97. Castings (partie 3/3)
Une heure passe. On ne peut pas dire que ça se bouscule. Se dénuder n’est pas dans les mœurs. Maman soupire et demande avec le ton de celle qui lit un conte :
— Léonie ? Ne vois-tu rien venir ?
— Non.
— Que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie ? demandé-je
— Je ne vois pas d’herbe, répond Léonie.
Maman et moi échangeons un sourire. Léonie recule et ajoute :
— Des ennuis, je pense.
— Des ennuis ?
— La gendarmerie de la République.
J’approche de la fenêtre pour voir quatre soldats, accompagnés d’un homme que je suppose être l’officier. Il a la même tunique grise, mais le plastron a laissé place à une étoile de shérif argentée, et un chapeau noir remplace le casque.
Henri-Xavier les précède d’un pas hâtif et ouvre la porte. Ils pénètrent tous et le shérif nous salue :
— Mesdames, Monsieur.
— Bonjour, répondons-nous en chœur.
— Cette affiche est-elle à vous ?
Il déroule la feuille avec l’adresse du théâtre ajoutée à la main. Celle-ci étant tournée vers Jésus, ce dernier répond :
— Oui, shérif.
— Je vous assure que j’ignorais cela ! se défend Bonneau.
Un volcan de colère se met à bouillonner en moi. D’un geste de la main contre sa cuisse, Maman me fait signe de ne pas le laisser entrer en éruption.
— Y a-t-il un problème ? demande Jésus.
— Nous ne pouvons laisser quiconque coller des annonces pour de la débauche.
— Nous ne pensions pas à mal, explique Jésus. Nous cherchons uniquement à recruter à un spectacle.
— Consultez les gérants des maisons de passes, collez-y vos affiches s’il vous donner leur accord, mais celles-ci ne doivent pas être disposées dans l’espace public.
— Bien. Nous allons les retirer… dès que nos colleurs d’affiches seront revenus pour nous dire où ils en ont placés.
— Nous ne vous verbalisons pas par cette fois, mais veillez à ne pas troubler l’ordre ici. Monsieur Bonneau, pour la respectabilité de votre établissement, je vous invite vivement à ne pas tolérer leur présence plus longtemps ici.
— Cela va de soi, répond l’homme. Mesdames, Monsieur, veuillez quitter mon établissement sur le champ.
Je le foudroie d’un regard furieux. Jésus glisse de son tabouret, et nous quittons la pièce. Nous récupérons nos montures aux écuries. Le temps de les seller, les gendarmes se retirent et le gros Bonneau nous rejoint au moment je me monte en selle.
— Mes amis, je suis désolé ! Comprenez, pour…
— Ce que nous comprenons, c’est que nous ne viendrons pas nous produire à Versailles, dis-je.
— Je vous assure que nous y pourvoirons, d’une manière ou d’une autre. Vous aurez un tel succès !
— C’est ça.
Je talonne Marmiton. Les juments lui emboîtent le pas. Il hurle :
— Repassez demain ! J’aurais peut-être une solution !
Nous retrouvons la rue. Le shérif, à quelques mètres, nous observe.
— On attend ici ou on rentre à l’hôtel ? demandé-je.
— Rentrons, décide Maman. Apollinaire et ses garçons nous y retrouveront
Une journée complète à poireauter, pour trouver une seule danseuse. C’est mieux que de rentrer bredouille. J’espère au moins que notre shérif aura trouvé un plan pour voler l’évêque.
Apollinaire et ses fils rentrent à la nuit tombée. Il fait chaud et sec. Lorsqu’ils pénètrent depuis l’entrée donnant sur les enclos, nous sommes installés à table. J’ai emprunté de l’encre et une feuille de papier au tenancier, et j’ai écrit une lettre afin que Perrette puisse la présenter à Jacques. Je l’ai signée : la Punaise. Maman se moque :
— On voit qu’on ne t’a pas habituée à la plume, à l’école.
Je souffle sur la feuille pour m’assurer que l’encre sèche. Les garçons s’assoient à table. Je jette un regard à Urbain à ma droite, mais comme à chaque fois que son père est présent, il ne me rend pas un sourire.
Léonie s’empresse de leur demander :
— La journée a été instructive ?
— Et pour vous ? demande le shérif.
— Nous avons trouvé une danseuse avant d’être délogés par la gendarmerie, répond Maman. Ils veulent que nous retirions toutes les affiches.
— Des gendarmes étaient déjà en train de les enlever, répond Daniel, sinon des habitants eux-mêmes. Je ne suis pas étonné que ça puisse choquer, mais je trouve, moi-même, leur réaction excessive.
