96. Castings (partie 2/3)
Durant l’heure de midi, afin d’échapper à la proposition de cornet de viande surprise, Maman et moi avons proposé à tout le monde une petite taverne locale. Le shérif et ses fils ont tourné beaucoup autour du quartier de la cathédrale. Ils ont essuyé que des refus de la part des commerçants pour coller les affiches. Elles sont donc placardées sauvagement dans la rue. Ensuite, le shérif et ses fils sont repartis mener leur enquête sur les habitudes de l’évêque de Versailles, et nous sommes retournés poireauter dans le théâtre.
L’après-midi est longue, et c’est avec soulagement que j’aperçois la silhouette d’Henri-Xavier Bonneau traverser la cour. Il frappe la porte de sa canne avant de la pousser, et invite à entrer un homme habillé d’un vieux costume gris. Foulard au tour du cou, bouc taillé fin, chevalière à la main, il est accompagné d’une fillette. Cette dernière a la chevelure couverte d’une coiffe blanche formant une visière autour de son visage et cachant ses cheveux. Elle semble avoir dix ou onze ans. L’homme salue Jésus et lui dit :
— J’ai vu vos affiches, et je venais proposer la candidature de ma fille, Ernestine.
— Désolée, dis-je, elle est trop jeune, elle devrait être à l’école.
— Elle a treize ans, elle a fait toutes ses études.
— Nous ne prenons pas en-dessous de dix-huit ans, dis-je. Question de principe.
L’homme semblant choqué de mon refus catégorique, Maman prend une voix douce :
— Comprenez, que nous ne pouvons demander à une fille si jeune, de danser complètement nue devant un public.
— Nue ? s’étonne-t-il.
— C’est écrit sur l’affiche.
— Je ne pensais pas que « dénudé » s’entendait au complet…
— Il n’y a pas de mal.
— Et bien bonne journée.
Il tire l’enfant par le bras. Le producteur lâche :
— En dessus de dix-huit ans, vous ne trouvez plus beaucoup d’artiste à marier, qui n’ait pas une attache familiale…
— C’est une règle que nous nous sommes fixée, tranche Maman sévère.
— Comment voulez-vous bâtir un spectacle qui dure si, passé cinq années, vos gymnastes sont trop âgées…
— L’érotisme n’a pas d’âge, réplique Maman. Il suffit de savoir l’exprimer.
Il fait une moue en présentant la paume de la main, puis il fait demi-tour.
— C’est moi, ou il est vexé ? demande Maman.
— Vu l’enthousiasme que portait son visage, c’est lui qui a contacté le père de la fille, indique Léonie.
— Vous pensez qu’il avait vraiment mal compris l’affiche ? demandé-je. Jésus, toi qui est de ce monde ?
— Et bien. Moi, quand je lis l’affiche, j’imagine qu’il y a des membres dénudés, je peux supposer ne pas voir un sein ou le bassin, mais…
— Tu as été aveugle trop longtemps, sourit Léonie. Cet homme portait un costume d’un autre temps. C’est un vieux riche qui veut retrouver un train de vie.
— Quitte à prostituer sa fille, soupire Maman.
— Vous allez fâcher la Punaise, sourit Jésus.
— Quitte à l’obliger, corrige-t-elle.
Je m’assois sur le bord de l’estrade. Il ne reste plus qu’à attendre d’autres candidates.
Les minutes sont longues. Je désespère d’être assise ici à attendre des candidates plutôt que d’être en train de faire route vers le lac de la jeunesse éternelle. Agrandir le Païen est un projet qui me tient à cœur, mais le recrutement peut attendre que la gloire attire les candidates.
Léonie, qui ne s’est pas assise encore une fois, est à la fenêtre lorsqu’elle s’exclame :
— En voilà une !
Nous nous relevons, Jésus se tourne vers son piano. La secrétaire de Bonneau frappe à la porte et l’invite à entrer. Elle semble avoir une vingtaine d’année, elle a une robe élimée, ce qui nous permet d’estimer son besoin d’argent. Elle a de cheveux châtains clairs, des tâches de rousseurs à demi-visibles constellent son visage. La secrétaire, d’un sourire factice, se retire en lâchant :
— Bon courage, Madame.
