92. Les lionceaux
Le repas des propriétaires est léger de bonne humeur. La messe a touché à sa fin lorsque le Maire fait son apparition.
— Bonjour Mesdemoiselles, Mesdames et Messieurs.
— Bonjour Monsieur le Maire, répond Martine.
— J’ai ouï dis une rumeur fantastique. La belle Fanny serait-elle revenue de son voyage ?
— Non, nous avons terminé de le préparer, dis-je. Je suis venue chercher mon éternel compagnon de route.
— Cher Madame, nous n’avons pas été presentés.
Léonie ne bronche pas.
— Notre amie est aveugle, dit Martine.
— Madame de Courtois, se présente Léonie.
— Puissiez-vous rencontrer le même miracle que Jésus durant votre pèlerinage.
— Je prie tous les jours.
— Bien, bien…
— Un petit verre, Monsieur le Maire ? propose Jacques.
— J’aurais bien dit oui, mais je dois aller voir Madame Hervieu. Je voulais juste saluer notre artiste locale.
— Merci de votre passage, souris-je.
— Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs. Bonne après-midi à vous.
Il s’éloigne, les yeux humides, le pas un peu saccadé de celui qui a déjà bien tiré sur le vin à midi. Puis, trois silhouettes noires le remplacent dans le soleil. Maman se fige sur sa chaise en reconnaissant le shérif. Moi, mon cœur éclate en apercevant ses fils.
Maman se lève la première en tâtant sa coiffure. Puis elle s’arrête, ne sachant pas comment le saluer.
— Bonjour. Je vous laisse ma place.
Nous nous levons à notre tour, je fais la bise à Daniel et Urbain. Si je ne tente pas d’effleurer leur bouche, c’est parce que leur père nous observe. Leur odeur ravive des souvenirs. Mon cœur bat d’espoir que la fuite d’Alexandre soit un signe du destin pour me pousser vers deux. Un de perdu, deux de retrouvé ? Leurs yeux bleus sont éclatants, mais leur visage ne les trahit dans aucun sourire. Ils veulent faire bonne figure devant leur père. Ce dernier propose :
— Installons-nous, et discutons de notre excursion.
Christophe, Jacques et Martine partent en cuisine. Je me rassois à côté de Léonie, en observant mes deux futures proies, étreignant l’espoir qu’elles fassent partie du voyage, comme convenu. Ma mère demande :
— Apollinaire, vous voulez un whisky ?
— Pourquoi pas.
— Les garçons aussi ?
Ils lèvent la main pour signifier un refus, mais leur père déclare :
— Bien entendu.
Ma mère trotte vers le comptoir. Je ne sais pas si je dois être dépitée ou non de la voir au petit soin avec le shérif. Elle sert les verres, pense même à moi, puis Léonie, laisse son œil s’installer sur la table, et explique le chemin qu’il nous faut parcourir. Le shérif l’écoute sans jamais l’interrompre. Cependant, une fois qu’elle a terminé, le shérif regarde son verre vide et déclare avec sa voix rocailleuse :
— Voler l’évêque de Versailles, vous n’aviez rien de plus audacieux ?
— Si, le tuer.
Le shérif sourit pensivement.
— J’ai bien entendu que lui voler ces fameuses clés, comprenait son décès prématuré. Je comprends combien la vengeance vous tient à cœur, mais vous devriez vous satisfaire d’avoir eu de Ribaucourt.
Léonie sourit en faisant mine de s’étonner :
— De Ribaucourt est mort ?
Le shérif jette un œil à Maman, et j’imagine qu’elle lui a décrit en détail de ce dont la sorcière était capable. Je réalise que la présence de ses fils est bien plus qu’une mesure de protection. Leur regard est fixe, leurs muscles prêts à se tendre. Ils n’ont pas l’expérience de leur père et ils trahissent malgré eux qu’ils sont prêts à tout. Le shérif s’adosse et marmonne à lui-même :
— Versailles…
Chacun retient son souffle, puis il pose ses yeux perçants sur Maman.
— Quand devez-vous repartir, Carole ?
— Je n’ai annoncé aucune date. Si ça doit prendre des semaines, ce n’est pas un souci.
— L’Église garde un œil sur le Païen. Votre projet de voyage ne leur est pas inconnu. Ils en ignorent la destination, mais depuis votre réapparition, les émissaires de la Mère Suprême tendent l’oreille. Aucun ne tentera quoi que ce soit dans cette ville. Mais une fois à Versailles, ce sera une autre musique. Dès aujourd’hui, ils savent qu’une aveugle vous accompagne, donc il est inutile de voyager séparément. Néanmoins, il faut détourner l’attention sur le but de votre voyage, et assoupir leur vigilance. Je vous propose que nous fassions tout autre chose que de nous intéresser à l’évêque.
