CHAPITRE 17
Kim Soon, docile, descend de l’avion, tête baissée. Il se sent humilié de n’avoir rien vu venir, déçu d’avoir encore affaire à la médiocrité des hommes, mais, surtout, l’arme dans son dos lui rappelle la menace permanente qui repose sur sa fragile et précieuse existence. Depuis que le fourmipoulpe est entré dans sa vie, le scientifique éprouve l’impression désagréable d’être le jouet d’une force extérieure qui s’ingénie à le placer dans des situations plus inconfortables les unes que les autres.
Comme si les hommes les plus hostiles de la terre s’étaient réunis pour le soumettre à leur volonté.
Comme s’il jouait le rôle du lampadaire sur lequel tous les chiens du quartier viennent se soulager. Après le Commandeur Suprême, le général, l’Américain et maintenant la Mauvaise Herbe... Qui sera le prochain à profiter de sa naïveté ? Qui sera le prochain à lui uriner dessus ?
Malgré tout, Kim Soon est encore vivant. Humilié, mais vivant. On ne peut pas en dire autant de ceux qui ont croisé le chemin du monstre.
Les chiens pissent, mais Kim Soon passe. Alors, hors de question de jouer les rebelles maintenant, il faut filer doux et attendre des jours meilleurs.
Le scientifique en est là dans ses réflexions lorsque le filou avise un officier, à proximité d’un baraquement. Le jeune homme l’interpelle aussitôt pour lui faire signe de s’arrêter et ordonne à Kim Soon d'accélerer le pas tout en pressant le pistolet contre son dos. Une fois face au militaire, la Mauvaise Herbe claque les talons, redresse son menton et crie avec une telle force de conviction que Kim Soon finirait presque par douter qu’il profère un odieux mensonge.
- Monsieur ! Soldat Badgrass au rapport ! Je suis le seul rescapé d’une terrible attaque contre le porte-avions USS-Peace My Ass. J’ai capturé un des terroristes au péril de ma vie, je demande une audience urgente auprès du président des Etats-Unis !
Kim Soon comprend qu’il est préférable de ne pas contredire ces honteux propos, sa parole ne vaudrait pas grand-chose face à celle d’un héros yankee. L’officier, quant à lui, opine du chef, la mine grave. D’un air entendu, il jette des regards sévères à Kim Soon, puis s’éloigne pour passer des coups de fil.
Quelques instants après, deux militaires surgissent sur la piste, se saisissent du scientifique et lui passe les menottes avec rudesse. Avant qu’ils ne l’emmènent, la Mauvaise Herbe se penche à son oreille et murmure.
- Faut pas m’en vouloir. J’allais pas cracher sur quelques médailles et un peu de gloire. Les femmes aiment tout ce qui brille.
- Si vous saupoudrez une crotte avec de la poudre d’or, vous n’en ferez jamais un bijou, dictonne Kim Soon. Quel est votre plan, à présent ?
- Oh, entrevue avec le président, remise de médailles, promotion, interviews, filles, c’est simple. Les filles adorent les héros. Faudra juste qu’elles croient ce que disent les journaux, tu peux me faire confiance pour leur offrir un joli baratin.
- Et le fourmipoulpe, dans tout ça ?
- Le fourmipoulpe, j’m’en gratte les mandibules, j’m’en bats les tentacules. Tiens, ça me donne envie de rapper. Yo. Les tentacules, j’aime quand elles m’...
- Officiers, emmenez-moi, qu’on en finisse, implore Kim Soon.
Kim Soon disparaît dans une fourgonnette. Au même moment, un véhicule noir blindé aux vitres fumées déboule sur la piste, tous gyrophares allumés.
Un chauffeur raide en sort et invite la Mauvaise Herbe à monter. Le jeune homme s’exécute. Une fois sur le siège arrière, il soupire d’aise, joue avec les nombreux gadgets à disposition et, une fois lassé, s’assoupit.
Après un roupillon peuplé de songes aussi érotico-tentaculaires qu’inavouables, la porte s’ouvre sur le chauffeur, qui fait mine de ne pas remarquer la mise négligée du nouveau héros, pris la main dans le slip. Il toussote poliment dans son poing pour signaler sa présence. Le jeune homme se réveille, se compose rapidement une attitude respectable et sort du véhicule.