Léonie s’adosse au mur, silencieuse. Maman frappe une fois des mains.
— Bonjour Mademoiselle !
La femme sourit et me dit :
— Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas appelé ainsi.
— Vous êtes mariée ?
— Je le fus.
— Il est…
Maman laisse deviner le mot « décédé » par un silence peiné.
— Non. Mon ventre est stérile. L’église a annulé notre union.
Maman me regarde. Pas besoin de nous parler pour confier notre atterrement intérieur. Je demande :
— Il a eu des enfants avec une nouvelle femme ? C’est peut-être lui qui est stérile.
— Si les hommes pouvaient l’être, ça se saurait, sourit poliment la jeune femme.
— Bien entendu qu’ils le peuvent, s’agace Maman. Mais nous ne sommes pas là pour parler de ça. Même si le regard de nos hommes sur nos corps est le sujet, ils n’ont pas à… à s’occuper de nos utérus.
— Je suis bien d’accord, déclare Léonie.
Maman secoue la tête, puis reprend :
— Qu’est-ce qui vous amène ?
— J’ai vu une de vos affiches.
— Je veux dire, nous allons vous expliquer ce que nous recherchons, mais d’abord vous, votre parcours, vos tabous et vos talents.
Je souris en m’asseyant sur l’estrade, en réalisant que Maman a recruté plus d’une fille pour son salon de beauté, et donc qu’elle est dans son élément. D’un geste, elle invite la fille à prendre une chaise et Jésus se met à jouer une mélodie très discrète et feutrée.
— Je suis souple. Je sais danser la valse. Que puis-je dire d’autre ?
— Présentez-vous. Comment vous appelez-vous ? Votre âge ? Qu’est-ce qui vous amène à ce casting.
— Ce quoi ?
— Cette entrevue, rectifié-je.
— Il n’y a pas de piège dans ma question, ajoute Maman. Nous avons besoin de vous connaître, savoir si vous avez l’esprit que nous recherchons, savoir pourquoi vous seriez prête à vire à Saint-Vaast, et à faire des spectacles dénudés.
— Bien, Madame. Je m’appelle Perrette, j’ai vingt-deux ans. J’ai été mariée quatre ans et depuis le divorce, en début de printemps, je cherche du travail. À Versailles, soit les femmes vivent de leurs maris, soit elles partagent leurs commerces, sinon leurs fermes. Ces dernières sont très prudentes. Etant donné que je suis stérile, elles ont peur que leurs maris en profitent pour… s’offrir un peu d’amour dans leur dos.
— J’ai connu ça, dis-je.
— Pour une femme déshonorée, qui plus, est stérile et de mon âge, on me réserve le couvent ou la maison de passe.
Je lève la main au ciel pour indiquer de manière sarcastique que c’est évident. Maman reste sur sa discussion sans dévier.
— Donc rien ne vous retient à Versailles ?
— Non, Madame.
— Voici ma fille, Fanny, créatrice d’un spectacle de gymnastique sensuelle à Saint-Vaast. Elle se produit dans une taverne au milieu d’hommes, qui n’ont pas le droit de la toucher, mais qui peuvent la regarder. Notre objectif est de transformer cet endroit en bien plus qu’une taverne qui change de couleurs quelques soirs par semaines. Nous souhaitons en faire un temple de l’érotisme. Aucune fille ne se met en danger, aucun homme n’a le droit de les toucher. En journée, elles font le service, le soir, elles ôtent un vêtement en récompense de jeux d’argents et de hasard. Et de temps en temps, elles exécutent des spectacles complets.
Perrette opine du menton, ses grands yeux clairs à l’écoute.
— Ça a l’air d’être un compromis satisfaisant.
— À l’idée de montrer une épaule, un sein, ou davantage. Où se situerait votre limite ?
— Je l’ignore. J’ai toujours préservé mon corps pour celui qui serait mon mari. Aujourd’hui, c’est une question un peu… un peu caduque. Je n’en sais vraiment rien.
— Quel est votre rapport à la religion ?
