93. Le train pour Versailles

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Je m’éveille avant le chant du coq. J’entends marcher nerveusement au rez-de-chaussée. Je m’habille, puis descends les marches grinçantes, suivie par les pas légers de Cadeau. Léonie somnole encore, mais son premier né fait les cent pas. Je noue ma chemise au-dessus du nombril pour apercevoir sa silhouette. Je demande au monstre :

— T’as envie de faire pipi ?

Il tourne son bec aux dents effilées vers moi. C’est un animal hideux, mais qui semble bien plus doué de compréhension qu’un chien. J’ouvre la porte, il bouscule le portillon. Cadeau se lance derrière lui, alors je dénoue ma chemise pour sortir à mon tour.

Emmanuel, le frère de Jacques, s’avance avec Marmiton et trois juments. Il me sourit :

— Matinale ?

— Pas le choix quand on a un chien.

— Jacques m’a dit que tu avais un bâtard de chacal.

Marmiton me pince les cheveux. Je le repousse gentiment et Emmanuel ajoute :

— On dirait que tu sais y faire avec les mâles. Ton chacal, je parie que ça en est un.

— Il faut croire.

Il me déshabille du regard et ajoute :

— Jacques m’a promis une avant-première dans le petit salon de l’effeuillage.

— Je sais. Mais je pensais que vous aviez déjà vu votre frère tout nu.

Ne saisissant pas la plaisanterie, il rétorque avec sérieux :

— Ce n’est pas avec lui que j’ai convenu d’une avant-première.

— Je vous taquinais. Ne vous attendez pas à davantage.

Il a un rictus mauvais. Je ne suis pas pressée de me retrouver seule avec lui. Alpha bouscule le portillon pour rentrer, ce qui fait sursauter Emmanuel. Je me moque de lui :

— C’est juste un fantôme. C’est la femme de Jacques qui se rentre avant que le soleil ne brille trop.

Il a un rictus pour singer un rire, mais je vois bien qu’il n’est pas rassuré. J’ajoute :

— Peut-être qu’elle sera là pour l’avant-première.

— Mmm. Je te laisse les bêtes. Tu donneras le bonjour à Jacques.

— Promis.

Il me place les rênes entre les mains, puis s’en va. J’attache chaque équidé à la balustrade, puis je retourne à l’intérieur en nouant ma chemise. Je repère la créature près de Léonie et lui dis :

— J’aime bien Alpha. Il a foutu la trouille au frangin de Jacques.

La sorcière sans visage lève la main à la recherche de la tête de son monstre, le gratte affectueusement et lui murmure :

— Il faut te faire discret.

Elle s’assoit, vêtue de sa sous-robe. Son œil grimpe sur son crâne et la guide vers sa parure noire.

— Tu n’es pas en robe, Fanny ?

— Non, pourquoi ?

— Nous allons prendre le train.

— Et ?

Elle ne répond pas. Les pas de Jacques plient bruyamment les escaliers, suivis par les talons de Martine. Rapidement Christophe et Maman nous rejoignent autour de la table de la cuisine. Cadeau mange des restes du repas de la veille, tandis que je savoure mon café. Jacques ne parle pas, un peu bougon. Christophe sert tout le monde tandis que Martine caresse inlassablement le crâne chauve de Jésus.

Le repas à peine avalé, Maman et moi nous empressons d’utiliser les toilettes avant que Jacques le fasse. Lorsque je quitte le jardinet, Maman vérifie son sac au milieu de la grande salle. Le shérif et ses fils passent le portillon. Sans un bonjour, le cinquantenaire lance simplement :

— Le train part dans une heure.

— Parfait. Fanny et moi sommes prêtes, répond Maman.

J’ai un nœud au ventre malgré ma soif d’aventure. Avec un sourire, je m’avance près des deux garçons. Je tente de capter leur regard et leur fais la bise pour garder avec moi une partie de leur odeur. La présence paternelle les rend raide et peu réactif. Donc, je sors dehors pour seller Marmiton. Jésus me rejoint rapidement avec Martine. Cette dernière a décidé de profiter de l’absence de Jésus pour retourner voir ses fidèles à Sainte-Martine-du-Désert.