— Quoi donc ?
— Je propose que nous trouvions un imprimeur, placardions quelques affiches, et recrutions des danseuses. Le Païen en aura besoin, et vous aurez moins de mal à trouver des danseuses en manque de reconnaissance dans les quartiers artistiques de Versailles. Organisez un casting. Nous trouverons plus facilement des habits de nonnes et d’évêque en nous faisant passer pour des metteurs en scènes qu’en les volant. Et cela nous laissera le temps d’élaborer un plan pour approcher l’évêque de Versailles. Une fois notre objectif atteint, il faudra partir très vite. Je m’occuperai du trajet.
— D’une pierre, deux coups, ça me paraît bien, déclare Maman.
— Vous concernant, Léonie, vous ne devrez pas sortir. Fanny ne devra jamais se retrouver sans protection. Le moindre écart, et un assassin de l’Eglise en profitera.
— Ça ne me dérange pas, dis-je.
Les regards des jumeaux se croisent dans un mélange de malaise et de compétition.
Le shérif ordonna un départ au matin. Ses fils se chargeraient des billets de train, Jacques de trouver un cheval pour Léonie, ma mère et moi de convaincre l’imprimeur.
Maman et moi gagnons la chaleur étouffante sous un ciel qui se grise de nuages. Cadeau a beau être un jeune chien, sa présente au bout de la laisse me rassure. Maman me sourit. Je la regarde, lui souris à mon tour. Cela fait plaisir de la voir détendue. Je demande :
— C’est le shérif qui te rend heureuse ?
— Non, toi. Toi et tes yeux qui brillent devant ton public.
— Ah.
— Je crois que ton père devrait venir, juste une fois, si nous revenons de cette aventure.
— Tu veux que Papa me voit danser ?
— Je veux qu’il te voit vivre.
— Mmm. Et que dira le ténébreux shérif s’il croise Papa sur son territoire ? Prenez ma chaise, Apollinaire. Vous voulez un whisky, Apollinaire ?
Ma mère sourit, comme une collégienne acculée qui ne peut plus nier, et change de sujet :
— Et si on parlait de ces deux beaux garçons qui vont nous accompagner ? Tu sais ceux que tu n’as pas cessé de regarder pendant une demi-heure ?
— Je compte bien me rattraper de l’échec avec Alexandre. Tu tentes le père, je tente les fils.
— Les deux ?
— J’ai de l’ambition.
— Je ne doute pas que tu y parviennes. Je préfère ça à la doucereuse Léonie.
Je ne réponds pas, car je n’aime pas le débat. Quant aux frères jumeaux, même si je les ai fait craquer pour un baiser, je garde quelques réserves sur le fait d’y parvenir avec leur père à côté de nous.
Je pousse la porte de l’imprimeur qui s’occupe de la Gazette de la Colline, le journal qui a toujours préféré faire mon éloge. L’immense homme s’exclame :
— Diantre ! Fanny la virtuose qui me rend visite ! Soyez les bienvenues.
Ses deux fils, occupés à la presse, lèvent des mains vers moi. Je reconnais deux réguliers du Païen. Sa femme au fond de la pièce se dresse, comme si une rivale entrait dans son territoire. Elle nous salue :
— Mesdames. En quoi mon mari et mes fils peuvent vous aider ?
— Nous avons besoin de produire quelques affiches, afin de recruter des danseuses. Nous partons à Versailles y chercher quelques perles rares qui sauraient donner vie au futur Païen.
— Une entreprise courageuse, dit-elle. Enfin, vous avez plus de chance de trouver des mulâtres ou des noiraudes à la capitale.
— Un asiatique aussi, ce serait bien, me dit ma mère.
— Il en faut pour tous les goûts, acquiescé-je.
La femme nous tourne le dos et retourne à son bureau. Son mari pouffe et nous dit :
— Elle est vieux jeu.
Du fond de la pièce, elle crie :
— Ce n’est pas en passant leurs soirées à regarder des filles se dénuder que tes fils vont trouver à se marier !
Le mari l’ignore et demande :
— Alors ? Avez-vous un texte précis ? Un prix ?
— Pas de prix, nous le négocierons sur place. Il faut qu’il y ait indiqué danseuse ou gymnaste, pour des représentations érotiques, et préciser que ça se passe à Saint-Vaast.