— Dieu m’a tracé une autre route que celle des autres femmes en me refusant la fertilité. J’ai toujours été une femme convenable et j’ai tant fréquenté les bancs de l’église sans que mes prières ne soient entendues que je doute que Dieu me reproche d’ôter toute pudeur devant d’autres hommes qu’un mari que je n’aurai jamais. Peut-être m’y destine-t-il ?
J’observe cette fille pleine de courage, le cœur un peu pincé par son histoire. Elle a mon âge, et sa société a déjà condamné sa vie parce qu’elle ne peut pas donner d’enfant. Maman tourne la tête vers moi et je lui fais signe que pour le moment, la fille a un esprit que nous plaît bien. Maman tapote la scène et lui dit :
— Allez-y. Montrez-nous comment vous feriez sur scène. Dites-nous ce que vous voulez que Jésus joue, il ne vous regardera pas. Vous n’avez que moi et ma fille pour vous juger. Léonie est aveugle.
Elle se lève, grimpe sur les planches, alors je prends sa place, et croise les jambes en m’adossant confortablement.
— Il y a plusieurs semaines que je n’ai pu entretenir mes aisselles…
— Ne vous inquiétez pas, je m’en offenserai pas.
— Moi non-plus, dis-je.
Maman a un rictus moqueur. Perrette demande :
— Une musique lente et douce, s’il vous plaît.
Jésus s’exécute. Elle choisit de ne pas danser, mais sa main retire l’épingle de ses cheveux. Menton baissé, de deux caresses suave, elle les ramène devant elle et nous observe à travers eux. Contrairement à Marianne qui m’avait fait rire, Perrette sait jouer de sa timidité. Ses doigts délacent les laçages de sa robe, et ses bras se découvrent. Elle la retient à la poitrine, exécute brutalement quelques pas de valse, désynchronisés de la musique, puis elle revient à face à nous, révèle ses seins ronds et fermes mouchetés de rousseur claire. La timidité lui vole un sourire gêné et elle descend le tissu jusque sur ses hanches. Elle est plutôt svelte, dans le standard de canon de mon monde que je veux imposer au Païen. Les bras ballants elle ne sait pas quoi faire. Maman tourne la tête vers moi, aussitôt je dis :
— Moi, ça me va.
— Tu vas devoir te reconvertir en chorégraphe, mais…
— J’ai beaucoup d’idées, ça ne me dérange pas.
— Et tu peux en piquer plein chez nous, personne ne viendra t’accuser de plagiat jusqu’ici.
Perrette nous interrompt :
— Je suis désolée, je ne sais pas comment transfigurer l’érotisme. Mon mari aimait que je procède lentement.
— Fanny. Montre-nous ce que tu ferais, pour qu’elle ait une idée, suggère Maman.
Je me lève, monte sur scène, alors Jésus reprend son thème. J’imagine Urbain face à moi, détache mes cheveux, puis commence comme elle l’a fait, transperçant ses yeux de mon regard. Elle se pince les lèvres et j’ondule lentement tout en descendant ma robe. Je remonte mes mains le long de mes flancs, de mes seins, peigne mes cheveux et pose mon visage contre mon biceps, comme à la recherche d’un contact tendre. Studieuse, elle m’imite, dévoilant les oursins de ses aisselles. Chouette ! Un battle de danse ! Perrette aime le défi, elle laisse glisser sa robe jusque sur le sol, dévoilant sa culotte bouffante et blanche qui la couvre jusqu’à mi-cuisse. Je souris car elle a signé son échec. Je sors à mon tour de mon cocon, dévoilant ma culotte de coton moulante. Et je remonte une main en caresse le long de ma cuisse, puis une autre s’arrête sur mon entrecuisse. J’entreferme les yeux, Perrette se fige quelques secondes, puis à ma surprise, elle passe sa main entre ses cuisses et ses paupières se ferment. Maman applaudit pour interrompre l’instant qu’elle trouve gênant.
— Et bien, c’est presqu’une concurrente que nous avons trouvé.
— Va falloir un peu de travail pour devenir une concurrente. Battle de souplesse ?
Je monte lentement mon genou vers moi et tends le pied vers le plafond en maintenant ma cuisse contre ma poitrine. Je dépose un baiser sur ma peau, puis repose lentement ma jambe au sol. Perrette se défend :
— Certes, je suis souple, mais pas à ce point.
