89. Mère-fille
Il pleut à verse par la fenêtre. La voiture de Maman se gare. Mon téléphone vibre de son message, alors j’ouvre la porte. Cadeau tire sur la laisse. Nous arrivons sur le trottoir, j’ouvre la portière. Cadeau reste craintif jusqu’à ce qu’il reconnaisse la voix de Maman.
— Monte, Cadeau.
Il saute aussitôt que je le pousse et je passe mes jambes par-dessus lui.
— Jolie laisse.
— C’est Alexandre qui lui a offert.
— Tu n’as pas proposé à Alexandre de venir ?
— Tu n’as pas proposé à Papa de venir ?
— Il travaille, ma chérie, dit-elle calmement. Sinon, il serait venu.
Elle démarre, les essuie-glace changent de rythme automatiquement. Cadeau pose deux pattes sur mes genoux, la queue entre les jambes. Je le hisse pour le blottir contre moi, puis je confie :
— Alexandre s’est enfui.
— Ah…
Amère, je raconte la bêtise que j’ai fait et la tentative vaine de le faire revenir. Par SMS, je lui ai dit que lors de ma captivité, des gens ont fait des expériences sur moi, que l’œil est inoffensif. Je lui ai dit que je regrettais ma menace, que c’était pour ne pas qu’il le répète, pour ne pas que les savants fous retrouvent ma trace.
J’ai trouvé l’excuse bidon après coup, et Alexandre ne m’a toujours pas répondu.
— Dommage, il avait l’air bien.
— Ce ne sera pas le dernier, dis-je. C’est tout.
— T’es devenue philosophe depuis ton séjour dans l’autre monde.
— Il y a tellement pire, dans la vie.
Elle pince les lèvres et me confie.
— Je repense souvent à ce qui s’est passé avec le shérif de Port-Briec. Ce qui s’est passé avec les mercenaires aussi, mais… Mais ce n’est pas la même peur que j’ai ressentie, pas la même… Je me suis sentie si vulnérable alors que tu étais en danger…
— N’y pense pas. Ça s’est bien fini.
— Tu arrives à dormir sans y penser ?
— Je fais des cauchemars, des fois, mais pas de lui. J’ai vécu bien pire. Je crois qu’il faut prendre à droite.
— Ah oui.
Elle met le clignotant, se rabat tardivement et le feu passe au vert comme s’il avait senti qu’il fallait l’aider. Elle s’avance dans le carrefour, concentrée puis s’engage sur la route sortant de la ville. Elle opine du menton :
— J’avais oublié la Mère Suprême.
— Pire qu’elle.
— Pire qu’elle ?
— Imagine qu’en pleine nuit, tu te réveilles avec un œil sur tentacules qui te transperce le nombril. Ce n’est pas parce qu’on a fait copain-copine que ça change le souvenir.
— Donc c’est lui, ton cauchemar récurrent ?
Je marmonne un acquiescement. Elle passe une main dans mes cheveux. Je ferme les yeux et laisse tomber mon front contre Cadeau. Un peu de douceur, ça fait tellement du bien.
Elle stationne sur le parking du grand magasin d’articles de sports. Je fais un câlin à Cadeau, puis referme la porte devant son museau avant de trotter sous la pluie avec Maman. Les portes de verre s’ouvrent devant nous. Elle me prend le bras et me dit :
— Allez, Lara Croft ! Dis-moi ce dont nous avons besoin pour les ténèbres.
— Lampes frontales, chaussures de marches légères, maillots de bains vu qu’il s’agit d’un lac.
— Du matériel d’alpinisme ?
— Je ne sais pas. Léonie a l’air de dire qu’elle a réussi sans rien.
— Sacs à dos, pistolets de détresse ?
— Je ne compte pas me séparer de toi.
— Mieux vaut prévoir le coup, non ?
D’un mouvement de tête je lui donne raison à contrecœur. Couteaux, briquets, cordelette, bandages, désinfectant. Ma mère a déjà pensé à tout ce dont nous pourrions avoir besoin.
Lorsque nous quittons le magasin, nous rangeons tout dans le coffre. Ma mère me dit :
— Je vais voir s’ils acceptent les chiens.