— Bien. Alors, venez avec moi.
Il nous guide à son plan de travail et choisit des tampons assez grands. Il en a de plusieurs tailles afin d’adapter le texte à la page. Sa femme lui crie :
— Tu m’appelleras pour la relecture !
Il ne l’écoute pas et continue à sélectionner. Il a des tampons tout assemblés pour écrire en entête : « recherche », comme sur les affiches des criminels.
— Je mets danseuse souple. Si je mets gymnaste, vous n’aurez que des hommes.
Maman et moi échangeons un regard entendu pour partager notre opinion sur les a priori de ce monde. L’imprimeur agence sur la troisième ligne : pour « spectacles », sur la quatrième « érotiques et dévêtus » sur la cinquième : « à Saint-Vaast » C’est sobre, mais ça dit l’essentiel. Il place la plaque de lettre agencées sous la presse, puis vient comprimer une feuille. Il nous la désigne. Je réponds simplement :
— Parfait ! Il nous en faut vingt ou trente exemplaires.
— Hey ! Maman ! Tu veux relire ?
La petite femme se lève, grimace en regardant la page, puis repart.
— Je vous apporte ça tout à l’heure, Madame Fanny.
— Merci.
Il me fait un clin d’œil et me demande en passant au tutoiement :
— Tu veux voir quelque chose ?
Je lui réponds avec un regard suspicieux. Il ajoute avec malice :
— Ça va te plaire. Viens voir.
Je le suis jusqu’à la table de travail d’un de ses fils, il ouvre un tiroir et en sort un paquet de cartes. Curieuse, je l’ouvre et en sors les têtes. Les rois sont nus, leurs pénis veinés en érection, un trident sinon une épée dans une main. Tout comme leurs homologues, les dames sont nues, dans une posture impérieuse, un sceptre à la main. La dame de pique est la plus audacieuse car elle marche sur le crâne d’un vaincu qu’elle tient au bout d’une chaîne, ce qui lui entrouvre légèrement la jambe.
— Au début, on voulait faire plus délicat, et Jacques nous a dit : pas de demi-mesure. Attends de voir le joker.
Les valets ont des postures plus soumises. Les noirs sont des hommes aux pénis droits mais moins imposants que ceux des rois, les rouges sont des femmes. Je parviens au joker. Je serais de mauvaise foi si je disais ne pas me reconnaître. Je porte des sous-vêtements à carreaux, peut-être parce qu’il aurait indécent de me représenter nue. J’ai la tête en bas, pendue à une barre, les jambes en grand écart. Je fais une moue admirative.
— Je dois en faire encore cinq comme ça, tout à la main.
— Une pièce de collection, commente Maman.
— Merci, Madame Gaultier. Je vais m’occuper de vos affiches. A tout à l’heure.
Nous quittons la pièce, et l’armurier sur le seuil de son magasin nous fait signe avec un sourire. Il désigne Cadeau :
— Vous lui avez trouvé une laisse d’une belle couleur.
— Merci.
— Alors ? C’est bientôt la grande aventure ?
— Nous partons demain. Le temps que nos affiches soient prêtes. Nous allons essayer de recruter quelques danseuses.
— Pas trop, pas trop ! N’allez pas ruiner notre pauvre Jacques.
— Juste ce qu’il faut, promet Maman.
— Et bien bon voyage.
— Merci.
Nous retrouvons l’ombre du Païen. Alpha dort dans un coin en ronflant. Même invisible sa présence est là.
Le soir tombe après que Jacques et Christophe aient ramené Marmiton et Quetsche à Emmanuel. Ils en ont profité pour négocier, un cheval pour notre amie. Maman est partie voir le shérif pour s’assurer qu’il serait prêt, puis nous avons dîné.
Alors que nous rangeons la pièce, et que Léonie déroule son couchage sur le sol de la taverne, l’ambiance est calme, mais pesante de notre départ prochain. Jacques ne cache pas l’inquiétude qu’il a de ne plus me revoir.
Dans ma chambre, je me couche à côté de Maman qui regarde le plafond. J’éteins le néon et elle soupire. J’évite de lui demander ce qui la rend soupirante, mais elle préfère se confier, même si je ne lui pose aucune question :
— J’aimerais que nous allions à Versailles, juste pour chercher des danseuses. J’ai un mauvais pressentiment concernant l’autre partie de notre voyage.
— Le shérif t’a dit quelque chose ?
— Non. Mais il n’est pas serein.
Je ne réponds pas. Si le lion de Saint-Vaast n’est pas serein, qui peut l’être ?
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