— On n’en demande pas tant, la rassure Maman.
Je pose mes mains sur le parquet, fais l’équilibre, puis laisse mes jambes refaire le grand-écart. Ma mère lui dit :
— Elle est un peu crâneuse.
Cadeau profite que ma robe soit libre pour monter sur l’estrade et s’allonger dessus. Henri-Xavier Bonneau entre comme un ouragan en s’exclamant :
— Extraordinaire !
Perrette referme brutalement ses bras devant ses seins. Moi, je reste fixe, pour me montrer impassible. Il s’ébahit :
— Je vous ai vue par la fenêtre ! Que Dieu me pardonne ! Gymnaste érotique ! Cette adresse donne tout son sens à votre titre !
— Et encore, lâche Jésus. Vous n’avez pas vu avec la barre.
L’homme étant un potentiel atout pour le recrutement, je descends lentement mes pieds pour les poser près de mes mains, puis je glisse en grand écart facial. Un mouvement de brasse, puis je pousse sur mes mains en ondulant comme un serpent. Il reste muet, sa bouche entrouverte dévoilant ses chicots jaunes et émaillés. D’un balayage de jambe souple, je tourne sur-moi-même pour me trouver dos au sol, en appui sur une main, puis ensuite sur l’autre, souvenir d’une figure de break-dance. Je laisse mes épaules toucher le parquet, lève les pieds en chandelle, passe mes mains derrière ma tête et, d’une impulsion légère, envoie mes pieds pour effectuer un flip arrière. Je m’incline, le bras cachant ma poitrine, alors il applaudit. Je lui dis :
— Il manque la musique, la lumière et tout ce que je peux faire d’aérien.
Il tourne la tête vers Maman qui confirme mes dires d’un hochement de tête. Jésus ajoute :
— Et la lingerie encore plus délicate.
— Il faut vous établir à Versailles ! tonne brutalement Bonneau.
— Un spectacle à Versailles si nous parvenons à recruter assez, tranché-je en poussant Cadeau pour ramasser ma robe.
Perrette m’imite. Il lâche :
— Nous allons trouver. Je n’en doute pas une seconde ! Combien vous faut-il de danseuse ?
— Il n’y a pas de jeunes filles asiatiques ? questionne Maman.
— A-quoi-tiques ?
— Bridées, dis-je. Maman aimerait un éventail d’origines dans le spectacle.
— La plupart des bridées ont des corps informes, dit-il en balayant l’air de la main.
— Pas moins que les fillettes de treize ans, répliqué-je.
Il esquisse un sourire désarçonné. J’ajoute en fermant ma robe :
— Etant donné que je ne suis pas tout le temps-là, quatre filles ne seraient pas de trop, je pense. Il nous en faut encore deux.
— Je vais de ce pas rencontrer quelques connaissances. Et nous négocierons un accord, vous et moi.
— J’ai besoin d’une perle rare, souvenez-vous.
Il sort aussi vite qu’il est entré. Maman sourit :
— Tu l’as mouché.
— Si tu ne faisais pas une fixation sur une Chinoise.
— Mais c’est pour que le Païen soit riche de diversité. C’est assurer de nombreuses visites, et désamorcer le racisme ambiant.
J’opine du menton et m’adresse à Perrette :
— Si ça t’intéresse, repasse demain matin. Je vais écrire une lettre de recommandations que tu pourras présenter à Saint-Vaast, au propriétaire du Païen. C’est la taverne en question. En attendant qu’on revienne, tu auras le gîte et le couvert. En retour, un petit coup de main pour l’aménagement ne lui fera pas de mal et les clients de la taverne pourront mettre un prénom avant même que tu aies fait un seul spectacle. L’attente, ça fait mettre la main au porte-monnaie plus facilement.
— D’accord. À demain, Madame.
— Non, pas de Madame. Moi c’est Fanny, et tutoie-moi.
— D’accord. Au revoir.
— Au revoir, répondent Maman et Léonie.
Je me rassois sur l’estrade. Il n’y a plus qu’à attendre la suivante.
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