110. Le temple des Opaques
Après une petite demi-heure, nous parvenons à l’immense structure. Les murs sont aussi gris que toutes les bâtisses des Opaques, mais celle-ci est entouré de racines mouvantes à l’aspect du goudron, glissant les unes contre les autres, étirant des filets noirs dans des bruits visqueux. Jésus commente :
— C’est très… bizarre.
— C’est inoffensif ? demande Maman.
— Ça l’est, répond Léonie en glissant sa main sur une des racines.
Le végétal ou l’animal étrange se décale pour échapper au contact. Léonie tente d’essuyer le goudron qui colle au bout de ses doigts en frottant la pierre, puis abandonne en s’avançant sous l’arche principal. Le large corridor mesure bien dix mètres de mur à mur, mais il est interrompu sur toute sa largeur par une grande fosse creusée dans la roche. Elle mesure trente mètres de long. Léonie s’arrête devant le rebord et je me place à côté d’elle pour observer l’animal au fond de la fosse. Il pourrait être invisible, mais il est couvert de crasse. Léonie dit amèrement :
— Sans Alpha, les choses vont se compliquer pour entrer.
Epsilon a cette ressemblance avec son frère aîné par ses pattes postérieures atrophiées. Les pattes antérieures sont longues, affutées avec la silhouette de faux, celui lui faire ressembler à Delta. Il n’a rien d’humain. Sa tête est allongée et anguleuses. Des barbillons couvrent sa mâchoire. J’ignore où sont ses yeux tant il y a d’orbites. Il tourne nerveusement, chassant les ossements qui tapissent sa prison.
— Il n’y a pas d’autres accès ? questionné-je.
— Si. Un raccourci quantique créé dans la Cité Pieuse.
— L’Eglise a donc toujours accès à cet endroit, comprend le shérif.
— Nous entrons, Fanny plonge, nous ressortons. Il faut juste passer Epsilon.
— L’animal ne me pose pas de problème, indique le shérif. Mais une fois dans la fosse, nous serons pris au piège.
— Je ne vois personne qui nous attende de l’autre côté.
Le shérif réfléchit silencieusement, puis dit à Jésus :
— La fosse fait à peine trois mètres de fond, il ne doit pas savoir sauter. Il faudrait que je récupère un os assez affuté pour transpercer sa gorge. J’en vois un qui ferait l’affaire, mais il faudrait l’attirer dans ce coin.
— Même s’il ne bondit pas, je ne cours pas assez vite, répond Jésus.
Je pince les lèvres tout en observant le monstre pour ne pas croiser les regards des autres. Qui à part moi ici a envie de traverser ? Je suis jeune et je vois parfaitement la créature. Mes narines lâchent un soupir. Le shérif répond à Jésus :
— T’es le seul homme…
— Je vais le faire.
Le shérif recule la tête et me dit :
— T’es une femme.
— Et ?
— Et… Jésus a des bras plus puissants.
— J’ai de la force et je cours vite. Et j’ai un couteau.
Il me scrute de bas en haut, puis cède. Il s’approche à côté de moi et me dit à voix basse.
— Tu gardes ton couteau avec toi, on ne sait jamais. Il se déplace en utilisant ses bras comme appuis. Tant qu’il bouge, il ne peut pas te frapper.
— S’il veut, il a une sacrée allonge.
— Plus les membres sont grands, plus ils sont lents.
— Si vous le dites.
— Je te tiens, dès qu’il s’approche, tu sautes.
— D’accord.
