CHAPITRE 15
Pendant que le fourmipoulpe s’active sur le général et se roule dans le tas d’uniformes en poussant des grognements, Kim Soon fait signe à l’Américain de patienter. Il analyse cet étonnant spectacle de son oeil d’expert alors que son voisin exprime une moue de dégoût.
- Tout est sous contrôle, murmure le scientifique, serein.
- J’ai pas l’impression, grogne l’Américain. J’ai envie de tirer, ajoute-t-il en serrant la main sur la crosse de son arme.
- Patience, le fourmipoulpe fatigue, il devrait avoir fini son affaire bientôt.
En effet, au bout de trois heures d’ébats, et alors que le général est parti depuis bien longtemps rejoindre le Commandeur Suprême dans sa Nouvelle République Populaire, le fourmipoulpe se redresse, l’hectocotyle mou, les tentacules tremblants d’un désir consommé. "Post coïtum, animal triste." songe Kim Soon en s'avançant vers lui, les bras levés en signe de paix.
- FP-348, mon petit, mon mignon, mon bébé doux. Me reconnais-tu ? demande-t-il de la voix mielleuse du tonton gâteux agitant un hochet devant un berceau (traumatisme d'enfance).
Le fourmipoulpe observe le petit homme en blanc qui s’approche de lui. Le monstre bouge la tête en silence, un filet de bave s’écoule le long de sa bouche.
Devant l’absence de réaction de l'animal, le scientifique poursuit sa tentative d’approche.
- Je suis ton père, darkvadore-t-il d'une voix sonore et claire.
La bête émet un grondement sourd, puis se désintéresse de Kim Soon et tourne la tête vers les soldats dénudés. Déjà, son hectocotyle retrouve sa vigueur, ses autres tentacules s’agitent, il se redresse sur ses griffes tarsales.
Kim Soon recule. L’inquiétude se dessine sur son visage. Il n’avait pas prévu cela.
- Je tire ? demande l’Américain. Ça pue, là.
- Non, attendez, tente Kim Soon, conscient que la situation lui échappe. FP-348, ne fais pas ça ! hurle-t-il, désespéré.
Le fourmipoulpe déploie ses ailes, bondit sur le marine le plus proche et lui plante son membre dans la poitrine, en émettant une profonde stridulation qui fait vibrer la structure du navire. Puis, insatisfait par ce premier acte , en embroche un second, puis un troisième.
Après que quatre marines ont été transpercés et devant l’attitude effarée de Kim Soon, l’Américain comprend qu’il faut passer à l’action. Ils ont perdu trop de temps. Ils auraient dû tirer dès le début. Pourquoi a-t-il fait confiance à ce civil à lunettes qui ne connaît rien à l’art de la guerre ? Il bouscule Kim Soon sans ménagement, s’affranchit des sommations d’usage et ouvre le feu sur la bête, suivi par ses subordonnés dénudés qui comprennent enfin qu'on entre dans la deuxième phase du plan.
Avalanche de feu.
Déluge de folie.
Odeur de poudre et de peur.
Goût de cendre.
Balles qui fusent.
Bruit assourdi-sang.
Méli-mélo de hurlements.
Explosions, cris de guerre, jurons.
Râles virils.
Testostérone contre phéromones.
L’Amérique en action.
Kim Soon tombe à genoux, se prend la tête dans les mains et ferme les yeux, il ne veut pas assister au massacre et se sent infiniment idiot. Qu’espérait-il, au bout du compte ? Son jugement n’a-t-il pas été faussé par l’attachement qui le liait à son travail, depuis le début ? Pensait-il sincèrement qu’un simple “Je suis ton père” parviendrait à soumettre le fourmipoulpe à sa volonté ? Certes, dans l’excellent film de science-fiction réalisé par le Commandeur Suprême en personne, cette réplique sauvait le héros (joué par le Commandeur Suprême en personne) au moment où son fils (joué par le Commandeur Suprême en personne) s’apprêtait à le lâcher dans le vide. “Je suis ton père” avait tout chamboulé dans l’esprit du fils. Il avait compris qu’avec son père, ils pourraient tous les deux prendre le contrôle de la Galaxie aux dépens des naïfs combattants accompagnés de leur singe grotesque et de leur nain vert dyslexique.
La réalité n’a pas dépassé la fiction, cette fois. Le fourmipoulpe n’a pas obéi à l’injonction, il a laissé Kim Soon tomber dans l’abîme de la honte et de l’opprobre.
Les détonations ont cessé. Kim Soon ouvre les yeux. Devant lui, des dizaines de têtes gisent, séparées de leur corps éviscérés, comme des boules dans une piscine à boules. Le fourmipoulpe, immense, se dresse devant lui, triomphant, les griffes couvertes du sang des soldats, les mandibules badigeonnées de chair humaine.
Debout au sommet de l’abdomen, un homme seul gesticule en poussant des cris de bête. L’Américain. Seul survivant. Un couteau entre les dents, un autre dans la main, superbe dans sa nudité virile.
Pour survivre au fourmipoulpe, l’Américain devient le fourmipoulpe. Il frappe sans pitié, hurle “je suis ton pire cauchemar !” à l’envi. Hélas, sous les coups répétés, les lames se plient sur la carapace trop dure. L’Américain pousse un grognement, balance ses armes inutiles et poursuit son attaque avec les poings et les dents dans un baroud d’honneur, avant que le dard venimeux de la bête ne le transperce de part en part. La comédie a assez duré pour le fourmipoulpe.
Horrifié, Kim Soon comprend, au regard de la bête, que son heure est venue. La peur au ventre, il se rue vers l’avion le plus proche, grimpe sur le marche-pied, pénètre dans le cockpit, s’installe au manettes.
Par chance, les clés sont sur le contact.
Par chance, il a bénéficié de cours de pilotage à l’école primaire, comme tous les enfants de la République Populaire. Le Commandeur Suprême ne lésinait pas sur la formation de ses petites têtes brunes, surtout quand il était question de protéger la Patrie. Kim Soon est un peu rouillé, mais les réflexes reviennent rapidement. Il effectue les vérifications d’usage préalables au décollage et après une courte inspiration, met les gaz. L’appareil file sur la piste, passe sous le corps poulpique de l’animal et, arrivé en fin de piste, décolle vers le soleil couchant. Le scientifique soupire de soulagement en constatant que le fourmipoulpe ne le suit pas.
Soudain, derrière lui, une petite voix timide retentit.
- On va où ? demande la graine de héros.
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