— Et de votre côté ? insiste Léonie.
— Rien qui vaille le coup, tranche le shérif.
Comprenant qu’il ne parlera pas entre ces murs, nous faisons signe à la femme que nous allons dîner. Maman regarde le shérif régulièrement, avec les yeux d’une petite fille de quatre ans devant une robe de princesse. Tandis que l’hôtelière dépose les assiettes, je glisse ma main sur la cuisse d’Urbain et le caresse, sans en retirer la moindre réaction.
Le dîner terminé, nous montons les marches menant à l’étage. Le shérif nous fait signe de le suivre jusqu’à sa chambre. Les jumeaux montent la garde dans le couloir. Une fois la fenêtre fermée, le shérif nous dit :
— L’évêque de Versailles a l’air d’avoir des journées routinières, il n’est pas tout jeune.
— Mélanie l’a laissé accéder à la jeunesse éternelle alors qu’il était déjà à un âge avancé, répond Léonie. Mais une certaine partie de son corps a encore de la vigueur, croyez-moi.
— Pas de détail, s’il vous plaît, supplie Maman.
— Avec lui, c’était toujours plus long qu’avec les autres.
— S’il vous plaît, insiste Maman.
— Parler de sexe vous dérange ? se moque Léonie.
— Le viol me dérange. Ce que vous avez subi dépasse ce que mon imagination peut accepter.
— Que fait-on ? demandé-je. Nous, nous avons été virés du théâtre. On peut certainement vous aider.
— Maintenant que tout le quartier vous a repérés, vous feriez étrange figure dans une cathédrale, répond le shérif, à l’exception d’une aveugle qui cherche la foi. Votre œil pourra être utile pour le suivre et fouiller l’édifice.
— Le mien aussi, proposé-je.
— Et le mien, ajoute Jésus.
— Nous verrons, dit le shérif. En attendant, vous devrez vous retenir de le poignarder dans le parlementaire.
Léonie sourit :
— Pour lui, j’aimerais une mort plus lente que pour les autres.
— Il ne vit pas dans la cathédrale. Il a une demeure sur les hauteurs à l’autre bout de la ville. Demain, vous participerez à la messe et y laisserez votre œil jusqu’à la nuit. Durant le même temps, les yeux de Jésus et Fanny pourront fouiller sa demeure. C’est la manière la plus rapide et discrète d’opérer. Et j’insiste sur la discrétion. La maison grouille de domestiques.
— Nos yeux feront attention, dis-je.
— Si un seul de vos monstres est vu, le Cardinal fera le lien avec votre présence et il enverra ses hommes.
— On devrait peut-être prévenir Albert avant, suggéré-je.
— Qui est Albert ?
— Le cinquième mousquetaire.
Maman éclate de rire si fort qu’elle en renifle comme un cochon en mettant sa main devant ses dents. Personne d’autre ne rit et Maman me dit :
— T’es vraiment bête, ma fille.
— Le Cardinal est un homme dangereux et il garde une forte influence sur les élus de la République.
— Tu me diras, ajoute Maman à mon attention, la mule qui file comme le vent, c’est Marmiton.
— C’est un âne.
Le shérif nous regarde avec un air agacé. Maman baisse la tête.
— Pardon.
— Léonie, demain, cathédrale. Carole et Fanny promenez-vous dans le quartier des artistes. Peut-être la rumeur conduira-t-elle d’autres danseuses à vous.
— De toute façon, nous avons rendez-vous avec notre première danseuse, dis-je
Le shérif me regarde, indifférent à nos histoires de recrutement, puis il ajoute :
— On avisera un plan quand les clés seront trouvées.
— Oui, shérif, répond Léonie satisfaite.
— Vous expliquerez à Fanny et Jésus comment reconnaître les clés.
— C’est facile. L’anneau représente les enfers, et le panneton est très particulier.
— Bien. Allez vous reposer.
Contente que les choses ne tardent pas davantage, je quitte la chambre en premier. Les jumeaux posent leur regard sur moi. Je me m’approche de Daniel, pose délicatement ma bouche sur sa joue et lui souhaite :
— Bonne nuit.
Je passe à Urbain qui garde ses yeux pétillants dans les miens. Je l’embrasse sur la joue et lui murmure :
— Je sais que c’est toi le plus courageux.
Il lève un regard vers ma mère qui gagne notre chambre. Léonie et Jésus ferment leur porte. Il répond :
— Face à la mort, le courage vient tout seul.
— Et face à l’amour ?
Il ne répond pas. Je murmure :
— Si tu veux, je peux venir dormir avec vous.