J’ai le cœur qui part au galop, alors je ne fais pas durer le suspens. Je prends mon couteau d’une main, m’accroche au bras du shérif, place un pied au-dessus du vide, et un autre sur le bord. Il me descend doucement. Epsilon s’approche en se tractant d’un bras sur l’autre. Je bondis par-dessus lui, je roule sur les ossements, puis je cours me réfugier de l’autre coté. Le monstre affamé se tracte rapidement vers moi. Le shérif saute dans la fosse. J’attends que la créature s’approche, puis je m’enfuis de l’autre côté. Elle anticipe ma fuite, et change de direction pour me piéger, s’arrête puis déploie son bras pour me faucher. Je saute maladroitement au dernier moment, je m’écroule sur mes genoux puis m’enfuis. Epsilon cherche à m’acculer. Je prends appuis sur le mur et me dégage. Sa patte frappe la paroi juste derrière, me brûlant les fesses. Je sprinte jusqu’au shérif qui a récupéré des os. Il m’ordonne :
— Continue à le distraire !
J’arrondis ma course et reviens vers Epsilon. Il m’a bien pris pour cible, il roucoule de colère en fonçant vers moi. Le shérif s’élance dans son dos. Je recule jusqu’au fond de la fosse. Epsilon s’arrête, sa faux se lève. Je fais un bon en arrière en me plaquant contre le mur. Le shérif saute sur son dos, l’interrompant dans son geste, puis plante l’os dans la gorge. Epsilon hurle, se tortille, roule sur le dos en écrasant l’homme qui ne cesse de frapper. Le sang invisible de la créature jaillit par gerbes puis l’animal cesse de bouger. Il agonise, la gorge écrasée entre le biceps gonflé et l’avant-bras du shérif. Ce dernier continue malgré tout à lui labourer la chair.
Les jambes flageolantes, je m’assois quelques minutes. Nos compagnons de voyage se glissent dans la fosse. Jésus dit :
— Je pense qu’il est mort.
Le shérif arrête de frapper et répond :
— Je sens son sang sur mes bras, mais je ne le vois pas.
— Il y’en a partout, réponds-je.
Le shérif se dégage du corps, et se relève. Il avance vers moi et me tend la main.
— Ça va ?
— Oui, réponds-je en la saisissant.
— Ne trainons pas.
Il plante son os dans la paroi, pus en récupère d’autres. Comprenant son geste, Maman en ramasse également et nous formons des marches. Nous aidons Jésus à se hisser, le premier, puis ensuite Cadeau, Maman et Léonie. Il me fait un clin d’œil et me désigne son genou. Je pose mon pied et me hisse. Lorsqu’il arrive à son tour en haut, il ajoute :
— T’es une fille de joie, la Punaise, mais je serai content qu’un de mes fils te demande en mariage. T’as le courage qui va avec ta réputation de panthère.
— Merci.
— Attends, me dit Maman. Tu saignes.
Je me cambre pour voir l’estafilade qui a ouvert mon pantalon et ma peau en travers de mes fesses. Maman tente d’écarter la plaie avec les doigts, puis conclut :
— Ce n’est pas profond.
— Le lac va réparer ça, me rassure Léonie.
Nous suivons la sorcière dans le large couloir, jusqu’à un hall. Au milieu trône une statue humanoïde et gigantesque. Elle est nue, mais son sexe n’est pas représenté. Elle n’a pas de poitrine, mais une musculature fine et androgyne. La tête sans visage est couronnée de deux larges cornes. La voix de Léonie, soutenue par un écho, lève mon doute :
— Voici la représentation la plus intacte d’un Opaque. Celui-ci est représenté comme un géant, mais ils étaient sans doute plus petit. On suppose, vu la hauteur des plafonds de leurs sites qu’ils étaient plus grands que les humains.
— Ils n’ont jamais ni oreille, ni nez, ni bouche, ni yeux ? demande Maman.
— Non. C’est ainsi que les barbares les décrivaient. Sans visage.
— Ni sexe, ajouté-je.
— Evidemment, c’est ça que tu remarques, se moque Maman.
— J’accorde de l’attention à ce qui a de la valeur, répliqué-je. Le sexe, c’est l’origine de la vie.
— Voilà des paroles justes, admet le shérif.
