79. Vers le chateau
C’est étrange de voir ma mère ne plus porter sa robe pourpre. En en même temps, le pantalon brun et le chemisier blanc la font davantage ressembler à celle que j’ai toujours connu. Alors que nous remontons toutes les deux la rue sous la bruine incessante, je questionne :
— On va où ?
— Au bureau d’Apollinaire.
— C’est quoi un apollinaire ?
Elle rit :
— C’est le prénom du shérif.
— Je comprends pourquoi il préfère qu’on l’appelle shérif. Et toi tu connais son prénom ?
— Je lui ai demandé. Et je lui ai demandé si on pouvait voir les prisonniers avant qu’ils soient emmenés.
— Au cas où on les recroise ?
— En vérité, je suis curieuse de voir les jumeaux.
Elle sourit comme une gamine, puis nous parvenons à l’office où le fourgon clos est déjà là. Urbain est présent avec son fusil, une étoile de shérif sur son long manteau noir. Il esquisse un sourire naturel en me reconnaissant.
— Fanny ?
Je lui fais la bise.
— Bonjour Urbain. Je te présente ma mère.
— Enchanté.
Il me dévore avec ses yeux qui pétillent quelques secondes, interrompues par la sortie des deux frères qui ont incendié le Païen. Leurs visages ne me disent rien, il est même certain que nous ne nous sommes jamais croisés. Eux, savent qui je suis, car ils m’octroient chacun un regard haineux d’une noirceur inhumaine. Lorsqu’Urbain ferme la porte, Daniel qui le suit me sourit et me fait spontanément la bise.
— Je ne pensais jamais te revoir, Fanny.
— Vous me manquiez.
— Tu nous a manqué un peu aussi, admet Urbain.
— Comme à tous les hommes qu’elle a ensorcelés, grince la voix d’un des deux incendiaires. Le Seigneur vous punira, comme il punira tous ceux qui ont cédé à la tentation. Lorsqu’il n’y aura plus aucune âme pure entre ces rues, il purifiera Saint-Vaast par le feu et de ces cendres renaîtra la plus pieuse des villes.
— Quelle prophétie sympathique, sourit Daniel.
— Allez, en route, lance la voix de leur père en apparaissant dans la porte. Les deux garçons m’octroient une salutation en chœur :
— À bientôt, Fanny.
Ils montent à l’avant de la calèche puis les sabots de leurs chevaux battent le pavé. Maman et le shérif se sourient. Il commente sa tenue :
— Prête pour le départ, à ce que je vois.
— Oui, c’est moins élégant qu’une robe.
— Le pantalon vous sied bien, et j’imagine que c’est bien plus agréable à porter pour chevaucher.
— Oui.
— Et bien bon vent.
— Merci.
Nous nous éloignons, j’hésite à lui lancer un « à bientôt Apollinaire », mais je ne suis pas certaine qu’il le prenne bien. Le temps que je me décide, nous sommes presque parvenues au Païen. Les deux juments et Marmiton sont arrivés. Ma mère me dit que les jumeaux sont vraiment mignons, avant que je me jette sur l’encolure de mon âne. L’odeur de son crin me rappelle que de bons souvenirs.
— Je t’ai manquée ? T’es beau ! Oui, t’es beau !
Ses oreilles droites me rassurent sur combien il aime toujours ma compagnie. J’entre avec Maman dans la taverne pour récupérer notre paquetage. Les yeux obscènes d’Emmanuel semblent vouloir transpercer à travers ma chemise. Un peu contre mon gré, je m’avance pour lui faire la bise.
— Bonjour.
— Bonjour, beauté.
— Merci de les avoir amenés.
— Si je peux éviter de faire marcher l’Estropié. Et puis, ça va défouler ce crétin d’âne. C’est vraiment une teigne. T’es toujours sûre de ne pas vouloir l’acheter ? Je te loue une parcelle de champ, si c’est la question.
— Ça coûterait moins cher que de vous le louer ?
— Non, me rassure Jacques en frappant l’épaule de son frère. Il me fait un tarif de famille, pas vrai ?