— Est-ce de l’amour ? Mieux vaut dormir, c’est plus raisonnable.
Je pose ma bouche sur la sienne et lui explique :
— Pour te rappeler quel goût ça a.
Je jette un œil à Daniel et il lève les mains pour se défendre, inquiet que je veuille l’embrasser aussi. J’avance vers ma chambre, Cadeau passe entre mes jambes, et Urbain attrape ma main. Je me retourne, ravie de ce retournement de situation. Il voit Maman par-dessus mon épaule et me dit :
— J’y réfléchis sérieusement, mais il ne faut pas se précipiter.
— Dans ce cas bonne nuit.
Je lui fais un clin d’œil, recule d’un pas et ferme la porte. Je tourne sur moi-même en souriant. Maman me sourit :
— Les choses avancent avec un des deux ?
— Je crois.
Je m’empresse de troquer la robe pour mon t-shirt de nuit et m’allonge sur le lit. Maman sourit :
— Je suis contente de te revoir amoureuse.
— Attends. Les jumeaux, c’est des girouettes. Il va en discuter avec Daniel et… Je me méfie.
Elle éteint la lampe à huile, puis se couche.
— En tout cas, t’es souriante.
— Faut voir la vie du bon côté.
— Bonne nuit, ma chérie.
— Bonne nuit, Maman.
Je lui tourne le dos, laisse mon œil se glisser au creux de ma main et la pends vers le sol. Cadeau me lèche les doigts alors que l’œil se glisse près de la table de nuit. Lorsque Cadeau cesse, je ferme les yeux, puis patiente.
Comme la veille, après une demi-heure, Maman se lève. L’œil se faufile dans l’obscurité, sans un bruit derrière les talons nus. Maman marche à pas feutrés à la lueur de son téléphone portable, gratte la porte du shérif, puis la pousse. L’œil se glisse derrière elle.
Assis sur son lit, le shérif tourne simplement la tête vers elle. Sans un mot, elle s’assoit derrière lui. Il prend le téléphone, elle passe ses mains de chaque côté de ses hanches, lance une vidéo sans le son et déboutonne sa chemise. Elle la descend sur ses bras, dévoile une musculature robuste et dessinée, et semble chercher un nœud du pouce le long de sa colonne vertébrale. Lorsqu’elle le trouve, elle appuie et il étouffe un soupir. Ravie, elle dit :
— Du premier coup.
Sa main remonte le long des muscles et elle murmure :
— Je crois qu’un de tes fils va finir par céder à ma fille.
— Ça en fera grandir un.
— En quoi veux-tu les faire grandir ?
— Qu’ils arrêtent de croire aux contes de fée. Je ne sais pas pourquoi ils ont cette idée de l’amour parfait… c’est une connerie de l’Église. Quand je vois le nombre de gus mariés qui passent par la maison de passe ou qui vont voir ta fille danser.
— Fanny pense que c’est une question d’image. Ils ne veulent pas ternir la réputation de leur père.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre qu’ils soient vus en train de bécoter ta fille ou une catin ?
— Et si l’un d’eux veut l’épouser ?
Il soupire en appuyant ses coudes sur ses genoux et dit :
— Qu’il le fasse. C’est à lui d’être assez fort pour passer outre les ragots.
Elle dépose un baiser entre ses épaules :
— Et pour nous ? Tu passerais outre les ragots ?
— Tu retourneras voir ton mari et…
— Et si je n’y retourne pas ?
Il se tourne vers elle et lui confie avec un sourire :
— Ça m’amuserait de voir la trogne des commères de Saint-Vaast.
Elle l’embrasse sur la bouche, puis retire son t-shirt avant de s’allonger. Elle ajoute :
— Il serait peut-être temps d’aller jusqu’au bout des choses.
— Et ton mari ?
— Il a encore l’âge de trouver une femme qui lui fasse la cuisine et le ménage.
— T’es sûre de toi ?
— Qui va te débloquer le dos, sinon ?
Il passe la main sur le sein de ma mère. Elle avance son menton, et ils s’embrassent comme deux collégiens affamés. Il se redresse et Maman s’allonge sur ses coudes en ajoutant :
— Il faudra d’abord le dire à tes fils.
— Quand nous serons de retour à Saint-Vaast. Je ne veux pas perturber leur concentration à la mission.
— J’en connais déjà une qui perturbe leur concentration
Le shérif baisse son pantalon, dévoilant un sexe prêt à l’action. Ne voulant surtout pas voir ma Mère dans ce genre d’intimité, je coupe la connexion avec mon œil. Après cette journée à ne rien faire, le sommeil va être difficile à trouver.
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