— Elles mériteraient d’être gravées sur poutre du Païen, renchérit Jésus.
— Nous poursuivons ? suggère Léonie
Nous lui emboîtons les pas d’un un des corridors. Lorsque ses pieds se posent sur une dalle légèrement saillante, celle-ci s’enfonce, et la porte d’acier en face de nous, coulisse brutalement vers le plafond.
Lorsque le dernier d’entre nous est passé sur la dalle, la porte redescend par à-coups dans des claquements secs et espacés. Trente secondes après notre passage, elle se ferme totalement. Léonie choisit une autre porte qui s’ouvre également lorsque notre poids enfonce la dalle. Jésus dit :
— Les Opaques étaient astucieux.
Nous entrons dans une petite pièce avec une fontaine à sec en son centre. Une porte en forme d’éventail sur notre gauche est ornée d’assez de fioritures pour que nous supposions qu’elle mène au Graal. Je m’avance sur la dalle, et les différentes parts de l’éventail se télescopent pour béer. Léonie se place sur la dalle pour l’empêcher de se refermer J’avance alors vers la passerelle qui fait le tour de l’immense hall, au-dessus d’un large bassin circulaire. Il est remplit d’un liquide irisé ressemblant à de l’essence. La passerelle s’interrompt sur notre droite pour descendre en escaliers jusqu’au pied du bassin. Des petites échelles permettent de se plonger tout autour. Je suis toute excitée. La jeunesse éternelle est là, sous mes yeux ! Y parvenir aura été si facile !
Mes amis me suivent et l’éventail d’acier se referment après huit claquements métalliques. La queue de Cadeau bat contre mes jambes tandis que je m’avance vers l’escalier.
Soudain, à l’opposé de nous, un éventail s’ouvre. Quatre soldats en noir, la croix èvanique blanche brodée en grand sur le torse surgissent. Ils arment les fusils. Le shérif saisit Maman et la jette par-dessus la rambarde. Le mur à côté de moi éclate sous une balle. Je saisis Cadeau par le collier et me jette avec lui. Jésus glisse sous la rambarde. Nous tombons alors que les balles de nos ennemis se perdent dans le vide. Le fluide nous enveloppe, s’immisce dans ma plaie, rendant mes fesses glacées. Je réémerge, couverte de mucus gluant, peinant à nager. Je n’arrive pas à respirer. Par reflexe, je porte les mains à ma bouche, et je perce la membrane visqueuse qui m’obstrue la bouche. Le goût chimique recouvre mes papilles. Une balle siffle dans mes cheveux. Je m’empresse alors de nager derrière Cadeau qui bas de pattes en panique. Sous la rambarde, les tireurs ne pourront pas m’avoir.
Je me hisse sur le rebord juste derrière Cadeau. Nous sommes sous les pieds des tireurs. Il va falloir qu’ils se déplacent pour nous toucher. Je cherche Maman du regard qui est avec Jésus et le shérif. Léonie n’a pas plongé. Je la cherche sans la trouver.
Nos ennemis se déplacent et ouvrent le feu. Je me précipite vers la première porte. Maman et le shérif font pareil de leur côté. Sitôt enfermée dans le couloir, je me plaque dos à l’encadrement. J’attends que les cliquetis fassent tomber la porte. À ma droite, un mur me sépare de mes proches.
— Fuck !
Je suis essoufflée. Il ne me reste que Cadeau au poil trempé et luisant.
Une voix de femme s’exclame :
— Fouillez le temple ! Vous ! Montez la garde !
Inutile de prendre le risque de sortir. Je contourne la dalle et m’avance à pas prudents dans le couloir, dans l’espoir de trouver un escalier permettant de remonter à l’étage. Je passe mon doigt par l’estafilade de mon pantalon. Plus de blessure.