Je ramasse mon sac de couchage et sors pour le fixer sur la selle de Marmiton. Maman, Jésus et les deux frères me suivent. Je grimpe la première en selle, alors je me couche sur l’encolure. J’entends Jacques murmurer :
— Arrête de la reluquer, c’est une gamine.
— Mais regarde-moi cette bourrique qui ne dis rien. Moi, elle m’aurait déjà envoyé valser.
— Tu ne fais pas le même poids que la Punaise. Et puis tu dois manquer de douceur féminine.
Jésus se hisse seul sur la selle, ma mère retrouve quelques souvenirs d’équitation. L’estropié s’exclame :
— En route !
Je me redresse, puis laisse Marmiton ouvrir la route en direction de la gare. Il connaît bien le chemin, après tout. La bruine aidant, nous ne croisons pas grand monde, ni de sourires malicieux, ni de regards méprisants. De m’éloigner du Païen, j’ai un nœud à l’estomac, et je mentirais si disais que la présence de Jésus ne me rassure pas. Je suis contente de ne pas être seule avec Maman à risquer une mauvaise rencontre.
Nous parvenons au trot en bas de la colline, traversons la voie de chemin de fer et longeons le quai. Je pose pied à terre à côté d’Antoinette, l’adjointe du shérif.
— Ma parole, t’as toujours autant la bougeotte.
— Plus la star se fait rare, plus elle est demandée, souris-je.
— Ce n’est pas faux.
Je pénètre dans la gare et le guichetier s’exclame théâtralement aussitôt qu’il m’aperçoit :
— Fanny ! Fanny ! La belle Fanny !
— Bonjour, euh… Roger.
Il lisse sa moustache alors que j’approche, et il me dit :
— Votre duo était un chef d’œuvre. Plus chaste que vos représentations précédentes, mais tellement poétique ! Je parle de vous à tous les voyageurs qui ne sont pas d’ici.
— C’est gentil.
— Alors quel train désirez-vous prendre ?
— Celui de ce matin pour Port-Briec. Je vais également prendre des billets retour. Enfin nous sommes deux, ma mère et moi, et l’Estropié qui ne compte pas.
— Cela ne tiendrait qu’à moi, vous ne payeriez pas. Cela fera cent francs.
— Ah, et il y a trois têtes de bétail.
— On dira que vous les avez payées.
Il me fait un clin d’œil et me glisse mes billets.
— Merci beaucoup, Roger.
Je retrouve le quai sous la pluie fine. J’apprécierais de rester à l’abri, mais je ne veux pas laisser Marmiton. Je demande :
— Ça peut durer longtemps, la pluie ?
— Plusieurs jours, répond Antoinette. Mais peut-être que sur Port-Briec il fait beau, ils sont à flanc de mer, et tu vois comme c’est dégagé par-là.
J’opine du menton en observant le ciel bleu lointain. La grosse locomotive fait alors son entrée. Ma mère la filme avec son appareil photo. Antoinette fronce des sourcils mais n’ose pas demander ce qu’elle fait.
— Un petit sourire, ma chérie, avant de monter ?
Je fais un clin d’œil à l’objectif puis tire Marmiton vers le wagon à bestiaux.
Quelques minutes plus tard, nous sommes installés dans le train qui s’ébranle en direction de la cité portuaire. Je décris à Maman qui se plaint de l’inconfort des banquettes en bois, l’arrivée qu’il faudra qu’elle filme, avec une vue sur les majestueuses caravelles.
Lorsque nous arrivons après une demi-heure, des éclaircies font scintiller l’horizon sur la mer. Les hauts murs des maisons bâties à flancs dominent le chemin de fer de leurs ombres, me faisant réaliser qu’en effet, à la même heure qu’à ma dernière venue, le soleil est plus bas.
— Il ne pleut plus, c’est une bonne chose, sourit Maman. C’est une plus grosse ville que Saint-Vaast.
— Non, mais l’activité portuaire donne cette impression. La gare est plus impressionnante.
— Je n’ai jamais remercié Léonie de m’avoir rendu la vue, confie Jésus alors que le train s’arrête. Ce sera l’occasion.