Chacun attèle ses bagages, y compris Léonie que j’aide comme si elle était vraiment aveugle. La jument noire a l’air un peu trop jeune et fougueuse, elle reste agitée le temps que nous réglions les étriers. Elle n’apprécie pas que nous attachions le paquetage de selle sur sa croupe. Elle bouge comme si elle voulait chasser une mouche et donne des petites ruades. Je la maintiens fermement sous le mors et la supplie :

— Doucement, doucement…

La jument secoue la tête, son menton écume sur mes bras. Léonie passe brutalement ses mains sur les miennes, tire violemment vers nous et lui ordonne avec autorité :

— Oh ! Du calme !

La jument se fige, les oreilles couchées, l’œil craintif, en tirant sur les rênes à m’en scier les mains. Léonie desserre doucement sa poigne, sans me lâcher les mains, pose son front sur le chanfrein et lui murmure :

— Voilà. Entre fille en robe noire, on va s’entendre.

La sorcière m’intimide aussi. Les mains de Léonie caressent les miennes et son visage près du mien susurre :

— J’ai passé mon enfance avec les chevaux. De la fermeté, et de la douceur.

Ses paumes massent mes mains pour illustrer ses propos, et descendent sur mes bras souillés de la salive du cheval, elle esquisse un sourire en les essuyant sur mon pantalon :

— Merci d’avoir mis ces frusques.

— Hé !

Mon cri fait reculer brutalement la tête de la jument que je lâche. Léonie la longe, tâte les boucles pour terminer de fixer le paquetage, remonte le bas de sa robe et met le pied à l’étrier. Je vais vers Marmiton qui m’observe avec ses grands yeux noirs.

— On se demande qui est la bourrique, ici.

Il tend la lèvre vers moi, dévoilant les dents comme s’il voulait rire. Je mets la main sur son encolure et me hisse. Le shérif fait une courte échelle galante à ma mère, tandis que ses fils aident Martine à se hisser en amazone sur la croupe de Mirabelle, derrière Jésus. Enfin, nous partons.

Les rues baignées de soleil du matin commencent à peine à s’animer. Des habitants nous observent par la fenêtre. Pas de noms d’oiseaux ce coup-ci, peut-être parce que l’homme le plus craint de Saint-Vaast nous accompagne.

À la gare, Antoinette nous a précédés. Le shérif fait avancer son cheval jusqu’à elle.

— Je t’envoie un télégramme quand je sais où nous logeons. Le moindre débordement, je veux en être informé.

— Ce n’est pas la première fois que tu pars, et personne ne sait pour combien de temps.

Il réitère simplement son ordre d’un regard. Le train arrive depuis la direction des Marais Rouges. Le shérif fait pivoter son cheval vers moi et Léonie.

— Votre créature va avec les chevaux. Elle ne les mangera pas ?

— Non, répond mon amie.

Les freins du train crissent et il ralentit tout doucement, jusqu’à s’arrêter à quai. Daniel nous distribue nos billets, puis le garçon de gare ouvre le wagon à bétail. Je m’occupe de faire monter Marmiton. Léonie me suit avec sa jument et j’entends le souffle rauque d’Alpha. Les animaux ne semblent même pas sentir sa présence. Je prends le bras de mon amie et lui dis :

— Il faut que je t’aide à descendre, tu es aveugle, ne l’oublie pas.

Elle tapote devant elle avec sa canne, puis les jumeaux nous succèdent. Maman discute botte à botte avec le shérif. Sur le visage de l’homme de loi, je surprends un sourire rare, qui n’a rien d’un rictus narquois.

— Elle va réussir à draguer le vieux lion, murmuré-je.

— Pourra-t-on en dire autant de toi et des deux lionceaux ? chuchote Léonie.

— Jalouse ?

— Pourquoi le serais-je ? Ce qui peut se passer entre toi et eux ne change rien à notre amitié éternelle.

Ses paroles me rassurent. Je monte dans le wagon et présente mon billet au contrôleur avant de tendre la main à Léonie. Elle sourit :

— Je sens l’odeur du tissu imprégné de suie. Serions-nous en première classe.

— Oui, Madame, répond le contrôleur.

Je guide Léonie et ajoutant :

— On dirait que le vieux Lion aime le confort.

— Même une jeune lionne sait apprécier le moelleux d’une banquette.

Elle s’assoit et je me place face à elle. Cadeau se cale entre mes jambes. Jésus, sa muse, et les jumeaux nous rejoignent. Jésus leur dit :

— Après-vous.