Je lève les yeux vers la grande enseigne d’un restaurant asiatique, et acquiesce d’un regard. Comme il ne pleut plus que de fines gouttes éparses, je fais sortir Cadeau.
— Viens, marque ton territoire sur ce monde.
Il tire sur la laisse, et part en quête d’odeurs. Alors qu’il s’accroupit près d’un lampadaire, ma mère me fait signe. J’attends qu’il ait fini, puis l’emmène avec moi. Nous nous installons à une table, Cadeau se colle entre mes jambes comme si sa vie en dépendait. Je râle et Maman rit :
— Un vrai pot de colle.
— Faut croire qu’il aime les chats.
— Parce que ? T’en es un ?
— Ben oui. C’est ce qu’on me dit.
— T’es un peu plus que ça. T’es plutôt une lionne.
— T’as vu l’état de la lionne ?
— Tu retombes toujours sur tes pattes. Et tu as la mort dans le regard.
— J’ai la mort dans le regard ?
Je suis abasourdie qu’elle dise ça. Le serveur s’avance :
— Mesdames ? Une boisson vous ferait-elle plaisir ?
— Fanny ? Tu veux boire quelque chose ?
— De l’eau.
— Je vais prendre un cocktail. Qu’avez-vous en cocktail sans alcool ? … Banane et kiwi et… Ça a l’air bien. Mettez-en deux. Elle va se laisser convaincre.
— Oui, Madame.
Il repart et j’insiste en écarquillant les yeux. Maman confie :
— Je l’ai vu la première fois dans l’orangeraie. J’ai vu une telle haine dans tes yeux. J’ai cru que si Jacques lâchait le fusil, tu les aurais réellement tués.
— Je les aurais tués. Et puis même si j’avais été hors-la-loi, nous nous serions enfuies dans notre monde.
— Tu les aurais tués, comme ça ? Sans remord ?
— Ben comme les soldats au château du Rocher. Pas quand t’étais avec moi, quand je suis allée la première fois.
Maman marque un silence, se souvenant de l’histoire que je lui ai narrée.
— C’est vrai, je n’avais pas pris conscience de… J’ai écouté ton histoire comme on regarde un film et je n’ai pas pensé à ce que ça impliquait de tuer quelqu’un.
— Parce que ça implique quelque chose ?
— On dit que ce n’est pas facile.
— On le dit.
— Toi, non ?
— Ben la première fois, un peu. Après…
— La première fois c’était comment.
— La première fois, c’était Jérémiah qui venait d’essayer de me violer et… C’est son visage qui m’est resté, cette expression d’effroi, cette peur véritable. Il était sol et complètement à ma merci. Je pouvais l’épargner, mais j’ai tiré. J’étais trop effrayée à l’idée qu’il puisse recommencer si je le libérais.
— Et tu vis avec sans problème.
— Chaque fois que je repense à son visage effrayé, je le remplace par celui qu’il avait une minute plutôt. Un sourire pervers, sûr de lui, arrogant, dégueulasse, à sa langue sur mon sein… Ignoble ! Et alors je me dis que j’ai bien fait. Ça ne m’empêchera jamais de dormir.
Elle rit en silence.
— Quoi ?
— Je me dis juste : une fille normale raconterait peut-être sa première fois avec un garçon. Moi ma fille me raconte la première fois qu’elle a tué de sang-froid.
— Tu veux que je te raconte ma première fois ?
— Oh je sais très bien que c’était avec ce garçon au camping. T’avais seize ans, non ?
— Ouais. Son père était un vicieux qui me mettait trop mal à l’aise. Chaque fois que j’allais le voir, il me matait de haut en bas.
— Le garçon était mignon.
— Mais ce n’était pas ma vraie première fois.
— Il y a eu quelqu’un avant ?
— C’était mon premier… emboîtement, mais avant j’ai fait des… comment dire… des expériences. À la fin de la quatrième, j’allais souvent à la piscine avec Maxime et ses potes. Et Alban, il était en kif sur moi.
— Non ! Pas Alban ! Pas ce petit merdeux imbu de lui-même !
— Je savais que t’allais dire ça. Je le trouvais trop mignon ! Il était sûr de lui, il était…
— N’en rajoute pas. Je ne supportais pas que ton frère traîne avec lui, je ne veux pas entendre la suite.
— Ben je l’ai branlé sous la douche de la piscine.