Il se laisse glisser du banc, puis suit les quelques passagers en dehors de la rame. Le vent de mer nous amène les odeurs de la criée. Je monte seule dans le wagon à bestiaux et fais descendre une à une nos montures. Jésus se hisse avec un sourire ravi et me dit :
— Je n’ai aucun souvenir du chemin, donc à toi l’honneur.
Je monte en selle sans rien dire, puis ouvre la route à travers la rue principale. Mes lèvres se pincent tandis je me vilipende intérieurement d’avoir oublié que Jésus était aveugle à ce moment de mon épopée. Sortir de Port-Briec, ça ira, ensuite il faudra suivre la falaise, après… Nous verrons bien. Confiant et heureux, Jésus commence à chanter à tue-tête.
— Afin de nous ôter nos complexes, ô gué ! ô gué ! On nous donne des cours sur le sexe, ô gué ! ô gué ! On apprend la vie secrète des angoissés d’la bébête, ou de ceux qui trouve dégourdi de montrer leur bigoudi !
J’échange un sourire avec Maman :
— Il ne changera pas de disque.
— Non, c’est la seule qu’il a apprise, mais je trouve qu’il chante de plus en plus juste.
Je pouffe de rire. Lorsqu’il termine sa chanson, éloigné de toutes les oreilles outrées qui nous ont dévisagés, nous parvenons au bout de la Longue Rue. Je pointe la direction de la plage :
— Je me suis déjà baignée deux fois. Si on a le temps, au retour, on piquera une tête.
— Ce ne sera pas de refus, déclare Maman.
Marmiton ouvre la route sur le sentier remontant le long de la falaise. Nous dépassant, une cariole de carottes quitte son champ avec ses deux paysans. Le ciel se grise déjà et la pluie reprend.
Mon sens de l’orientation est plus affûté que dans mon monde, ou peut-être ai-je plus le temps de faire attention aux paysages à dos d’âne qu’en voiture. Néanmoins, sans dire une seule fois que je nous guide au flair, nous parvenons à la tombée de la nuit, à l’endroit même où nous avions campé la première fois. Il ne pleut plus et le château en ruine se découpe au loin sur le bleu sombre des épais nuages.
Pour ne pas risquer d’être surpris en pleine nuit, nous montons la tente. Alors que je commence à perdre patience, Maman nous confie toute souriante :
— Ça me rappelle mes années de scoutisme,
— On aurait dû prendre des tentes Queshua.
— J’aurais dû t’inscrire au scoutisme. Ta génération ne sait pas faire grande chose de ses doigts, me dit-elle.
— Il y a plein de chose que je sais faire.
— Avec ta tête.
— Avec mon corps aussi.
— Je parle de choses utiles, ma chérie. Faire du feu, faire des nœuds…
— Ce n’était pas très utile dans le monde dans lequel j’ai grandi.
— Non. Le paraître a pris le pas sur le savoir-faire. — Elle regarde Jésus. — C’est comme ça qu’on se retrouve avec une fille de vingt-et-un ans qui danse pour de l’argent. Madame aime tellement le regard des autres.
— Je suis ce que je suis, réponds-je. Mais quel que soit ce que je suis, c’est le regard des autres qui définit qui je suis.
— C’est la différence entre le que et le qui ? demande Maman.
— Le quoi c’est moi, mon caractère, mes goûts, tout ce que je ne peux pas changer. Le qui, c’est qui je suis aux yeux des autres. Je peux être la même personne, mais la perception de qui je suis change. Pour certains je suis pleine de charme, pour d’autre je suis superficielle. Et si j’avais choisi une autre façon d’être ou de m’habiller, ça aurait changé.
Les piquets de tente sont droits. Maman plante la dernière sardine, satisfaite, et me charrie :
— C’était ton sujet de philo ?
Je lui lance une grimace de mépris, alors elle extrait un rouleau de papier toilette de son paquetage. Je m’exclame :
— Trop bien ! Je n’y ai pas pensé !
— Je t’en prêterai peut-être.
Elle s’éloigne vers les buissons, rayonnante de bonne humeur.
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