Devant lui, un vaste terrain gazonné s’étend, parcouru çà et là d‘étangs et de zones sablonneuses.
Au milieu du green, le président des Etats-Unis s’apprête à livrer le dernier coup de son parcours. A ses côtés, un petit homme replet à l’air absent porte sur son dos un sac de clubs trop lourd pour lui.
Le héros s’avance, confiant. Le président rate son coup, saccage le green à coups de club et tourne son visage rouge de colère vers le nouveau venu, tandis que le caddie à genoux tente de réparer les dégâts sur la pelouse.
- Qui ose me déranger dans mon travail ? tonne le président.
Le ton agressif du chef d’état refroidit le jeune homme, qui se lance malgré tout dans la phrase qu’il a répétée cent fois dans sa tête.
- Monsieur le président, je suis navré de vous interrompre au milieu de vos obligations, mais je voulais vous faire part du tragique événement auquel j’ai pris part.
- Ah, oui, c’est vous le héros ?
- Oh, vous savez, je n’ai fait que mon devoir, fausse-modestise le faux-héros.
- Bon, racontez-moi comment vous avez tué le monstre.
Le jeune homme, décontenancé par la demande du président, se mord la lèvre. Apparemment, le message n’a pas été transmis convenablement. Il bredouille.
- C’est que… en fait… le monstre est toujours vivant. Il a coulé notre porte-avions et l’équipage avec.
- Quoi !? Que faites-vous là, alors ? Tire-au flanc ! Mutin ! Déserteur ! Empêcheur de golfer en rond ! s’emporte le président en pointant son fameux index multifonctions, qui désigne, dénonce et menace à la fois.
Le héros voit ses rêves de gloire s’envoler. Toutefois, tout n’est pas perdu s’il parvient à retomber sur ses pieds. Mentalement, il fouille dans la galerie de son jeu d’acteur, et adopte son attitude indignée numéro sept, celle qui s’accompagne de grands yeux étonnés, de trémolos dans la voix et d’un rougissement cutané.
- Non, monsieur, vous faites erreur ! Voici ce qui s’est passé : lorsque le monstre a commencé à nous attaquer, nous avons ouvert le feu. Le fourmipoulpe est une créature qui semble sortie des entrailles de l’enfer, monsieur le président ! Le combat a été intense, brutal, mon père est mort devant mes yeux, découpé par des mandibules tranchants. Alors, j’ai entrepris d’attaquer le monstre au corps à corps. Face à mon courage et ma détermination, l’affreuse bête, blessée sous mes coups répétés, a lâchement préféré s’enfuir. Je n’ai malheureusement pas pu la retenir. Là, j’ai regardé autour de moi. Un carnage. Tous mes compagnons gisaient sur le pont. Morts.
Le conteur marque une pause pour reprendre son souffle et observer l’effet de son récit sur son audience. Le président et son caddie sont pendus à ses lèvres, ils boivent ses mots comme parole d’évangile. Parfait. Il continue.
- Un rire a retenti alors, j’ai regardé autour de moi. Qui pouvait s’esclaffer dans des circonstances aussi horribles ? J’ai cherché partout l’origine de ce rire immonde et j’ai repéré une petite embarcation à quelques encablures du porte-avions. Un homme regardait à la jumelle, il avait observé toute la scène et riait comme un démon. Il m’a repéré et a mis les gaz pour s’enfuir. Au péril de ma vie, j’ai sauté dans une eau fourmillante de requins. J’en ai tué trois à coups de pieds, je suis monté sur le dos du quatrième et j’ai piloté le squale jusqu’à ce que je rattrape le fuyard. Cet homme, monsieur le président, c’est le créateur du fourmipoulpe. Le responsable de tous nos malheurs, un savant fou redoutablement dangereux et diabolique. Je l’ai ramené sur le sol américain en pilotant un F16 qui commençait à couler en même temps que le porte-avions. Je m’en remets à vous à présent, car vous êtes le seul homme qui puissiez trouver une solution à ce désastre. Pour la mémoire de tous les hommes morts au combat. Pour la mémoire de mon père, lâchement assassiné par le monstre. Pour que mon acte héroïque ne demeure pas vain.
Le Menteur Invétéré laisse échapper une larme qu’il essuie aussitôt, puis reprend un air digne en attendant la réaction du président.
- Hmmm… marmonne le chef d’état. La situation est grave. Je sais ce qu’il faut faire.
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