— Non, Jésus, allez-y.

— La Punaise ne va pas vous piquer, se moque Martine.

Urbain s’assied à côté de moi, et Daniel se place face à lui. Jésus s’installe et me sourit. Alors ma mère et son lion arrivent. Voyant qu’il ne reste plus de place, elle lui dit :

— Voulez-vous que nous preniez la place suivante ?

— Je vais rester debout un peu. C’est mieux pour mon dos.

— Sinon, chacun se tasse, et je me mets sur vos genoux.

Les jumeaux écarquillent les yeux, et il répond sans rougir :

— Ce serait très inconvenant de ma part.

— Dommage, je pouvais me tasser, déclaré-je en regardant Urbain.

Le chef de gare siffle.

— Dans combien de temps arrivons-nous ? demande Maman.

— Environ sept heures, répond Urbain.

— Nous achèterons une collation lors de l’étape à la Main, ajoute le shérif. Une fois à Versailles, nous quitterons la ville pour aller à Lutèce.

Léonie grimace :

— Dans mon souvenir, Lutèce était un bourbier.

— Ça l’est toujours, répond le shérif. Mais je connais un endroit où nous pourrons être hébergés à moindre frais et où nos chevaux auront de l’herbe fraîche. Cela nous servira d’arrière-camp.

Le train s’ébranle. Je prends le bras d’Urbain, le passe par-dessus mes épaules et pose ma tête contre lui en annonçant :

— Je vais terminer ma nuit.

Je regarde Daniel qui ne cille pas. Jaloux ? Pas jaloux ? Je n’en sais rien. Je ferme les yeux et caresse la main de son frère que je garde comme un collier. Il me laisse faire, c’est bon signe. Ni ma mère ni Apollinaire ne font une remarque. Ils s’éloignent vers la banquette voisine.

Après quelques heures, le train fait une halte à la Main. Alors que son ton indique qu’il a déjà pris la décision pour tous, le shérif demande par politesse :

— Des cornets de viande-surprise, ça ira à tout le monde ?

Chacun opine Maman s’empresse de dire :

— Je vais vous aider à les porter.

Ils se dirigent tous les deux vers l’extrémité du wagon. Je les observe par la vitre, fendre la gare bondée et enfumée. Voulant raviver un souvenir chez les jumeaux, je dis :

— Si on avait le temps, je serais bien allée acheter une nouvelle chemise.

Daniel sourit. Martine récupère sa valise et soupire avant de s’adresser à Jésus.

— Bon ! Tu seras prudent ?

— Je garde l’œil ouvert, promet-il.

Elle secoue la tête, la poitrine soulevée d’émotion.

— Si… Si tu ne reviens pas. Sache que ça aura été une renaissance pour moi, et… Et que tu n’es pas que la moitié d’un homme.

— Non, au moins les deux tiers, rit-il.

— Tu m’agaces, mais je t’aime.

Elle l’embrasse, puis se faufile entre les banquettes et descend à quai. Elle se positionne à la fenêtre, lui adresse des petits signes de mains, jusqu’à ce que Maman et le shérif reviennent. Maman l’embrasse, puis monte et me tend un cornet de journal huileux.

— J’en ai pris un pour deux.

— Cool, y en a toujours trop, dis-je.

Je pioche dedans, profitant que la viande soit encore chaude.

— Fuck ! Mouton. Celui-ci a l’air mieux.

Maman prend la place de Martine et ajoute :

— Par contre, je n’ai rien pour nous essuyer les mains.

— Je peux prêter un mouchoir, répond Urbain.

J’ai envie de lui répliquer que je sais ce qu’il essuie avec son mouchoir, mais ça serait rabaissant. Je réponds simplement en me léchant les doigts lentement.

— Il suffit de bien les sucer.

Léonie pouffe de rire, me rappelant que trois heures plus tôt, sa jument blanchissait ma peau de bave. Après quelques secondes de réflexion, le geste étant déjà fait, il est trop tard, alors je repioche un morceau de viande sans lui répondre.

Le train repart après que nous ayons terminé. Quelques kilomètres hors de la ville, et il fend de longues étendues désertiques de sable presque blanc, sans même un arbre pour ombre. La chaleur se fait sentir à bord et les visages ruissèlent. Le voyage à cheval aurait été difficile.

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