— Fanny !
— Ben je te raconte.
— Je ne veux pas savoir. Pas avec lui.
— En échange je lui montrais mes seins, et moi, j’ai appris comment faire partir un garçon en quinze secondes.
Elle soupire :
— On aurait dû en rester à la première fois où tu as tué.
— Après il y a eu Jared. Tu veux des détails ?
— Non. T’es restée deux ans avec lui, je pense que ça ferait un peu long.
— Je suis restée presque trois ans.
— Ça ne te fais pas un si grand palmarès.
— Ben je suis danseuse, pas nympho.
— T’en as eu aucun après lui ? J’ai beau avoir eu ton âge, je me suis toujours demandée si tu t’en remettrais. Et avant peu, avant Alexandre, tu n’as jamais reparlé de garçon.
— J’ai eu des plans culs. Quand j’ai commencé l’intérim sur les salons, je couchais avec l’organisateur. C’était un black, pas grand, super intelligent, super intentionné, et c’est, je te le jure mon meilleur plan. Ça a duré deux mois. Et en décembre de l’année dernière, il y a eu un asiat, beau gosse mais macho, donc j’ai mis fin au truc dès que je l’ai cerné.
Elle rit :
— Tu as fait des expériences ethniques.
— Ben ça permet de se faire une idée. Voilà, depuis y a eu Alexandre et… c’était plutôt bien. Et c’est déjà fini.
Le serveur dépose les cocktails. Maman me sourit en me présentant son verre. Nous trinquons. Avec bonne humeur, elle me confie :
— Je ne sais pas si je vais me remettre de cette image de toi avec Alban, mais je suis contente que tu m’aies raconté. Et oublie Alexandre. La lionne saura s’en remettre.
— En parlant de Lion.
— Oui ?
— Si on parlait de toi et du shérif ?
— Entre Apollinaire et moi, c’est très respectueux. Je ne suis pas certaine qu’il soit prêt à s’aventurer avec une femme qui a les mœurs d’un autre monde. Et il garde un souvenir très ancré de la mère de ses fils.
— Ben tiens ! Il s’est quand même confié là-dessus.
— Nous avons beaucoup parlé, je ne te le cache pas.
— N’empêche, t’es la seule que je connaisse qui l’appelle par son prénom. Même Jacques l’appelle Shérif.
Elle passe sa langue à l’intérieur de sa joue, puis me sourit comme une gamine qui veut provoquer :
— Alors tu crois que j’ai mes chances ?
— Donc Papa et toi, vous allez vous séparer ?
— Je n’en sais rien. Fanny, je n’en sais rien. Je ne sais pas où j’en suis, je ne sais pas ce que je dois faire, ce que je ne dois pas faire. La seule chose dont je suis certaine, aujourd’hui, c’est que je ne veux plus être séparée de toi, sans savoir si tu es vivante ou non. Donc, je vais t’accompagner jusqu’au lac de la jeunesse éternelle. Et si l’occasion s’y présente, y faire un petit plongeon aussi. Ensuite quand tout sera réglé que tu auras un travail, que tu ne feras des aller-retours au Païen que pour aller danser le week-end, je pourrai me pencher sur ces questions de : soit reconstruire avec ton père, soit repartir de zéro. D’accord ?
— Ça marche.
— Et si je dois avoir une petite aventure avec un shérif, ce n’est pas toi qui va me juger, si ?
Elle me fait des yeux de chaton en se retenant de rire. Elle insiste :
— Ça ne compte pas si c’est dans un autre monde.
Je suis obligée de lui sourire.
Elle se lève, alors je la suis jusqu’au buffet. Je pioche des samossas à la pince en pensant à Papa Je trouve ma mère plus épanouie quand elle n’est pas avec lui, alors, je suis bien obligée d’accepter. Si Alexandre ne me rappelle pas, il faudra à mon tour que je tire un trait et je que redresse les épaules, comme une lionne.
Nous nous rasseyons. Maman me sourit, un peu mal à l’aise malgré tout avec le sujet. Je décide de détendre un peu l’ambiance. J’attends qu’elle ait la bouche pleine et lui lâche :
— J’ai dépucelé Christophe.
Elle manque de s’étouffer, alors j’éclate de rire, fière de l’effet provoqué.
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