Il n’y a qu’une porte au fond du passage. Je pose le pied dessus puis me cache quand la porte se lève. Je n’entends pas un bruit. Je fais signe à Cadeau de me précéder, mais il ne comprend pas. Le premier cliquetis de fermeture s’annonce, alors je me glisse. Un soldat tapis de l’autre côté pointe son fusil vers moi. J’agrippe l’arme pour la décaler. Le coup de feu retentit. La balle me manque. Nous tombons par terre. Cadeau lui mord le mollet. Il hurle en lâchant le fusil. Il donne un coup de talon à Cadeau qui se recule un piaillant. Je me relève, il fauche mes jambes. Je tombe sur les fesses sans lâcher l’arme. Il se jette sur moi. Son coup de poing heurte ma mâchoire. Je lâche le fusil en protégeant ma tête. Il le saisit, et frappe Cadeau qui revient à la charge. Mon chien tombe inanimé. Ma colère me fait vriller. Je lui agrippe l’entrejambe. Il lâche le fusil en hurlant. Il tente un coup de poing mais je rente la tête et grimpe sur lui. Il tombe sur le dos. Je lui mors le nez. Il tourne la tête en hurlant, agrippe ma chemise, puis me tire violemment pour me faire dégager. Sa main libre frappe violemment mes côtes. Estomaquée je lâche son tarin ensanglanté, et je recule. D’un à-coup sur ma chemise, il la fait passer par-dessus ma tête et me bloque les bras. Je recule à toute vitesse en essayant d’ôter le bouton qui ferme mon col et m’étrangle. Un coup de pied dans mes flancs me fait voler. On me tracte par la chemise dos sur la pierre. Je me débats en hurlant. Mon œil ombilical me renvoie l’image d’un second homme.
Je me tourne sur la pierre, les pieds vers lui pour le frapper. Le bruit d’une porte s’ouvre. J’aperçois la silhouette de l’inquisitrice. Mon nombril se referme par peur. Je me retrouve aveugle. Je recule contre le mur. L’inquisitrice avance d’un pas calme. Le bouton se défait et on me retire ma chemise. Je reste adossée au mur, essoufflée, observée par le bras droit de la Mère Suprême. Elle ordonne :
— Les fers.
Un des deux soldats sort des menottes. N’ayant plus de force, sachant très bien qui toute résistance serait futile, je les laisse entraver mes poignets. L’inquisitrice enlève le couteau à ma ceinture.
— Allez aider les autres. La sorcière ne doit pas sortir d’ici.
Les deux soldats quittent la pièce en courant. L’inquisitrice sort une dague de de sa ceinture et la fait rouler entre ses doigts, comme pour me faire comprendre la dextérité avec laquelle elle s’en sert. Elle me fait signe de la précéder. Je jette un dernier œil vers Cadeau qui reste inanimé. Je quitte la pièce.
— Droite !
J’obéis et j’avance vers un porte. Elle s’ouvre à mon passage. J’entends de tirs retentir au loin. J’espère que Maman va réussir à s’enfuir, que le shérif se sacrifiera pour elle ou que les soldats abandonneront s’ils capturent Léonie avant. N nous longeons un couloir étroit et haut de plafond. Lorsque nous arrivons au bout, mon poids sur la dalle ouvre la porte sur la silhouette obèse de la Mère Suprême. Elle affiche un sourire cruel :
— À défaut d’avoir Léonie, nous aurons la catin.
— Dieu est avec nous, la sorcière est encerclée.
— Parfait.
— Elle n’avait que ceci sur elle.
L’inquisitrice lui remet le couteau. Je me sens comme Luke Skywalker face à un Dark Vador obèse.
— Bien. Occupez-vous de la sorcière.
L’inquisitrice répond d’un simple regard et s’éloigne. La porte descend dans un cliquetis lugubre, m’enfermant dans la pièce. La Mère Suprême enfonce une clé dans une serrure et alors la porte est remplacée par une grille couverte de feuillure d’or. Elle la pousse et me dit :
— Le Cardinal de France t’attend.
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