère, mais nous travaillerons en parallèle un spectacle solo pour Marianne.
Il torsade sa moustache et confie :
— Ce sera forcément un très beau spectacle. Vous avez les hanches d’apparence si accueillantes que tout Saint-Vaast se battra pour vos charmes. Ça me fait penser que si vous rentrez chez votre père ce soir, il faudra quelqu’un pour vous escorter.
— Le Maire a raison, grogne Jacques. Je vais demander à Christophe de t’accompagner, quand nous aurons partagé la recette.
— Je vais chercher César, ajoute le Maire. Vous serez plus en sécurité.
— César ne voudra pas accompagner une mulâtre.
— Il est adjoint au shérif, et il doit obéir aux souhaits du maire. Mesdames, ce fut un plaisir.
Le Maire coiffe son petit chapeau haut de forme puis quitte la taverne. Ma mère s’exclame en décrochant l’appareil photo du trépied caché dans le couloir menant aux cuisines :
— C’était splendide ! Dix fois plus qu’à la répétition. Tes amies danseuses vont adorer. Dommage que Marianne était de dos sur la fin.
— Va faire une toilette en premier, proposé-je à Marianne.
Je me laisse tomber assise sur une chaise, puis pose mes pieds sur la table.
— Royale ! Bon ! Argent !
— Attends, attends, rit Jacques. Il faut que je compte.
— Quatre mille cinq cent francs chacun. Moi, Marianne, Jésus, puis toi.
— Je n’ai pas encore compté.
Je lève les griffes aux plafonds, encore grisée par les applaudissements.
— Je suis trop contente !
— Tu peux ! renchérit ma mère. Si tu n’étais pas si dégoulinante, je t’embrasserais !
— C’est bien de l’encourager, dit Jacques. Les enfants ont besoin d’être encouragés. Peu de mères accepteraient de voir leur enfant se donner en spectacle.
— Je découvre la femme qu’elle est devenue… devrais-je dire l’artiste ? Et surtout j’ai enfin vécu par moi-même cette ambiance dont elle me parlait, cette atmosphère qu’elle avait envie de revivre. C’était un spectacle derrière le spectacle.
Son sourire en coin témoigne de l’amour qu’elle me porte et de la franchise derrière ses mots. Elle est fière de moi et non plus interrogée ou intriguée. Jésus nous dit les compliments qu’il a également reçu, Martine valide la poésie de ce duo et que même si le malaise de Marianne était palpable au début, cela n’a rendu le spectacle que plus captivant.
Chacun évoque son ressenti, même Jacques :
— Oui, c’est une réussite. Il faut avouer que les cuisses de Marianne, aussi bistres soient-elle sont bien plus dodues et désirables.
La voix de Marianne nous interrompt timidement :
— J’ai fini ma toilette.
— N’aie pas peur, lui dit Jacques, ce n’était nullement une remarque que je voulais déplacée.
— Elle n’est nullement déplacée dans le contexte de ce soir.
— Bon ! Et bien viens t’asseoir. Viens nous dire ce que toi, tu as pensé de ta première représentation.
Elle s’assoit à côté de moi, me regarde avant d’observer ses doigts pour y trouver ses mots :
— Et bien, pour parler dans l’ordre, et pour être honnête, j’ai cru, en me lançant, que mon cœur allait arrêter de battre. La peur d’être huée pour ma couleur ou pour ne pas danser de la manière qu’ils attendaient et leur silence a été une surprise très inattendue et chaleureuse de par le respect qu’elle me montrait.
— Les gens ont été très corrects, reconnaît Martine.
— Ne l’interrompez pas, rouspète Jacques.
— Je ne fais qu’appuyer une réalité, je ne l’interromps pas.
— Et bien laissez-la reprendre.
— Mais je ne l’en empêche pas.
— Après ? tranche ma mère en posant sa main sur celle de Marianne.
— Après ? Mon cœur s’est véritablement arrêté de battre lorsqu’il a fallu que je sorte de ma robe. J’avais le souffle coupé malgré les répétitions, j’en ai eu l’ouïe étouffée, la vue enfumée, et il s’en est fallu de peu que je défaille. Heureusement, nous avions répété, et je me suis accrochée à ce silence, à la confiance que Fanny a en moi. Pour finir, mon cœur a explosé quand ils nous ont acclamées. Je me suis sentie comme une ballerine devant un public. L’ovation était d’une telle sincérité, d’un tel allant naturel… Certes le public n’est pas celui auquel mon père me destinait depuis toute petite, et ce n’est pas non plus la robe de danse que je m’imaginais porter, mais… Depuis quelques années, j’ai enfoui le rêve de monter sur des planches. Et grâce à l’occasion que vous m’avez offerte, j’ai pu apprécier l’accueil d’un public conquis que je croyais ne jamais vivre.
— Ne me fais pas pleurer, la supplie Jésus, je n’ai qu’un œil.
Jacques redresse les épaules et pose ses mains sur la table avant de poser la question qui lui brûle les lèvres :
— Et… Tu accepterais de danser à nouveau ?
— Je préfère vivre ce succès-ci dans votre taverne que de ne pas connaître le succès du tout. Et je le dirai dès ce soir, droit dans les yeux de mon père.
La main de Jacques frappe la table de satisfaction.
— Parfait !
— Et vous, qu’en avez-vous pensé ? questionne Marianne à ma mère.
— Je reviens après m’être rincée, annoncé-je.
Je disparais, suivie du regard jusqu’au couloir menant aux cuisines. Je grimpe l’escalier en revivant le spectacle et l’ardeur de l’accueil reçu. Mon corps est encore brûlant de la danse, mon cœur blotti dans un cocon d’endorphine.
Parvenue à ma chambre, je souris fièrement à mon reflet. Mes seins tendent à travers la soie rouge jusqu’à ce que mon soutien-gorge tombe au sol. Je baisse mon string, puis m’accroupis près de la bassine d’eau. L’éponge passe sur ma poitrine, électrique de fraîcheur. Le plaisir du spectacle à peine endormi parcoure mes veines, mes doigts conduisent l’éponge entre mes cuisses, suivie de la pierre de savon qui vient glisser avec légèreté entre mes lèvres. Enivrée par l’ambiance de mon propre spectacle, je m’abandonne aux effleurements circulaires de la pierre. Avant le dîner, j’ai bien mérité un petit orgasme rapide, en toute intimité.
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